Le siècle de Baudelaire
1André Guyaux procure, dans cet épais volume, une importante étude de la réception de Baudelaire depuis la publication en 1855 des premiers poèmes des Fleurs du mal jusqu’à 1905. Il complète très avantageusement les études proposées par William T. Bandy et Claude Pichois sur la réception de Baudelaire par ses contemporains1. Cette étude ancienne et incomplète appelait à être reprise. Bandy et Pichois avait, en effet, privilégié une lecture biographique de leur sélection et tâcher de reconstituer un Baudelaire à travers le témoignage de ses contemporains. La démarche adoptée par A. Guyaux est tout autre puisque son étude porte essentiellement sur les différentes lectures qui ont été faites des Fleurs du Mal et sur leur évolution au cours du temps. Il s’agit donc bien précisément d’une étude de la réception de Baudelaire, ou comme le dit A. Guyaux, une étude de sa « fortune ». À cet égard, la posture critique de remise en contexte adoptée par l’auteur, lui permet de corriger certaines idées reçues et d’approcher l’idée que se faisaient de Baudelaire et de sa poésie, ses contemporains et la génération qui suivit.
2A. Guyaux identifie quatre moments centraux dans l’histoire de la réception de Baudelaire, qui sont autant d’étapes vers la proclamation en 1924 par Valéry d’un « Baudelaire au comble de la gloire »2 : il distingue, tout d’abord, « le moment des amis » avec Asselineau, Barbey d’Aurevilly, Dulamond et Thierry qui se font les premiers avocats du poète lors du procès en 1857, puis voit « le moment des poètes » lors de la deuxième publication des Fleurs du Mal en 1861. Vient ensuite « le moment de la jeunesse » au cours des années 1870‑1880 où le recueil des Fleurs du Mal forme la lecture de prédilection pour les jeunes Verlaine, Rimbaud, Bourget, Huysmans ou Barrès. Enfin « le moment de l’Université », à partir de 1917, coïncide avec la véritable réhabilitation de Baudelaire dans l’opinion intellectuelle ; dès lors, Baudelaire n’est guère plus discuté. Paul Souday écrit, d’ailleurs, en juillet 1917, qu’on assiste « depuis trente ans » à « l’apothéose Baudelaire »3. Cette apothéose se confirmera au cours du XXe siècle, comme l’esquisse A. Guyaux, puisque Baudelaire sera consacré, à compter de cette date et avec Victor Hugo, comme le « plus grand poète français ».
3Ce volume se compose de trois parties : une importance préface de près de cent trente pages, suivie de 125 textes qui retracent l’histoire de la réception des Fleurs du Mal depuis la publication des premiers poèmes des Fleurs du Mal dans la Revue des deux mondes en 1855 jusqu’à 1905. Enfin, une dernière section du livre rassemble les notices sur les auteurs réunis dans la partie précédente. Nous pourrions regretter la délimitation chronologique. La date retenue de 1905 ne semble pas réellement motivée ; 1917 paraissait être une borne plus centrale et plus décisive : il s’agit, en effet, de la date d’entrée des Fleurs du mal dans le domaine public, contemporaine de la reconnaissance unanime de l’œuvre de Baudelaire. Néanmoins la masse considérable de documents supplémentaires aurait sans doute rendu l’ouvrage beaucoup trop volumineux et nous aurait privés de ce très pratique outil de travail.
4La réception des Fleurs du Mal de 1855 jusqu’au procès de 1857 est avant tout une histoire de journaux. Baudelaire publie, en effet, dix-huit poèmes dans la Revue des deux mondes, avant de se voir immédiatement pourfendu par un journaliste du Figaro. A. Guyaux rappelle, à ce sujet, la « dépendance écœurée » que Baudelaire eut à l’égard des journaux, qui furent à la fois l’un de ses principaux relais et ses principaux détracteurs. Le Figaro en est un parfait exemple : entre 1855 et 1857, ce journal, par ses attaques répétées et sa campagne de condamnation souvent injurieuse4, se trouve être sans nul doute à l’origine du procès pour atteinte aux bonnes mœurs intenté au poète pour les Fleurs du Mal. Or, à partir de 1863, le même journal est disposé à publier quelques poèmes du Spleen de Paris et le Peintre de la vie moderne. Le Figaro, « journal non politique » comme il se déclare lui-même au cours des années 1850, dispose en réalité d’un puissant rôle politique. Se faisant le relais des « brèves » et des « échos », le Figaro donnait à ses lecteurs le sentiment d’une liberté de ton et de paroles, bienvenue aux yeux du régime impérial. La campagne lancée par une poignée de journaliste (Goudall, Bourdin et Habans) offrait à la « police des mœurs » un procès en perspective de premier ordre.
5Le tribunal retiendra contre Baudelaire le prétendu « réalisme » des Fleurs du Mal, même s’il est impossible d’établir que le mot même de « réalisme » fut prononcé lors du réquisitoire5. A. Guyaux montre combien la question du réalisme des Fleurs du Mal pose de problèmes. Si Baudelaire s’en est toujours vivement défendu6, il paraît entretenir le malentendu par le goût qu’il a de l’ekphrasis. Ses détracteurs l’ont confiné dans un « réalisme grossier », quand Baudelaire ne faisait que suivre l’inflexion réaliste d’une certaine poésie romantique (que l’on retrouve chez Gautier ou Sainte-Beuve) et prendre ses distances d’avec le réalisme de Champfleury.
6Baudelaire a d’ailleurs reproché à Nadar de l’avoir fait passer pour « le Prince des Charognes » et d’avoir ainsi renforcé sa réputation de « réaliste ». Ce poème est, au regard de la réception des Fleurs du Mal, le poème que le public associe le plus généralement à la poésie de Baudelaire. Il va concentrer rapidement aussi bien les attaques contre Baudelaire qui y voient la parfaite illustration du « réalisme grossier » des Fleurs du Mal que les éloges qui lui sont faits. Comme le souligne A. Guyaux, « une charogne » devient « le texte canonique du désaccord entre la lecture idéaliste et la lecture réaliste des Fleurs du Mal » : s’opposent ainsi les lectures de Pontmartin, Weiss et de Brunetière à celle de Barbey, Verlaine et de Bloy. « Toute une tradition fait donc de “Une charogne” la figure de proue de l’esthétique baudelairienne, pour le meilleur et pour le pire » ; ce poème réunissant les tenants du « dégoût » et de « la littérature brutale » et ceux qui admirent la dimension baroque de la poésie de Baudelaire et sa faculté à révéler la poésie partout où elle se retrouve, dans le beau comme dans le laid.
7À cette image de poète réaliste et brutal, sont venues se superposer diverses mystifications et légendes autour de sa personnalité. Baudelaire est apparu, aux yeux de ses contemporains, comme une figure étrange, que certains ont accusés et mis à distance (le Figaro, Scherer, Brunetière) et que d’autres ont essayé d’atténuer. Les facéties de Baudelaire ont donné lieu à de nombreux commentaires et se sont souvent retournés contre lui7. Ses détracteurs firent alors de lui « un excentrique laborieux », qui « joue à l’original par défaut d’originalité ». Brunetière, quelques vingt ans plus tard, voyait encore en Baudelaire « un poseur ».
8Selon A. Guyaux, il n’existerait pas de mythe Baudelaire, mais un complexe d’idées reçues, de légendes et d’anecdotes, que Baudelaire aurait pour partie entretenues ou provoquées8.
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10S’intéresser à la « fortune » de Baudelaire revenait nécessairement à s’interroger sur la question de l’influence littéraire de Baudelaire et sur l’existence éventuelle d’une école Baudelaire. Dans une lettre adressée à sa mère9, le poète évoque déjà en mars 1866 une « école Baudelaire », mais s’empresse de dénoncer le magistère qu’on lui attribue. Cette question a néanmoins suscité la curiosité de Baudelaire, comme en témoignent les échanges épistoliers avec Sainte-Beuve, lequel voyait en lui un « oracle » pour la génération des jeunes poètes. En réalité, les premiers contours de cette école s’esquissent au début des années 1860, lorsque Baudelaire se mêle aux cercles d’avant-garde. A. Guyaux voit dans les Parnassiens les premiers baudelairiens, mais constate toutefois, que cette influence s’est estompée et n’est plus aussi vigoureuse à l’époque du second Parnasse.
11Néanmoins, comme l’a fait remarquer Valéry10, « Ni Verlaine, ni Mallarmé, ni Rimbaud n’eussent été ce qu’ils furent sans la lecture qu’ils firent des Fleurs du Mal à l’âge décisif », même s’ils ont su, chacun à leur manière, s’en dégager par la suite. Comme en témoignent ces illustres exemples et la bonne place qu’occupe Les Fleurs du Mal dans la bibliothèque de Des Esseintes dans À rebours, Baudelaire, même s’il récusait toute forme de paternité, fut « une lecture de l’éveil littéraire » pour de nombreux écrivains. Mais comme Stendhal, Baudelaire connaîtra la consécration littéraire avec la génération de 1880 puis avec l’école symboliste (Moréas et Ghil en font, à ce titre, un « premier terrible Maître »11) et les décadents.
12Ce mouvement fait clairement de Baudelaire un précurseur décisif. Paul Bourget est le premier à voir et à faire de Baudelaire le poète de la génération décadente orchestrant leurs états d’âme. Huysmans le suit en publiant À rebours, puis vient le tour de Barrès avec Taches d’encre. « L’esprit décadent s’éveille, ou se réveille, dans le baudelairisme décadent ». Ces auteurs ont l’intuition d’un autre Baudelaire, celui dont la névrose serait le reflet des inquiétudes fin-de-siècle. La publication des Œuvres posthumes renforcent aux yeux de cette génération le sentiment d’une philosophie réfractaire et désillusionnée. Barbey d’Aurevilly, quelques quarante années plus tôt, suggérait déjà un parallèle entre le génie d’Edgar Poe et l’esprit de décadence, historiquement lié à la décadence romaine, puis définissait le talent de Baudelaire comme « une fleur du mal venue dans les serres chaudes de la Décadence »12. Baudelaire avait toutefois évoqué, en 1857, dans sa préface aux Nouvelles Histoires extraordinaires, la « littérature de décadence » et refusait de la définir comme une littérature fin-de-siècle, comme une littérature à l’agonie. Il préférait la penser comme une relance, comme ce qui prend le relais de ce qui s’achève — et, donc, comme ce qui re-commence. Par cette définition, il prenait, sans le savoir, ses distances avec ceux qu’il allait influencer.
13Cette ascendance est, d’ailleurs, à nuancer : certains critiques ont vu dans le baudelairisme des années 1880 une catharsis narcissique, et ont considéré les jeunes artistes qui aimaient Baudelaire comme des personnes « qui s’aiment eux-mêmes »13 et qui voient, dans les Fleurs du Mal, « un reflet de leurs “spleens”, une approbation de leur mélancolie »14. On peut ainsi douter dans une certaine mesure de l’influence réelle de Baudelaire sur la poésie et les poètes de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle. Si elle est bien indiscutable, son appréciation s’avère plus difficile. Outre Reverdy, Jouve et Bonnefoy, il n’est pas évident de trouver au XXe siècle d’autres manifestations du baudelairisme. Baudelaire serait ainsi davantage « l’héritier et le purificateur du romantisme » que « l’initiateur d’un ordre poétique nouveau »15. A. Guyaux de conclure : « l’influence de Baudelaire est considérable, mais on ne sait pas trop bien en quoi elle consiste ».
14L’association de Baudelaire au décadentisme permit, en tous les cas, aux antibaudelairiens de se rassembler. Si l’on reproche, depuis le début, au poète son absence d’idées (cette critique revient sous la plume de Scherer, Brunetière ou Desjardins), le critère politique s’avère rétrospectivement plus rassembleur : depuis les laïcs républicains jusqu’aux légitimistes, les mêmes griefs de « démoralisateur »16 et d’esprit de négation reviennent régulièrement. Ces arguments vont même s’adapter au fil du temps, puisqu’après « Une charogne » ou « Lesbos » qui furent jugés malsains par les contemporains de Baudelaire, ce seront surtout les aphorismes antifraternitaires de Mon cœur mis à nu qui retiendront l’attention des antibaudelairiens du XXe siècle.
15A. Guyaux fait ainsi de l’antibaudelairisme « un phénomène tentaculaire, qui n’affecte pas exclusivement les individus et les milieux obtus ». Il faut, toutefois, faire place à un certain relativisme ; dans le tableau de la première réception de Baudelaire, les antibaudelairiens se sont exprimés majoritairement, les premiers admirateurs semblant avoir été intimidés par l’importance des réactions. Ces admirateurs formaient un groupuscule solidement uni autour du poète ; cette allégeance se définit alors comme l’un des fondements du baudelairisme. Mais cette réputation de poètes pour initiés se retournera rapidement contre Baudelaire et deviendra l’un des ferments de l’antibaudelairisme : à chaque publication, y compris celle des Œuvres posthumes, le même reproche revient : Baudelaire ne s’adresserait qu’aux siens.
16Au-delà de la question religieuse qui n’a guère soulevé de débats, le puritanisme est, selon A. Guyaux, la « clef de l’antibaudelairisme ». La « police morale » du Second empire ne s’y est pas trompée : le satanisme baudelairien est moins gênant que son exaltation des libidos non conventionnelles et du sadisme.
17André Guyaux rassemble ainsi dans ce volume 125 textes qui ont compté dans la réception de Baudelaire depuis la publication de dix-huit poèmes publiés sous le titre de Fleurs du Mal en 1855 jusqu’à 1905. Cette collection de textes est un outil de première importance dans les études baudelairiennes, puisqu’elle permet de retrouver des textes connus, mais difficiles d’accès, comme le réquisitoire du procureur Pinard, les lettres de Sainte-Beuve que Proust a tant commentées ou bien encore l’article de Barbey d’Aurevilly, imprimé par Baudelaire dans le petit recueil d’Articles justificatifs, et qui a contribué sans nul doute à instiller le doute dans l’esprit du procureur. Mais le plus intéressant réside certainement dans les autres articles, les moins connus. On y peut déceler nettement, dans la présentation chronologique qu’en propose A. Guyaux, l’évolution de la réception de Baudelaire. On assiste au déplacement sensible des griefs qui lui sont adressées, depuis le manque d’idées jusqu’à l’amoralité. L’antibaudelairisme semble au fil des années se rassembler autour d’attaques communes et consensuelles, et structurer.
18On constate également, et avec un certain amusement, combien, rétrospectivement, la césure entre baudelairiens et antibaudelairiens correspond, à peu de choses près, à une certaine césure littéraire : d’un côté, Barbey d’Aurevilly, Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine, Mallarmé, Huysmans, Bourget, Nietzsche et Proust, d’un autre les trois journalistes du Figaro (Goudall, Habans et Bourdin) suivis d’éminents représentants de l’Université (Brunetière, Lanson, Faguet) et quelques écrivains « prosélytes d’une tradition mal comprise » (Pontmartin, Scherer, Vallès et Zola). Cette liste semble confirmer également après coup l’aphorisme de Baudelaire, selon lequel « il n’y a que les poètes pour bien comprendre les poètes ». Si ceux-ci n’ont toutefois pas été les premiers à prendre la défense des Fleurs du Mal en 1857, ils se sont nettement mobilisés lors de la deuxième publication en 1861. Ce sont alors Banville, Leconte de Lisle, Gautier, Swinburne, Mallarmé puis Verlaine qui publieront une défense de Baudelaire. Cette congrégation des poètes fonde, en fin de compte, la véritable tradition baudelairienne.
19On a enfin le plaisir de découvrir une série de textes, pour beaucoup encore inédits, proposant de pénétrantes lectures des Fleurs du Mal, comme l’article de Nicolas Sazonov, « Un vrai poète et un poète parisien » ou celui de Swinburne, « Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal ».
20Dans une dernière section, A. Guyaux présente une notice pour chacun des auteurs figurant dans l’anthologie. Si le fait d’avoir séparé texte et notice sur l’auteur ne facilite pas l’usage de cette anthologie, cette partie n’en est pas moins extrêmement pertinente et utile. A. Guyaux propose pour chacun d’entre eux une synthèse de leur relation avec Baudelaire ou les Fleurs du Mal. Lorsqu’elle existe, A. Guyaux assortit la notice d’une bibliographie sur la question. Les plus importantes d’entre elles (Asselineau, Bourget, Brunetière, Champfleury, Gautier, Huysmans, Laforgue, Proust, Sainte-Beuve) se donnent même à lire comme de courtes biographies littéraires, dans lesquelles se dessine l’histoire d’une lecture.
21C’est peu dire que cet ouvrage vient combler une lacune dans la bibliographie baudelairienne. Les études de réception ne répondent pas toujours aux promesses faites par ses fondateurs (dont Jauss notamment) et ne mettent pas toujours en valeur la richesse de cette école de critique ; aussi le champ de cette critique reste-t-il encore très vaste. L’ouvrage d’André Guyaux en propose une belle illustration et ouvre des possibilités de recherches certaines.