Georges Bataille, à l’extrémité fuyante de la poésie
1Voilà huit chapitres qui réévaluent la portée de la poésie jusqu’ici restée parent pauvre de la critique bataillienne. Des dialogues se mettent en place qui, sur différents plans vont permettre de cerner l’objet « poésie » dans l’œuvre de Bataille : conflit entre Bataille et Breton et admiration, au contraire, de Bataille pour Prévert ; confrontation de la poésie et des grandes notions batailliennes d’ « expérience », de « sacrifice », de « dépense », de « jeu », de « souveraineté » et de « communauté » ; mise en relation des textes de Bataille de Documents à La Religion surréaliste ; discussion, enfin, de S. Santi avec la critique qui le précède (P. Klossowski, J. Kristeva, J. Derrida, J.-L. Nancy…).
2Si le rapport premier de Bataille à la poésie est lié dans Documents au refus de l’idéalisme surréaliste, cette opposition se révèle moins tranchée dans les textes des années 1930 qui poursuivent la réflexion théorique sur la poésie à partir des insuffisances du surréalisme, et dans le sens subversif de la révolte. La révolution par la poésie est réalisable puisque la poésie, jamais subordonnée au projet, et prolongeant en cela la notion de dépense, donne accès à l’hétérogène et brise l’unité du sujet.
3Le sens de cette poésie est néanmoins toujours instable : quelle est cette poésie dont la puissance critique vient réformer les positions surréalistes ? Quel est l’exact statut de ce mot dans l’œuvre de Bataille ? Comment interpréter ses fluctuations de sens qui font de lui un « mot mana » ? La poésie chez Bataille ne renvoie pas à une idée esthético-technique. L’incessant changement de ses formes répond au contraire à la fuite essentielle de l’être poétique.
4Dès lors, la poésie, qui réapparaît dans le champ de la réflexion de Bataille dans les années 1939, se voit placée dans un rapport étroit avec l’expérience qui l’arrache à l’idéalisme univoque où le surréalisme l’avait cantonnée. La poésie, parce qu’elle participe du matérialisme, peut conduire à l’expérience.
5Quelle est cette poésie souveraine si méfiante à l’égard de l’image et de ces traitements surréalistes ? L’écriture automatique peut-elle ne rester que pure dépense, sans jamais tomber dans les nécessités d’une nouvelle rhétorique ? sans non plus faire les frais du monisme absolu auquel conduisent les jeux d’analogies des poètes surréalistes ? Bataille refuse la perspective unitaire ; il rejette aussi toute herméneutique : l’image n’est plus traitée comme un « signe ascendant » mais bien comme mise en présence de la « matière basse », surgissement du sacré. Dans cette recherche de l’intensité de la présence, l’expression se dépouille, se « retranche1 », ne requérant plus d’images mais une simple monstration qui fait basculer dans le monde sacré.
6Or, le « sacré ne peut être une chose. Seul l’instant est sacré, qui n’est rien (n’est pas une chose)2. » C’est là l’événement poétique où se révèle la nature fuyante de la poésie qui ignore toute stabilité subjective pour s’échapper sans cesse dans un pur mouvement, un dé-chaînement qui suit la voie ouverte par l’écriture automatique. Une telle pratique d’écriture participe d’un acte sacrificiel en détruisant le sujet et l’objet pour n’être que vision instantanée.
7Un tel spectacle, qui mène à la pure dépense, aboutit donc à une mise à mort. L’image poétique conduit à la nuit. Cette ruine de toute représentation que J. Kristeva présentait comme « fiction souveraine3 », il est possible de la déceler dans la poésie qui ouvre à l’impossible, à l’absence de sens en prenant pour objet « ce qui est ».
8Sur le fond la dissolution qui se joue dans l’écriture poétique se manifeste la possibilité d’une mise en jeu du sujet par la poésie, sujet que l’acte poétique vient supprimer. La Religion surréaliste désigne la subjectivité du poète comme subjectivité souveraine que réalisent les poèmes de L’Expérience intérieure en accédant à l’hétérogène, à l’interdit où le « je » s’anéantit. L’analyse du poème La tombe de Louis XXX et de ses éléments biographiques montre également comment la poésie se définit comme la transformation d’un procès subjectif qui, dans la disparition du « je », fait advenir la communauté poétique.
9La poésie a ainsi quelque chose à apporter à la communauté, bien qu’elle ait été jusqu’ici écartée du sujet4. S. Santi envisage, lui, la possibilité d’une communication poétique qui modifie la conception de la communauté, laquelle pourrait ainsi échapper à la limitation que représente pour elle une souveraineté subjective.
10S. Santi a trouvé un levier efficace pour mesurer, une nouvelle fois, parmi la somme des études existantes, l’ampleur de l’œuvre bataillienne. L’analyse est menée sans se perdre dans la nébuleuse du vocabulaire bataillien, travers qui faisait justement souvent défaut à la critique antérieure. La poésie, pratique d’écriture délaissée par la critique, se retrouve ainsi placée au rang d’ « écriture majeure ».