Le littéraire, entre langue(s) et discours
1L’ouvrage rassemble trente-neuf contributions présentées lors du colloque du GEHLF de décembre 2003. La préface d’Olivier Soutet rappelle les enjeux scientifiques de l’approche choisie : associer « histoire externe et histoire interne de la langue, littérature et grammaire », s’inscrire dans une « tradition [qui] s’exerce au croisement et par la collaboration éclairée de la philologie, de l’analyse linguistique et de la stylistique des textes anciens, modernes et contemporains » (p. 7).
2L’introduction, très stimulante aussi bien par le souci d’asseoir la réflexion présente sur les questionnements et publications antérieurs du GEHLF que par la présentation dialectique des contributions, réaffirme ce souci de « dialogue entre littéraires et grammairiens » (p. 13). Françoise Berlan et Gilles Siouffi y interrogent la notion de « langue littéraire » et invitent à tirer parti de l’instabilité de cette dernière pour examiner frontalement le statut du littéraire et son « opérativité » en histoire de la langue. Est ainsi motivée l’organisation de l’ouvrage, qui après un premier chapitre visant à circonscrire la langue littéraire (« Que peut-on appeler ‘langue littéraire’ ? »), examine quatre zones de tension, et donc d’échange, entre « langue littéraire » et « langue commune » (p. 16) : le chapitre 2 (« L’imaginaire de la langue ») met en regard la langue et l’idée qu’on s’en fait, le chapitre 3 (« Traductions, intertextualités, réécritures ») analyse les « phénomènes de transfert [qui] ont véritablement joué un rôle de laboratoire linguistique à une certaine époque de notre histoire » (p. 15), le chapitre 4 (« Variations lexicales et syntaxiques ») examine le jeu entre marqueurs linguistiques, le chapitre 5 (« Les écrivains entre langue et littérarité ») propose une réflexion sur la concurrence entre variétés de langue mises à la disposition de l’écrivain. Chaque chapitre fait l’objet d’une présentation qui articule les articles de façon tout à fait convaincante, au point de rendre le travail de compte rendu à peu près inutile. Aussi, devant le nombre conséquent de contributions, et répondant en cela à l’invitation faite au lecteur de « redistribuer ses lectures en fonction de ses centres d’intérêt » (p. 14), avons-nous pris le parti de ne parler que des articles qui ont plus particulièrement retenu notre attention.
3Le premier chapitre s’appuie sur deux types de corpus, lexicographique et critique, pour cerner la notion de langue littéraire. Par delà les différences affichées entre lexicographes « modestes », enregistrant les usages (J. Dürrenmatt, p. 42), et critiques « acharnés » défendant le mythe de la clarté de la langue, les cinq contributions pointent le rapport problématique à l’usage (J.-P. Seguin, p. 73), et font émerger un ethos de « remarqueur ». La distribution de l’adjectif « littéraire » dans le TLF (D. Bouverot), le devenir de l’adjectif « poétique » dans divers dictionnaires du 17ème au 19ème siècle (J. Dürrenmatt), la condamnation du style substantif par Desfontaines (J.-P. Seguin) et du « galimatias » cornélien par Voltaire (Ph. Oualid), comme la question du style dans le Dictionnaire François de Richelet (G. Petrequin), montrent à quel point l’usage et ses marques sont le lieu de négociations entre ce que la langue doit/devrait être et ce qu’elle est.
4Le chapitre 2, consacré à « l’imaginaire de la langue », est donc particulièrement bienvenu. L’article de G. Siouffi prolonge la réflexion sur l’usage et ses rapports parfois conflictuels à l’idée de la langue au 17ème siècle en montrant que la métaphore est pour Bouhours « davantage lue comme un fait de langue que comme un fait de discours » (p. 111), ce qui revient à nier à la fois l’individualité de l’énonciateur et les potentialités de la langue. En choisissant d’étudier l’écriture artiste et la « syntaxe impressionniste » qui la caractérise, G. Philippe pose lui aussi la question de la « perméabilité » des formes linguistiques, et en l’occurrence syntaxiques, aux influences discursives (p. 164). Il met en lumière la dimension idéologique d’une telle question, et conclut sur son caractère incontournable : « on constate, d’une part, qu’il n’est pas possible de juger l’influence d’une pratique de discours particulière sur l’évolution de l’usage standard sans avoir auparavant réglé la question d’un drift régissant ou non l’évolution de la langue […] ; d’autre part, et plus largement encore, que l’évaluation du rôle éventuel de la parlure littéraire dans l’évolution globale de l’idiome est nécessairement conditionnée par une idéologie de la langue et de la littérature qui précède toute analyse […] » (p. 171).
5De fait il apparaît clairement, au fil des contributions, que penser la langue implique de penser les rapports entre langue et discours, mais aussi entre langue et idéologie de la langue. On lira en ce sens l’article de M. Murat analysant les relations qu’entretiennent les avant-gardes littéraires du 20ème siècle à la doxa de la poésie et l’écriture « d’après les livres » (p. 178), ou encore celui de C. Reggiani mettant en perspective le recours à « l’interprétant pictural » chez Lanson, dont L’Art de la prose « élabore[rait] le grand récit de la littérature moderne, qui échapperait, par la peinture, à la rhétorique » (p. 147).
6Du troisième chapitre, de loin le plus fourni, nous retiendrons d’abord l’article de Ph. Caron, qui prolonge la réflexion sur l’imaginaire linguistique par l’examen de la traduction du Quinte-Curce par Vaugelas. Partant du constat de l’existence d’un « imaginaire social au 17ème siècle qui pose l’influence de textes de prestige sur l’amélioration de la diction générale » (p. 213), textes désignés on le sait par la lexie Belles-Lettres créée à cet effet, Ph. Caron montre comment la pratique classique de traduction des auteurs latins permet de façonner une langue littéraire. Le texte de Vaugelas est de ce point de vue exemplaire, car il donne lieu à l’élaboration collective, au sein de l’Académie française, d’un « véritable étalon du texte narratif en prose » (p. 220). On conçoit qu’à l’aune de cet « imaginaire ascétique […] de la langue parfaite » illustré et défendu par Vaugelas (p. 222) le « parler Balzac » suscite quelques inquiétudes et véhicule des représentations dont M. Bombart montre qu’elles renseignent à la fois sur l’idée classique du style et sur « la question de l’usage d’une œuvre littéraire en tant que modèle linguistique » (p. 305).
7Dans ce chapitre consacré aux transpositions textuelles, d’une langue à l’autre, d’une édition à l’autre, d’un genre à l’autre, deux contributions prennent pour objet d’étude l’alexandrin dramatique et interrogent par ce biais le rapport entre langue poétique (versifiée) et langue quotidienne, mais aussi entre pratiques écrites et orales. F. Berlan, travaillant sur « l’avènement du nom abstrait dans les traductions en vers de l’Enéide », explique le « triomphe d’un alexandrin prosaïque » (p. 234) par la rencontre fructueuse entre une pratique poétique du rythme ménageant l’articulation des groupes syntaxiques et la cohérence de l’énoncé d’une part et l’évolution des formes linguistiques vers un ordre des mots non marqué SVO en rapport avec la distribution des accents du français d’autre part. Si la fixation progressive de l’ordre des constituants phrastiques constitue l’arrière-plan linguistique de son propos, N. Fournier se démarque en insistant sur « la liberté qu’offre la structure métrique relativement à l’ordre des mots dans l’énoncé » (p. 332) et en motivant l’agencement syntaxique à l’intérieur du vers par le facteur communicationnel. Elle met ainsi en lumière le fait que « la langue littéraire, et notamment la poésie, permet de conserver et d’exploiter des structures non canoniques, qui sont des structures de l’oral ou des structures de l’ancienne langue » (p. 333).
8Dans la continuité de l’article de N. Fournier s’appuyant sur l’observation linguistique de la place des constituants dans l’énoncé, les contributions du quatrième chapitre choisissent d’interpréter les relations entre langue littéraire et changements linguistiques par le truchement de marqueurs précis, ainsi des faits de cataphore qui signalent pour B. Combettes l’évolution du statut textuel de la phrase et une distribution révisée des opérations cognitives de référenciation, de l’imparfait « pittoresque » dont O. Soutet montre, à l’aide de la psychomécanique, « la profondeur historique » (p. 400), revisitant au passage son statut de « phénomène discursif littéraire » à la lumière de sa structure en langue (p. 397), ou de la « déréglementation syntaxique » observée par A. Jaubert dans deux morceaux de monologue intérieur de Belle du Seigneur, « fait de langue littéraire » (p. 434) qui, permettant de « traduire linguistiquement une saisie précoce dans le temps opératif de la pensée », propose « une autre vision de la langue » (p. 440-441).
9Le dernier chapitre, à travers un corpus de textes modernes et contemporains, propose, comme l’écrit F. Calas à propos de V. Novarina, de « réfléchir à la relation singulière qui se tisse entre la langue française, la langue littéraire et la langue personnelle d’un écrivain » (p. 529). S. Pétillon, analysant l’écriture de S. Doubrouvsky, isole ainsi très bien les lieux de résistance de la langue que sont l’accord et l’anaphore, mais aussi le point, facteur de « collisions syntaxiques » plutôt que de réelles perturbations dans l’ordre des constituants. Ces collisions, en « épaississant » le linéaire (p. 514), offrent leur « duplicité » à une langue littéraire qui fait se rencontrer « le désir de l’auteur et celui du lecteur » sur la base des « reconstitutions multiples et toujours amovibles de ce qui fut autrefois l’édifice rassurant de la phrase française » (p. 515). Ce dynamisme de la reconstitution, de la perturbation, ou de la rénovation est également à l’œuvre dans la littérature francophone, qui ouvre la langue à d’autres identités (D. Ranaivoson, A.-L. Tessonneau).
10Au total, on appréciera l’esprit d’ouverture et la curiosité dont témoigne l’ouvrage, ouvrant de nombreuses pistes d’étude et assumant une belle diversité de corpus.