Une linguistique « réaliste »
1L’acte de nommer intéresse les auteurs de cette série d’articles dans la mesure où il participe à la construction de représentations s’articulant avec l’expérience du réel. Cet acte soulève en effet la question de « l’accord entre l’esprit et le monde », question que Benveniste tenait pour métaphysique1. Or la linguistique ne peut ignorer le réel auquel le propos réfère, auquel le discours participe, auquel le locuteur appartient. Dans les usages ordinaires du langage, l’homme prend acte de la réalité. Par la nomination, le locuteur prend implicitement acte de l’existence du monde.
2Tenant précisément compte du « réalisme » intrinsèque au langage, l’ouvrage propose une linguistique « réaliste », anthropologique, opposée à une linguistique purement systématique. Il prend clairement parti contre la réification du signe opérée par la vulgate structuraliste2. La praxis linguistique doit élaborer un contenu sémantique à partir d’informations qu’elle tire de pratiques diverses : elle catégorise des actes, des choses, des êtres, avec des finalités précises. Les corpus étudiés ici sont très diversifiés (discours d'aphasiques, articles de presse, toponymie, publicités, entretiens…), ce qui constitue une des qualités de l’ouvrage ; mais on peut émettre des réserves sur l’obsession du concret qui aboutit parfois à des interprétations biaisées, en particulier lorsque les données sont provoquées par un questionnaire.
3Un certain nombre d’articles s’appuie sur l’analyse discursive que propose Paul Siblot (professeur à Montpellier III)3. Ce dernier rappelle justement en introduction sa conception de la nomination comme désignation verbale. Pour résumer, Siblot part des éléments de la langue qui servent de passerelle (d’ « embrayage », dirait Jakobson) entre le langage et le réel, et qui font apparaître le rapport du locuteur à l’objet désigné : ce sont les « déictiques » (désignatifs). En disant par exemple ce livre-là (que je montre), je manifeste une relation sujet > objet. La deixis — ensemble des références au lieu et au moment de l’énonciation ainsi qu’aux interlocuteurs — englobe tout à la fois l’indication gestuelle et la désignation verbale.
4La nomination (acte de nommer) relève d’une deixis verbale dans la mesure où elle consiste à désigner, à montrer un objet ; elle implique une mise en relation du locuteur au référent. Au contraire, les dictionnaires fournissent des termes lexicaux isolés, extraits des discours où ils étaient actualisés, et considérés désormais « dans l’artefact d’une autarcie métalinguistique » (P. Siblot, p. 34) : ces termes deviennent alors des dénominations en langue. Méthodologiquement, Siblot propose de revenir à la dynamique de la désignation verbale en envisageant la nomination dans son contexte de production. Ce principe vaut en particulier pour le nom, en raison des propriétés qui en font le prototype des catégories lexicales.
5L’opposition linguistique entre nomination et dénomination repose donc sur la différenciation entre d’une part un acte verbal aboutissant à l’acte de nommer, et d’autre part un état figé et régulé des unités lexicales, séparées du lieu où elles sont produites (contrairement à la conception qu’en avaient Blanche et Benveniste, qui considéraient4 la nomination et la dénomination comme synonymes).
6Les chercheurs qui emploient le terme de nomination le font dans la même perspective discursive que Siblot. En observant les traces de l’activité de nomination dans des corpus construits, ils montrant que cette activité sert à sémiotiser des fragments de réalité en fonction de l’expérience sociale des locuteurs. Le niveau lexical n’est pas forcément privilégié, parce que la signification que reçoit le mot est toujours liée aux autres termes de l'énoncé. Observer les nominations, c’est étudier la manière dont le locuteur contextualise les unités et la manière dont il exprime sa propre situation dans « un interdiscours que l’on peut interpréter socialement » (S. Branca-Rosoff, p. 15).
7D’où la visée critique fortement marquée de ces travaux, qui s’appuient sur l’analyse des discours pour dénoncer par exemple l’esprit revanchard des maires d’extrême droite (J. Gonach’, pp. 101-114), les procédés de manipulation du discours marketing (C. Caumon, pp. 87-100), le néocolonialisme inhérent à l’idéologie du développement (F. Dufour, pp. 165-176), ou encore les régressions démocratiques au nom de l’insécurité (E. Née, pp. 117-133). L’intérêt est de montrer, données empiriques à l’appui, que l’analyse des nominations offre un accès à la construction des représentations du monde, y compris dans la sphère socio-politique. Les noms propres ne sont pas exclus de ce type d’analyse, car ils sont considérés, en discours, comme une catégorie porteuse de propriétés que plusieurs chercheurs s’attachent à mettre en évidence.
8À cet égard, les articles qui suivent cette orientation discursive s’avèrent être des modèles extrêmement utiles pour de nouvelles approches d’énoncés comportant par exemple les mêmes formes de manipulations verbales, conscientes ou non.
9L’ouvrage montre la volonté d’aborder divers aspects du processus de nomination. Deux articles s’appuient notamment sur la sémantique référentielle élaborée par G. Kleiber. Pour ce dernier5, qui considère que des mots isolables sont reliés à des référents également isolables, la dénomination est envisagée comme unité codée et mémorisée par le locuteur. À ces dénominations (unités lexicales institutionnalisées), obtenues lorsqu’un acte dénominatif en a fait le nom de la chose, sont opposés les procédés compositionnels de désignations qui servent à décrire momentanément des référents. La dénomination et la désignation sont donc deux modes de représentation, mais dans la première, la relation entre l’expression linguistique et l’élément réel correspond à une association référentielle durable (qui permet aux locuteurs d’une langue de disposer de représentations communes), tandis que dans la désignation, cette association référentielle est momentanée et non conventionnelle.
10Il est frappant de constater que les travaux fondés sur la sémantique référentielle de Kleiber sont tournés vers la psycholinguistique et la psychosociologie, et que ses théories sont exploitées dans le cadre d’études qui impliquent une situation artificiellement provoquée : imposition d’une tâche de dénomination à des patients aphasiques (T. M. Tran, pp. 41-52), proposition d’un questionnaire sur le confort aux usagers de la SNCF (G. Delepaut et alii, pp. 53-66). Lorsque les dénominations communes font défaut, chez les personnes présentant une perte pathologique de la parole, ou lorsque les dénominations sont jugées insuffisantes, pour des passagers formulant un jugement négatif, le locuteur peut alors recourir à des dénominations inappropriées ou à des désignations momentanées. Pour l’analyse de la langue, il apparaît que les outils fournis par la sémantique référentielle sont parfaitement pertinents6.
11La tripartition motifs-profils-thèmes de P. Cadiot7 est utilisée dans un article pour étudier le lexème intermittent en tant qu’« objet discursif » (J. Longhi, pp. 149-163). La sémantique de Cadiot repose sur l’idée que le langage n’est pas seulement tourné vers le monde, mais qu’il est une saisie du monde, si bien que l’analyse de la création du sens d’un mot revient à décrire une constitution sémantique. Dans la construction d’une forme sémantique, le motif est en quelque sorte le support d’élaboration, qui sert de base au profilage, c’est-à-dire aux opérations grammaticales qui contribuent à la stabilisation des unités. Par exemple, dans l’expression statut des intermittents, /statut/ est une composante du motif, et cette composante est profilée par des intermittents, complément du nom. Enfin, le thème est ce dont on parle, mais au sens textuel, c’est-à-dire ce qui est posé par l’activité de langage. En linguistique discursive, la construction de l’objet discursif aboutit à la mise en évidence de topoï (principes généraux qui servent d’appui au raisonnement), que Longhi substitue aux thèmes pour son approche discursive. L’analyse en discours de ces différentes strates (motifs, profils, topoï) permet de décrire la construction globale d’une forme sémantique.
12Les patients aphasiques, dont T. M. Tran analyse le comportement suivant la terminologie de Kleiber, contournent leurs manques lexicaux en produisant des stratégies dénominatives et désignatives : dénominations du type machin (ex : chose, pour parler d’un hublot) ; dénominations génériques (bijou, pour un collier) ; paraphasies (épouvantail, pour un éventail ; chausson, pour un sabot) ; nouvelles dénominations (compte-minutes, pour un sablier) ; emprunts à une autre langue (key, pour une clef) ; désignations par une propriété (le petit qui pique, pour un hérisson) ; désignations par une association au référent (pour les Espagnols, pour un éventail) ; désignations indiquant un rapport avec le locuteur (j’en ai mangé, pour des moules) ; périphrases définitoires (maison pour chien, pour une niche).
13Cette étude montre bien qu’il y a une continuité entre mode dénominatif et mode désignatif (compte-minutes est une dénomination à fonctionnement désignatif). L’article souligne l’importance du point de vue adopté par le locuteur engagé dans un acte désignatif, et le lien entre désignation et discours culturel (ex : Dutronc pourrait le dire, pour parler d’un cactus).
14Quant aux réponses des usagers de la SNCF, analysées par G. Delepaut et alii comme des constructions discursives de la notion de confort, elles font l’objet d’interprétations selon qu’elles se présentent sous la forme de dénominations ou de propositions plus complexes. Sur les attentes des passagers, on note la prééminence de réponses à tête substantivale (calme et tranquillité), opposées à des formes verbales (qu’il y ait du calme), interprétées dans un cas comme une exigence et dans l’autre comme un souhait – mais ces résultats sont probablement induits par la polysémie de attente. La question Que pouvez-vous dire du confort à bord de ce train ? suscite des réponses dénominatives (accessoires bien choisis) et désignatives (pas assez de place pour les jambes), dont le statut est examiné.
15L’analyse associe les dénominations à la notion générique de confort, et les désignations à l’inconfort (notion spécifiée dans le registre de la sensation). On attendrait peut-être un développement plus poussé sur les raisons de ce lien entre formulation désignative et sensation négative – à l’inverse, le rapport au référent est-il si « objectif » dans la pratique dénominative ?
16Les noms de marques ou de produits commerciaux, selon B. Laurent et M. Rangel Vicente, sont souvent construits à partir de noms propres « prototypiques » (Npp), comme les parfums Paris et Calvin Klein, souvent anthroponymiques, parfois toponymiques, dont l’association avec un nom de marque a une motivation extralinguistique (culturelle, esthétique, etc.) 8. Lorsque le nom d’un créateur devient une marque (cas le plus fréquent), tout est fait lors de son actualisation pour qu’on le comprenne en tant qu’individu : le nom éponyme peut alors servir de légitimité dans le secteur. Finalement, trois fonctionnements sémantico-discursifs du nom propre apparaissent : l’un, caractéristique de l’éponyme, indique « produit de » (ex : Armani) ; le deuxième actualise des programmes de sens liés à un référent connu de tous (ex : Mitsouko) ; le troisième actualise un nom peu connu (ex : Chiemsee).
17Les termes utilisés en cosmétique pour la nomination des couleurs, étudiés par C. Caumon, illustrent des univers thématiques associés aux différentes consommatrices. La langue comporte déjà des termes génériques (ex : bleu), des dérivés (jaunissant), des emprunts (black) et des dénominations référentielles (noir ébène). Mais la subjectivité des perceptions légitime de nouvelles nominations. À partir des tendances (romantique, naturelle, etc.) émises par les bureaux de style, les grandes marques inventent des noms de couleurs (comme le vert mousse)9. La couleur ainsi nommée revêt un pouvoir affectif et sémantique plus fort. L’étude montre bien que les nominations chromatiques varient selon le lieu de diffusion, selon l’époque et surtout selon la « cible » visée (la consommatrice), à laquelle sont attribuées des représentations mentales et l’appartenance à un groupe.
18La pratique consistant à renommer les voies urbaines est liée aux fonctions culturelles et politiques des noms propres comme outils idéologiques10. Analysant les changements de noms des rues de Vitrolles entre 1997 et 2002, J. Gonach’ insiste sur le fait que ces « odonymes » (il serait peut-être plus correct de parler d’hodonymes), actualisés en discours, font émerger les sens que leur attribuent les locuteurs. Selon la linguistique praxématique, les noms propres sont dotés d’une « hypersémanticité ». Or renommer, c’est aussi débaptiser (Mitterrand et Mandela sont remplacés par Marseille et la Provence), ce qui revient à effacer symboliquement des personnalités de la mémoire collective. Décrivant les stratégies de francisation et de provençalisation conduites à Vitrolles, et analysant l’impact de ces changements dans le discours local, l’article montre sinon la valeur identitaire des toponymes, du moins la gravité qu’il y a à les débaptiser.
19Le mot insécurité, analysé par E. Née dans les articles du Monde parus en 2001-2002, a été régi par la constitution d’un « objet de discours »11. Hors contexte, le mot insécurité conserve son ambivalence sémantique ; au contraire, dans le journal, on observe une régulation de l’activité d’interprétation, qui renvoie à un « objet de discours » validé par le journal. Le mot insécurité fonctionne en réalité comme synonyme discursif de délinquance, à tel point que ceux qui veulent exprimer une opinion divergente sont contraints de pratiquer des opérations polémiques qui désambiguïsent leur dire, mais révèlent en creux le discours dominant.
20L’événement médiatique que constituait en 2003 la loi sur la laïcité a été suivi, dans la presse, d’une instabilité désignative concernant le voile islamique (foulard, tchador…). Pendant ce « moment discursif »12, un paradigme de reformulation s’est construit, qu’analyse L. Calabrese. Dans le discours, le mot voile s’est chargé d’une tâche désignationnelle qui n’existait pas en langue et a modifié son référent. La loi elle-même, par un déplacement métonymique, a été désignée comme la loi sur le voile – désignation qui a disparu quand deux journalistes français ont été kidnappés en Irak, car cette désignation correspondait à l’argumentaire des ravisseurs. En définitive, le désignant voile serait un « mot-événement »13 occasionnel, qui établirait un lien référentiel instable avec un ensemble d’événements, à l’inverse d’autres mots-événements susceptibles de perdurer – hypothèse esquissée, mais qu’on aimerait sans doute voir étayée.
21Le mot intermittent, examiné par J. Longhi en 2003 dans le cadre de la théorie des formes sémantiques de Cadiot, est soumis à une redéfinition du sens dans les discours médiatiques. Cette « constitution sémantique » est décrite à travers différentes strates. Le motif de intermittent est composé de deux éléments : /métier/ (l’intermittent fait partie des travailleurs) et /statut/ (en raison de l’espacement des rémunérations). Le locuteur aura un point de vue différent selon qu’il considère prioritairement l’une ou l’autre composante. De multiples occurrences font apparaître des profilages de la composante /statut/ (ex : statut des intermittents), mais d’autres privilégient la composante /métier/ (ex : intermittents du spectacle). Les profilages qui font apparaître la richesse du motif opèrent sur /métier statut/ (pour pointer la réalité financière) ou sur /statut métier/ (pour rendre cette motivation illégitime). En somme, l’opération de profilage permet de spécifier l’interprétation du mot.
22Françoise Dufour analyse quant à elle les conditions historiques et langagières d’apparition et d’évolution de la dénomination développement – concept important pour les sciences sociales. Les reformulations paraphrastiques successives du mot développement sont envisagées depuis le célèbre texte de Condorcet (1794) qui évoque le « développement des facultés humaines » jusqu’à la « formation discursive » postcoloniale qui reformule la notion développement en termes économiques.
23En définitive, les travaux rassemblés dans ce recueil analysent l’acte de nommer comme un processus dynamique, situé à l'articulation entre référent, discours et langue. Les auteurs s'appuient systématiquement sur des cadres théoriques établis et confrontent ensuite leurs modèles de référence avec des données empiriques, ce qui permet notamment de réfléchir sur la continuité entre langue et discours. Surtout, c’est le rôle du discours qui se trouve interrogé : quel rôle joue le contexte énonciatif pour spécialiser une référenciation ? Comment s'articulent catégories et mots ? Quelles opérations discursives contribuent à faire renvoyer une catégorie à de nouveaux objets ?
24La diversité des perspectives (analyse discursive de Siblot, sémantique référentielle de Kleiber, sémantique indexicale de Cadiot) et la variété des données analysées permettent une confrontation fructueuse entre plusieurs approches a priori éloignées. Ces approches ont toutes en commun la rupture avec la théorie saussurienne des valeurs différentielles, qui reposait sur l’éviction du référent et sur le postulat d’une clôture des systèmes linguistiques. En insistant sur le fait que la relation au langage est constitutive du processus sémiotique, les auteurs sont décidés à dépasser l’immanentisme structuraliste.
25L’ouvrage a le mérite d’ouvrir une discussion sur les notions de dénomination, nomination et désignation, dont l’intérêt et les limites sont examinées. La problématique de la construction et de la stabilisation du sens du discours sert de fil conducteur pour une lecture d’ensemble : les auteurs insistent en effet sur la plasticité de la langue, c’est-à-dire sur sa faculté d’être constamment resémantisée. La question est celle du caractère éphémère d’une désignation de couleur telle que rose Lolita, en cosmétique, ou de la resémantisation du mot foulard comme emblème dont se servent des groupes religieux. Quant aux praxématiciens, revenant à la notion de « formation discursive », ils proposent de rapporter l’énoncé à sa condition socio-historique de formation : dans ces conditions, les mots changeraient de sens en changeant de formation discursive.
26Même si l’on peut regretter l’absence de spécialistes des interactions14, ce manque est compensé par un souci de transversalité qui crée la richesse et l’originalité de ces textes, dont les études constituent autant d’incitations à questionner au quotidien la complexité de l’acte de nommer.