L’intérêt du récit
1Alors que se fait entendre un certain consensus sur un « retour au récit » en littérature contemporaine, force est d’avouer que, dans le champ théorique, le récit n’a pas connu de véritables vacances desquelles il pourrait revenir. De fait, cette structure discursive profite d’une préoccupation soutenue : récupéré par diverses communautés de pensée, abordé et présenté sous autant d’angles et de formes, le récit invariablement intrigue. Tel un phénix, il semble doté de la faculté de renaître de ses propres cendres. Lorsqu’il ne réinvente pas son exercice d’une façon ou d’une autre, il dévoile un aspect jusqu’alors insoupçonné de sa personnalité, avec comme résultat analogue une théorie narrative sans relâche interrogée.
2Or, celle-ci tend à souffrir du poids de la tradition de recherche, laquelle maintient le récit – de même qu’elle-même – dans des formules figées qui rendent souvent peu justice à la pratique réelle. Au fil des contributions scientifiques s’est imposée une certaine conception des composantes du récit qui, en étant rarement remise en question dans ses fondements, n’est pas même nécessairement consciente de ses limites, de ses défauts et de ses écueils. D’où, sans doute, que les chercheurs qui s’aventurent hors des sentiers battus révèlent des modalités narratives sinon inconnues, à tout le moins négligées par les modèles établis.
3C’est aussi là le constat que pose Raphaël Baroni dans La tension narrative, lequel signe l’aboutissement des études et recherches doctorales de l’auteur. Il remet à l’agenda des questions qui, jusqu’à tout récemment, avaient été refoulées par les théoriciens du récit. Pourtant, si l’on en croit Jean-Marie Schaeffer dans l’avant-propos, Baroni s’attelle à « la question centrale à laquelle toute théorie du récit digne de ce nom doit être à même d’apporter une réponse convaincante » (p. 12) : celle de l’intérêt et du plaisir pris à la lecture, à l’écoute ou au visionnement d’un récit1 — et donc celle, corollaire, de la pertinence de celui-ci. La réponse qu’il entend défendre se situe dans un trait fondamental de la narrativité : la tension narrative, ce
phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. La tension narrative sera ainsi considérée comme un effet poétique qui structure le récit et l’on reconnaîtra en elle l’aspect dynamique ou la "force" de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue (p. 18).
4Sous-estimée si ce n’est boudée par les modèles structuralistes et narratologiques qui se préoccupent davantage de la forme que de la « force » du récit, la tension qui pousse la narration vers sa fin constituerait le « cœur vivant de la narrativité » (p. 17), le sens, même, du récit (p. 35), précisément parce qu’elle active et soutient la fébrilité et l’intérêt du destinataire, et, par là même, attache celui-ci au récit.
5Aussi est-ce à une exploration de la dynamique des passions dans le récit que se livre de manière plus générale le chercheur. Il met de l’avant les fonctions thymiques du discours narratif (suspense, curiosité, surprise), en précisant toutefois que l’affect ne saurait être dissociable de la cognition : les réactions émotionnelles dépendent, avant tout, d’une saisie cognitive des faits. Cette précision est en fait motivée par la posture de la narratologie structuraliste classique, construite exclusivement sur une conception cognitive de la configuration des événements rapportés. Le mérite de Baroni tient notamment à cette capacité à gérer les acquis et les limites des différentes théories du récit. Cela est d’autant plus essentiel qu’il ne s’agit pas ici de proposer un « nouveau » modèle de récit sur la base de transformations narratives observées, mais plutôt d’en revisiter les modes de fonctionnement canoniques en réhabilitant la dimension émotionnelle. S’il s’inscrit ainsi dans un certain effet de mode, participant de la réorientation de la sémiotique greimassienne vers une « sémiotique des passions », il s’en distingue par le parti pris méthodologique adopté : il s’occupe moins de l’émotion exprimée par le texte (ou l’auteur) que de l’expérience de la narrativité que l’interprète est susceptible de connaître. Cela dit, misant sur une approche « interactionniste » et pragmatique, c’est-à-dire sur la relation interlocutive qui s’établit entre le texte et son public, il analyse nécessairement les dispositifs textuels susceptibles de susciter des affects.
6À ce titre, parce que les réactions émotionnelles varient aléatoirement en fonction de l’interprète et de son bagage, Baroni en appelle au concept de « réception modèle » d’Umberto Eco. Il s’aventure à rendre compte de « la manière dont le texte vise à être actualisé » (p. 28), prenant parti pour une activité interprétative « coopérative » qui répondrait aux prévisions stratégiques du texte. S’il s’agit là d’une sage décision qui lui permet d’éviter les écueils que pose l’étude de la réception effective — et donc, personnelle — d’un texte, il nous apparaît toutefois qu’il perpétue une vision incomplète et imparfaite de l’acte d’intellection, voire qu’il trahit une posture plus textuelle que lecturale2. Le processus interprétatif tel que l’entend Eco, Baroni et une majorité de théoriciens témoigne d’une conception abstraite et simplifiée de l’exercice et du rôle du destinataire, qui est perçu comme toujours compétent à comprendre exactement ce que le texte lui présente et à réagir selon les effets visés par celui-ci3. Or, non seulement est-ce concéder une trop grande importance au texte en considérant les mécanismes de réception comme de simples décalques textuels mais, plus fondamentalement, c’est ne pas réaliser que l’identification des « effets visés par le texte » relève des hypothèses de l’interprète, qui tout au plus peut supposer qu’il s’agit de la façon dont le texte programme son actualisation. Ainsi, nous ne remettons pas tant en question la justesse des observations de Baroni qui, dans l’ensemble, témoignent des gestes les plus probables du destinataire face à certains agencements du texte, que l’ambiguïté de sa position lecturale. On pourra se demander quelle importance, au final, est réellement accordée à la lecture : La tension narrative produit-il une analyse textuelle en l’affublant des atours du lecteur, ou propose-t-il un modèle cognitif idéal qui, par là même, a peu à voir avec la réception effective ? Que le chercheur refuse de s’occuper de celle-ci, prétextant — à raison — la difficulté qu’une telle entreprise représente, soit, mais une plus grande rigueur dans l’affirmation de ses ambitions lecturales serait souhaitable.
7Il ne faut toutefois pas s’en étonner outre mesure, car Baroni milite pour une conception forte et resserrée du récit, selon un principe de structuration qui assure au texte une autorité certaine. En ouverture de son étude, l’auteur se prête ainsi à une relecture du concept de « mise en intrigue » développé par Paul Ricœur à partir de la Poétique d’Aristote. Il en reprend les principales caractéristiques : chronologie, vectorialisation et téléologie du discours narratif, avec ceci de nouveau qu’il montre que la configuration des événements dans un ensemble discursif cohérent est gouvernée par l’action d’une dynamique tensive interne qui s’articule pour l’essentiel autour du couple compositionnel nœud-dénouement. Si Ricœur réduit l’importance de ce couple en lui préférant les notions générales de « commencement », de « milieu » et de « fin », Baroni en revendique la présence nécessaire, dans une définition plus étroite de l’intrigue qui met de l’avant un principe d’incertitude et d’incomplétude. Le processus de mise en intrigue reposerait donc à la base sur un discours réticent qui s’ingénie à retarder la communication d’une information que l’interprète souhaiterait connaître d’emblée — tout en se complaisant dans cette attente calculée.
8Cette information qui, parce qu’elle est temporairement dissimulée, permet de nouer une intrigue, porte tantôt sur le devenir incertain de l’action (« que va-t-il arriver ? »), tantôt sur une représentation incomplète de certains faits (« que se passe-t-il ? »). Selon que l’indétermination concerne le déroulement ultérieur des événements ou un élément passé ou actuel — un mode et l’autre alternant souvent au sein d’un même récit —, elle use de stratégies discursives différentes qui maintiennent l’interlocuteur dans l’attente plus ou moins active de la révélation. Dans le premier cas, qui relève du suspense, la narration s’élève sur « la sélection d’événements instables appelant une résolution pressante, et traités avec une certaine clarté, et dans le respect global de leur chronologie » (p. 88). L’interprète, en réponse à cette incertitude inconfortable mais imposée, s’emploie à émettre un pronostic sur le développement futur de la « fabula », à partir des prémisses déjà portées à sa connaissance. Dans le deuxième cas, « un obscurcissement volontaire et provisoire de la représentation (par des distorsions entre l’ordre de la fable et celui du sujet et/ou par un réseau complexe d’énigmes et de secrets) produi[t] de la curiosité » (id.). Les indices disséminés dans le récit encouragent le destinataire à formuler un diagnostic afin d’éclairer une situation dont la compréhension lui échappe momentanément. La phase du dénouement se voit chargée de confirmer ou d’infirmer les prévisions de l’interprète — l’infirmation amenant un effet de surprise, que Baroni traite comme un cas à part et sur lequel, donc, nous reviendrons —, et d’ainsi réduire la tension.
9Cela dit, la tension entre ces moments charnières de l’intrigue (nœud – retard – dénouement) n’opère que si l’interlocuteur présuppose et anticipe la présence de ces articulations tensives. Il doit donc en posséder la connaissance et l’expérience, et son processus interprétatif implique nécessairement diverses compétences encyclopédiques. Celles-ci sont liées notamment aux schémas de l’action et à des régularités architextuelles4, dont Baroni rend compte en deuxième partie de son analyse :
[L]e suspense dépend fondamentalement de la transgression d’une routine (exprimée sous forme de script) et de l’anticipation, teintée d’incertitude, que rend possible la maîtrise de séquences actionnelles sous-déterminées (plan-acte, conflit, matrices, etc.) ; la surprise s’appuie quant à elle sur le détournement d’un intertexte ou de régularités génériques ou actionnelles ; enfin la curiosité résulte d’une représentation incomplète du réseau conceptuel de l’action (p. 165).
10Pour que l’interprète remarque qu’il y a transgression, détournement ou incomplétude, il lui faut être familier avec la forme prototypique des récits à intrigue et, même, anticiper cette forme prototypique. À ce titre, l’outillage paratextuel orientera d’emblée l’interprétation, en permettant au lecteur, notamment par les indications génériques, de prévoir la nature de la tension attendue. De même, la reconnaissance d’un intertexte ou d’un hypertexte sera susceptible de déterminer des attentes relativement précises concernant le développement d’une partie ou de la totalité de la narration. Toute rupture d’une régularité supposée par l’interprète, toute dérogation au cours prévu des événements, sera cause de surprise.
11La troisième partie de l’ouvrage est justement consacrée à l’élaboration d’une taxinomie des fonctions thymiques qui sont susceptibles de connoter l’actualisation d’un récit. L’enjeu est alors « d’éviter le réductionnisme d’une approche qui ne tiendrait compte que des effets rhétoriques liés à un "mode d’exposition" spécifique du texte ou découlant simplement de l’actualisation de certains schèmes sous-codés de l’action » (p. 253). Aussi, refusant de livrer une vision trop simpliste de la tension narrative, Baroni s’attache à nuancer les types d’émotions préalablement présentés. Aux modalités principales que sont la curiosité et le suspense s’ajoute le « rappel », qui donne lieu pour l’essentiel à deux réactions. Celui qui, tout en connaissant le cours des événements narrés, ne désire pas moins une issue alternative, fera l’expérience d’un « suspense paradoxal », fondé sur une contradiction entre son vouloir et son savoir. Il peut également connaître l’attente enthousiaste d’un élément déjà connu. Cela dit, la possibilité d’une surprise devient alors nulle, celle-ci étant liée à l’infirmation d’une anticipation teintée d’une « véritable » incertitude. Baroni justifie le traitement à part de la surprise du fait que,
comparativement au suspense ou à la curiosité, [elle] est une émotion éphémère, qui se définit essentiellement par le moment de son surgissement et non par sa durée ; par conséquent, cette émotion n’est pas en mesure de configurer une intrigue, mais plutôt de connoter ses "moments forts" qui correspondent souvent au surgissement du "noeud" et du "dénouement" (p. 296).
12Sur ces considérations théoriques, lesquelles achèvent de préciser le modèle proposé par La tension narrative, Baroni s’emploie finalement à mettre son modèle à l’épreuve. Revendiquant le caractère transgénérique de son approche, il analyse des systèmes sémiotiques variés : affiche publicitaire, bande dessinée, cinéma, conte et nouvelle littéraire. C’est là montrer, indirectement, notre intérêt, voire notre fascination indéfectible pour le récit :
En dehors de tout calcul rhétorique concernant les effets que peut produire la mise en intrigue, au-delà de toute stratégie communicationnelle ou commerciale, l’intérêt commun que partagent le narrateur et son auditoire envers ce qui "fait événement" dans la vie, ce qui se manifeste par l’éclat ou la saillance d’un survenir imprévisible ou mystérieux, nous paraît être une garantie suffisante pour remplir les conditions de succès de la narrativité : cet intérêt partagé à l’intérieur de la relation interlocutive définit un a priori de la narrativité dans lequel sa configuration prototypique se trouve pour ainsi dire préformée (p. 406-407).
13En somme, la tension narrative assurerait la « survie » du récit parce qu’elle stimule l’intérêt pour une intrigue qui rompt avec la routine et le connu du quotidien.
14Or, si la tension narrative agit comme gage de l’unité du récit, on peut se demander de quelle façon, autrement que par la négative, l’auteur qualifierait les récits contemporains où cette tension structurante est globalement absente. Certes, elle fait partie de l’horizon d’attente de l’interprète qui, parce qu’il l’anticipera et, même, la traquera, en éprouvera l’action diffuse. Cependant, il nous semble que cela n’explique pas pour autant selon quel(s) autre(s) paramètre(s) les récits du quotidien, par exemple, s’organisent. Quel suspense, quelle curiosité, quelle surprise, quelle incertitude peut éprouver l’interprète d’un récit où il n’y a pas de véritable nœud à dénouer, où il n’y a pas de zones indéterminées ou obscures qui encouragent les anticipations ? Aussi général que se veut le modèle proposé par Baroni, il reste qu’il tend à accuser un certain décalage avec la pratique actuelle – ou, du moins, une partie de celle-ci. Il réaffirme une conception forte et resserrée du récit au moment même où celui-ci multiplie les remises en question, use de stratégies qui freinent le parcours vectoriel et empêchent la réalisation de son unité, cherche à ébranler ses fondements qui font autorité ; au moment, bref, où le récit aura si peu été récit selon les critères reconnus, c’est-à-dire un discours qui s’élabore sur des principes structurants de vectorialisation, de téléologie et de complétude.
15La richesse et la clarté de la réflexion de Baroni ne sont pas remises en cause ; elle contribue à actualiser les théories du récit en réhabilitant des traits négligés par les modèles antérieurs. Cela dit, elle ne semble pas adaptée aux enjeux actuels, sinon sur un mode négatif. En ce sens, l’étude de Johanne Villeneuve, dont les ambitions, dans Le sens de l’intrigue5, croisent celles de Baroni, nous apparaît plus éclairante. À la question que Schaeffer jugeait fondamentale pour toute théorie du récit, celle de l’intérêt et du plaisir pris à la lecture d’un récit, Villeneuve pose également l’hypothèse d’une dynamique tensive, mais en en refusant l’action conciliatrice. Sans nier la fonction de concordance, elle concède aux discordances un pouvoir d’attraction qui aurait valeur de mise en intrigue, c’est-à-dire que tout désir de narrer (et de lire) reposerait sur les désordres du récit :
Ce que la mise en intrigue met en commun, elle s’acharne aussi à en exacerber l’incompatible présence ; ce qui est ‘‘mis ensemble’’ peut produire du conflictuel, du déchirement encore plus grand. En quoi les indices du divers et du désordre, bien qu’absorbés dans l’effort de concordance, ne seraient-ils pas, de par la menace qu’ils font peser sur la concordance elle-même, l’indice d’un tout autre triomphe ? En vertu de quel désir narratif faudrait-il recommencer inlassablement le récit des concordances ?6.
16Villeneuve avance que, ce qui intrigue dans les intrigues, ce qui stimule le désir narratif, l’imagination et la sensibilité du lecteur, ce sont davantage les conflits, les méprises, les doutes, les obsessions, les peurs, les erreurs ; bref, tout ce qui est paradoxe, aporie et impasse, tout ce par quoi « les alliances s’effondrent, les abîmes se creusent et les existences se brisent7 ». C’est à cette condition d’impureté que le récit offre la possibilité de tant de recommencements dans son geste de raconter. On s’interrogera, dès lors, sur les raisons qui motivent Baroni et d’autres chercheurs à « recommencer inlassablement le récit des concordances ».