L’oeil de Diderot
1La couverture du livre reproduit un détail du célèbre Sacrifice d’Iphigénie de Carle Van Loo, dont la figure d’Agamemnon a été plusieurs fois transposée en gravure.
2L’ouvrage propose une approche qui aborde de nombreux aspects des textes de Diderot. Les analyses, qui ne suivent ni un classement chronologique, ni un classement par artiste, permettent de s’éloigner du commentaire littéral ; le propos va bien au-delà.
3Elle situe de manière fort explicite la tâche qui avait été confiée à Denis Diderot, celle de faire des comptes rendus et non celle de faire un discours sur l’art. Le philosophe a répondu à son commanditaire, Grimm, qui fut dans un premier temps le seul lecteur pris en compte. « Diderot rend compte, et se prend au jeu : pendant quelques semaines, il vit dans l’exposition ». Le philosophe, qui écrit chez lui, travaille comme le peintre de retour dans son atelier. Il transcrit sous sa plume ce qu’il a vu et ressenti dans la journée, livrant une vision qui porte les marques de la distance d’avec le modèle. Le processus descriptif est présenté, les relations entre le texte et l’image sont mises en perspective. L’objet du livre est d’analyser un dispositif qui est « une superposition de niveaux hétérogènes ; le dispositif des Salons superpose un espace concret d’exposition, le Salon carré du Louvre, un discours de Diderot sur la peinture, et articulant ces deux niveaux, un niveau intermédiaire, la représentation du lecteur, sollicitée pour faire coïncider Salon et Salon. » L’auteur pose également la question de notre relation aux textes de Diderot. Comment le lecteur du XXIe siècle reçoit-il ces comptes rendus puisque nombre des œuvres commentées ont disparu ou ne sont pas localisées ? Une problématique de la réception qui est, selon Michael Fried celle de La place du spectateur (Paris, 1990). Enfin, le titre de l’ouvrage, L’œil révolté, est explicité.
4Cette partie expose de manière efficace l’histoire des expositions - depuis la première en 1665 - qui prirent le nom de Salons en 1725. Les ventes de livrets permettent d’évaluer le nombre de visiteurs, tout à fait considérable. 1759 est l’année d’un changement remarquable : Grimm demande à Diderot des comptes rendus pour la Correspondance littéraire ; ils « paraissent en tête de numéro et prennent le nom de Salons ». Avant cette date, Grimm avait fait la critique d’art pour la revue.
5Sont aussi abordées diverses questions qui vont de la sélection des œuvres présentées à l’accrochage (dont la disposition n’était pas toujours heureuse) et aux conditions matérielles de la visite. La hiérarchie des genres est traitée, montrant les divergences possible entre les principes d’une manifestation officielle et les goûts du public.
6Les échanges entre Diderot et Grimm servent à expliciter le processus d’écriture du philosophe et ses intentions. Cependant, bien que Grimm ait passé commande à Diderot, on ne sait vraiment auquel des deux attribuer la paternité de cette idée.
7L’auteur expose dans un premier temps les orientations de la critique diderotienne. Puis à la lumière de l’Encyclopédie et d’autres textes, la description est définie et mise en relation avec les textes de Diderot. L’originalité de sa démarche est relevée par rapport aux écrits précédents et par rapport au genre de l’ekphrasis.
8Ce sont les tableaux de Greuze qui servent d’exemples pour expliquer, analyser les principes retenus par Diderot. Son approche, qui considère les œuvres de diverses manières, interpelle le lecteur-spectateur en faisant référence à la disposition de la scène représentée. L’influence du modèle journalistique est palpable puisque Diderot, qui passe de longues heures au Salon, relève les remarques et critiques du public.
9L’auteur démontre de quelle manière l’ekphrasis et la critique peuvent coexister, comment elles s’articulent par rapport aux idées (du peintre et de Diderot) et à l’ordonnance (de l’œuvre). Ce dispositif est ensuite commenté à l’aide de nombreux exemples.
10Défiguration dans l’espace, configuration dans le temps
11Dans cette partie, sont rappelés les grands principes des théories picturales formulées principalement dans les Conférences de l’Académie au XVIIe siècle. La disposition, les expressions et les péripéties. Mais quelle connaissance Diderot avait-il de ce qui avait été formulé auparavant ?
12Genèse de l’instant prégnant
13La question du choix de l’instant représenté est cruciale, c’est une problématique récurrente des arts visuels notamment dans les parallèles avec la littérature. Là encore, de nombreux exemples dialoguent avec l’article composition de l’Encyclopédie, convoquant pour finir le Laocoon de Lessing.
14« Dès 1759, c’est à partir de la scène théâtrale que Diderot pratique, comprend, puis théorise la scène peinte ».
15Le fils naturel et les Entretiens qui datent de 1757 permettent d’exposer une théorie qui s’intéresse à l’espace scénique. Stéphane Lojkine commente les principes de représentation, la relation avec le parterre, l’éclairage, le décor… Il montre également de quelle façon, dans De la poésie dramatique (1758), peinture et théâtre ont été comparés.
16Décoration, parade, danse
17De Médée aux tréteaux du théâtre de foire, plusieurs tableaux permettent d’établir un lien avec les réalités de la scène théâtrale ou des coulisses. Enfin, la composition et la disposition de L’Hippomène de Hallé ouvrent le propos aux ballets.
18Non pas montrer, mais laisser voir…
19Les regards dans l’œuvre se croisent, s’évitent… Ceux posés sur la toile, peuvent être autorisés ou transgressifs.
20« Par relation esthétique, nous entendons ici la relation que le spectateur entretient avec l’œuvre d’art ».
211765, tableau de Fragonard représentant ce sujet tiré de Pausanias, rare dans les arts visuels. Le tableau et le compte rendu de Diderot sont présentés et commentés, amenant des comparaisons intéressantes.
22Ce sont les toiles de Vernet qui servent à l’analyse du rapport de Diderot à la nature. Si le philosophe se montre à certains égards proche de Rousseau, il s’éloigne aussi de sa pensée.
23Paysage et dialogue : le circuit de la relation
24Le tableau qui peut éloigner du concret, permet aussi à Diderot de se rapprocher des réalités de sa vie personnelle. Diderot se promène dans les paysages, promène son œil, se laissant parfois emporter par le spectacle.
25Stéphane Lojkine conclut d’une manière originale. Partant de la rumeur de changement du rideau de scène du théâtre de l’opéra en 1753, il accorde une belle place à Chardin et à Boucher. « L’œil de Diderot […] embrasse et relit les histoires de la médiathèque visuelle humaniste comme des histoires d’héroïsme et de liberté ; il les met en scène, tantôt avec fougue, tantôt avec humour, dans le musée virtuel des Salons ».
26L’ouvrage propose à plusieurs reprises des analyses iconographiques qui, parce qu’elles inscrivent les œuvres dans une tradition de représentation ou parce qu’elles suggèrent des comparaisons, sont les bienvenues.
27Les Salons, au programme de l’agrégation 2008 sont l’objet de nombreuses études. Stéphane Lojkine met aussi des cours en ligne sur le site Utpictura18 : http://galatea.univ-tlse2.fr/pictura/UtpicturaServeur/Salons/SalonsProgramme.php Deux articles récents peuvent être cités : Élise Pavy, « Écrire l’instant, défi littéraire des Salons de Diderot », Textimage, 2007, n°2, http://www.revue-textimage.com/02_varia/pavy1.htm et Kate E. Tunstall, « Diderot, Chardin et la matière sensible », Dix-huitième siècle, 2007, n° 39, pp. 577-593.