Sade visible
1On se souvient que Michel Delon a édité une part importante de l’œuvre du marquis de Sade pour Gallimard dans trois volumes de la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » (1990, 1995, 1998), qui constituèrent un évènement dans le champ des études sadiennes. Rappelons également qu’il a aussi, depuis, codirigé la tenue et la publication des actes de deux colloques consacrés à l’auteur : Sade en toutes lettres : Autour d’Aline et Valcour (2002, publication chez Desjonquères en 2004), avec Catriona Seth, et Lire Sade, premier colloque international sur Sade aux USA (2003, publication chez L’Harmattan, en 2004 également) avec Annie Le Brun, Marcel Hénaff et Norbert Sclippa. Enfin, on ne se lancera pas ici dans une recension des articles qu’il a consacrés au sujet. Voir, à nouveau, le nom de Michel Delon associé au titre d’un ouvrage sur ce marquis qu’on dit divin, n’a donc rien en soi de particulièrement surprenant. En revanche, la forme de l’ouvrage en question peut quant à elle susciter, au moins de prime abord, plus d’étonnement.
2C’est que les deux volumes grand format réunis en coffret sous le titre Les vies de Sade ne constituent pas, cette fois, un essai : il s’agit – et Michel Delon emploie à plusieurs reprises le mot dans son introduction – d’un « album ». Album qui « se présente […] comme un distique », toujours selon l’auteur (p.5), quoique l’organisation de celui-ci soit un peu plus complexe que cela, trois parties distinctes prenant place dans les deux volumes : « Sade en son temps », « Sade après Sade » et « Sade au travail », les deux premières parties occupant une place (d’ailleurs inégale) au sein du premier volume tandis que la troisième occupe tout le second.
3Intéressons-nous d’abord à la première partie du premier volume. Elle se compose d’une part iconographique et d’une part textuelle, constamment mêlées au fil des pages.
4La part textuelle consiste en une biographie de Sade. La façon dont est mené l’exercice n’est pas sans mérite, quand bien même il ne s’agit visiblement pas ici pour Michel Delon de prétendre rivaliser avec d’autres essais biographiques plus conséquents publiés ces dernières années (celui de Maurice Lever par exemple). Le style est agréable, le découpage en courts chapitres, dépassant rarement la longueur d’une page, facilite encore la lecture. Le tout est parsemé de notations qui ouvrent soudain à l’esprit des perspectives inattendues, comme lorsque Michel Delon entreprend de rapprocher le débat entre Justine et Juliette de Rousseau juge de Jean-Jacques, Aline et Valcour du Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, ou la manie calculatoire du prisonnier de la Bastille d’un traité de Saint-Martin l’illuministe ; ou lorsqu’il donne pour point d’origine de la traditionnelle séparation entre œuvres avouées et œuvres cachées du marquis une pratique mise au point par lui pour sa correspondance lors de ses années d’incarcération. De façon générale toutefois, Michel Delon, dans ce « Sade en son temps », privilégie l’anecdote (il est vrai que la vie tumultueuse du marquis s’y prête particulièrement) plutôt que les développements théoriques. Seules les pages consacrées aux œuvres proprement dites rétablissent partiellement l’équilibre, mais la forme même de l’ouvrage interdit que l’auteur s’attarde à tenir un propos critique de la profondeur et de la précision qu’il a pu développer dans d’autres études. C’est que son intérêt, ici, se porte ailleurs.
5Après avoir fourni à Gallimard trois volumes d’« enfer sur papier bible », Michel Delon a dirigé la publication dans la même collection d’un volume de Contes et romans de Diderot (2004) qui s’est accompagné de la sortie d’un « album Pléiade » consacré au même auteur : on ne peut s’empêcher de penser que Michel Delon a trouvé auprès des éditions Textuel une occasion de réaliser – et en grand format, ce qui ne gâte rien – l’Album Sade qu’il n’avait pas publié (n’avait peut-être pas eu la possibilité de publier) dans la Pléiade.
6De fait, la part la plus importante de l’espace, quantitativement et plus encore du point de vue du sens, revient dans « Sade en son temps » à l’iconographie. Le texte biographique semble surtout être là comme ordonnateur de la progression de ce foisonnement d’images. Gravures des décors traversés par Sade, ou extraites de ces romans, tableaux et dessins d’époque – le Vésuve, les allées du Palais Royal et ses prostituées, la prison de Saint-Lazare (par Hubert Robert), l’univers asilaire (par Géricault et Hogarth)... –, manuscrits autographes (lettres, feuille de compte, et bien sûr le rouleau des Cent Vingt Journées), reproductions de pages des éditions originales des œuvres, d’articles, hauts en couleur, sur Sade dans des publications contemporaines (des Mémoires secrets de Bachaumont qui réécrivent à leur façon délirante l’affaire des catins de Marseille, au Tribunal d’Apollon qui déclare l’infâme « Sades » mort 14 ans avant son heure), documents divers, rien ne manque. Michel Delon fait d’ailleurs montre d’un certain talent dans l’agencement dès lors qu’il s’agit de faire dialoguer des images entre elles, mettant, là, en regard sur une même double-page théâtre public – avec la reproduction d’un projet d’Opéra – et théâtre privé – avec une gravure illustrant une scène de l’Histoire de Juliette –, confrontant, ailleurs, la représentation réaliste d’une cellule de la Bastille à une autre vue intérieure plus proche des Carceri de Piranèse (dont la proximité avec l’imaginaire sadien est assez évidente).
7Cette prolifération et ce soin semblent en outre répondre à un autre projet. Comme s’il s’agissait de rendre Sade visible. Michel Delon décrit ainsi, dans son Avant-propos, le statut paradoxal de cet écrivain hors norme : « La trace de sa sépulture effacée, son nom gommé de l’arbre généalogique familial, ses manuscrits détruits, ses livres traqués, commence la revanche de celui qui devient l’une des figures centrales de notre modernité et même de notre postmodernité. » (p.5). La destinée de Sade aurait ainsi été celle d’un être condamné à la disparition pour mieux ensemencer la littérature des siècles suivants, au terme d’un processus aux allures de transmutation alchimique. L’écrivain souvent décrété illisible serait ainsi, au surplus, une sorte de figure noire des lettres comme on parle de trous noirs – de blocs d’abîme, pour reprendre l’expression d’Annie Le Brun –, invisible car absorbant sans retour la lumière (pour ne pas dire les Lumières !), irreprésentable peut-être, et, pourtant, omniprésente, souterrainement, ou sous des masques, des camouflages. « Les surréalistes voulaient que Sade soit comme Lautréamont, sans visage » rappelle encore Michel Delon (p.15), en guise de légende au profil du jeune marquis dessiné par Van Loo. La juxtaposition de l’image et de la légende semble ici avoir valeur de programme, voire de manifeste : il s’agit ici de faire sortir Sade de l’ombre dans laquelle l’auraient poussés tous ensemble sa destinée, ses détracteurs, mais aussi une part de ses apologistes ; de le restituer dans son existence concrète, dans son « temps » (comme l’annonce le titre de la partie) ; d’évoquer son fantôme en rebâtissant du moins les décors dans lequel l’invisible figure se mouvait ; de redonner, de l’écrivain « sans visage », une vision, et une vision claire, historienne, qui ne soit pas celle du fantasme, collectif ou particulier. – On ne s’étonnera pas que le dessin de Van Loo ait été préféré au célèbre, peut-être trop célèbre, portrait peint par Man Ray en 1938, absent du livre comme il l’était déjà des couvertures de la Pléiade, portrait imaginaire qui appartient à un autre monde que Michel Delon entreprend de décrire dans la seconde partie de son entreprise.
8Cette seconde partie du premier volume, « Sade après Sade », opère un renversement notable : ici, du texte uniquement, pas d’illustration. Il s’agit cette fois de s’intéresser à la destinée posthume du marquis, et peut-être est-ce ce qui commande ce choix de mise en page : ce n’est plus le fantôme, mais bien le fantasme de Sade qu’on examine, fantasme à vrai dire proliférant. Après tout ce qui précède, on peut s’étonner de lire dans les dernières lignes du volume : « Si notre époque se repaît d’images, le pouvoir germinatif de Sade reste celui des mots. » (p.132) : c’est que cette affirmation vient non seulement directement à la suite d’une rubrique consacrée aux films inspirés de la vie de Sade et/ou de son œuvre – parmi lesquels trois seulement se voient reconnus la réussite d’avoir porté à l’écran, par des procédés fort différents, le « souffle sadien » (le Marat/Sade de Brook d’après Weiss, le Salo de Pasolini et le Marquis de Topor et Xhonneux) –, mais encore en conclusion de ce qu’on pourrait qualifier de vaste passage en revue des visions qui ont été proposées de Sade au cours des deux derniers siècles. Le choix, pour cette partie de l’ouvrage, du refus de l’illustration semble dicté par le refus de prendre le risque de voir ces visions parasiter à nouveau le Sade exhumé et rendu à sa réalité dans la première partie.
9Dans l’étude de cette destinée posthume, la longue aventure éditoriale que fut la publication des œuvres du marquis occupe une part importante. Il y a d’ailleurs dans la description donnée de ce processus un côté Actes des Apôtres du libertinage – chose particulièrement patente dans les deux chapitres intitulés « Cacher et montrer » et « Editer », où les noms de Poulet-Malassis, Apollinaire, Heine (à qui sera en outre consacré le plus long chapitre du livre), Nadeau, Lély, Pauvert, et quelques autres, claquent comme les étendards d’une épopée de la mise au jour de l’œuvre sadienne, dont la dernière étape est l’entrée de l’écrivain dans la « Bibliothèque de la Pléiade », dont Michel Delon nous dévoile une partie des coulisses. De fait, cette attention portée sur les aléas de la fortune éditoriale du marquis sonne comme un écho au discours que l’auteur tenait au moment de la publication du premier volume de la Pléiade : l’établissement et la connaissance du texte devraient être le préalable à tout discours porté sur Sade. Il n’est sans doute pas innocent que les titres des différentes parties du présent ouvrage rappellent le « Sade à la lettre » de Philippe Sollers, dans lequel était manifestée la même exigence de traiter directement avec le texte, non avec l’image, plus ou moins faussée, de son auteur. Si la figure ni l’œuvre du marquis ne feront jamais l’unanimité, à cette condition du moins le débat peut-il remplacer le bûcher (p.109). Reste qu’on n’a pas attendu cette édition fiable pour tenir toutes sortes de discours, et c’est à une présentation de ceux-ci que nous invite principalement cette seconde partie du volume.
10Car Sade est, plus encore pour la postérité que de son vivant, l’écrivain de tous les paradoxes. Au lendemain de sa mort, l’aristocrate devient incarnation de la Terreur, réputé inspirateur direct des cruautés de Robespierre et de Saint-Just. Bien plus tard, on rapprochera souvent de l’entreprise des camps nazis celui dont René Char, dans son maquis, disait sentir la « présence fraternelle ». Entre-temps il irrigue – souterrainement, encore – une large part de la littérature du XIXe siècle, qui ne l’en condamne pas moins à haute voix. Cas pathologique pour les médecins, « dernier mot du catholicisme » pour Flaubert, chantre de l’amour fou pour les surréalistes, « mystique paradoxal » pour Bataille et Klossowski, « penseur et écrivain de l’impossible » pour Paulhan et Blanchot, liquidateur du classicisme pour Foucault, inventeur de langage pour Barthes, Sade semble insaisissable car en perpétuelle métamorphose. À nouveau, la destinée transformiste du marquis se revêt d’apparences quasiment alchimiques (d’œuvre au noir) : « Autrefois considérée comme le simple témoignage d’un cas médical, l’œuvre de Sade devient la littérature même dans son ultime interrogation », en même temps que le « champ d’analyse privilégié de la modernité, […] celui qui aide à dépasser les catégories de la raison et de la folie, de la pensée et de l’impensé, de la loi et du désir, du langage et du silence » (p.126 et 127). De Jules Janin à Gabrielle Wittkop, de Krafft-Ebing et Sigmund Freud jusqu’à Gilles Deleuze, des surprenants débats qui, à la veille de la Première Guerre Mondiale, rejettent Sade dans l’un ou l’autre camp, aux happenings des années 1960, Michel Delon nous fait traverser deux siècles de réception sadienne où tourbillonnent les noms de Dumas, Balzac, Lamartine, Borel, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire, Huysmans, Lorrain, Mirbeau, Breton, Bataille, d’un côté, ceux de Praz, Klossowski, Paulhan, Blanchot, Barthes, Le Brun, Foucault, Beauvoir, Lacan, Sollers, Onfray, de l’autre.
11On pourrait craindre de se perdre dans ce labyrinthe mouvant, dans ce triple regard sur la postérité artistique de Sade, sur son traitement critique, sur l’histoire de son édition ; mais c’est ici que le système adopté de courtes rubriques (même si elles se font plus longues que dans la première partie) trouve sa plus grande utilité, permettant un repérage bienvenu pour aider à la navigation. « Sade après Sade » offre ainsi, sinon un point exhaustif sur l’état de la critique sadienne, une description intéressante et originale de la destinée posthume de l’écrivain et un panorama des grandes tendances d’interprétation qu’il a générées.
12Si « Sade en son temps » donne l’impression de s’adresser avant tout au public le plus large, si « Sade après Sade » tient une position en quelque sorte médiane, « Sade au travail » (avec la collaboration de Sophie Bogaert), qui occupe tout le second volume de ces Vies de Sade, laissera peut-être sur sa faim l’amateur de « Beaux Livres » mais s’avère en revanche une mine d’or pour le chercheur. Il s’agit de la reproduction et de la transcription commentée de l’intégralité de deux cahiers de travail de Sade datant de l’époque de son incarcération à la Bastille, et respectivement intitulés par leur auteur Cahier de phrases refaites et Notes et extraits. Quatrième cahier.
13Plans de nouvelles (effectivement écrites plus tard ou laissées à l’abandon, offrant parfois plusieurs variantes comme autant de possibles narratifs), ébauches d’épisodes romanesques, esquisses de réflexions philosophiques, fragments d’argumentations, de fictions, d’additions, de poèmes, notes de la vie quotidienne, brouillons de lettres, listes de vocabulaire se mêlent dans le Cahier de phrases refaites. Si des fragments en avaient déjà été édités – notamment la première version de ce qui deviendra la « geste » de Justine et Juliette –, on découvre là nombre de textes inédits. Ces manuscrits produisent une impression de vertige, tant on a l’impression d’un écrivain presque graphomane, poursuivant jusque dans les marges ses fulgurances (« Mais pour ceux-là, nous les laissons dans la fange où ils croupissent depuis si longtemps et dans laquelle ils végèteront jusqu’à la fin du siècle. », p.24, sans que l’on puisse vraiment déterminer de qui il parle) ou le travail critique sur sa propre écriture (« trop semblable à Zadig », p.35, à propos d’un passage d’un projet de conte orientalisant). La plongée dans cette masse textuelle réserve aussi quelques surprises quant à la façon dont Sade concevait ses projets littéraires (ainsi, en guise de résumé d’un épisode à écrire : « On joindra là ce qu’on voudra » !).
14Le Quatrième cahier de Notes et extraits est, lui, d’une nature différente. Sade y consigne le fruit de ses lectures – en particulier les Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie de d’Alembert et l’Histoire de l’Empire de la Russie sous Pierre le Grand de Voltaire. Il y note, recopie ou résume ce qui l’y intéresse le plus, développe ses propres réflexions, oppose des arguments. Le résultat est, là encore, bien souvent étonnant (par exemple par la proximité d’un des passages avec Le Rêve de d’Alembert de Diderot, qu’il ne pouvait cependant connaître), et forme évidemment le substrat des développements philosophiques de son œuvre future. En reproduisant ce Quatrième cahier, Michel Delon se place dans le lignage de Jean Deprun – ce qui n’a rien de surprenant si l’on considère qu’il lui avait confié la rédaction de « Sade philosophe », prologue au premier tome de son édition des Œuvres dans la Pléiade, et qu’il saluait encore, en ouverture de Sade en toutes lettres, son travail de mise en relation (complexe) du texte sadien et des textes des Lumières dont il s’inspire, travail mené en son temps contre l’hostilité d’un certain nombre de thuriféraires du marquis. Ce Quatrième cahier est un exemple tout à fait éclairant de ce type de relations textuelles – procédant par une succession d’emprunts, d’appropriations, de réfutations, de détournements – qui inscrivent doublement Sade dans le contexte de son temps, non seulement par cette imprégnation de la pensée des Lumières, mais également parce que Sade partage cette pratique avec d’autres représentants de ces mêmes Lumières (Diderot, par exemple, agira semblablement avec le traité De l’homme d’Helvétius, rappelle Michel Delon).
15C’est, on l’aura compris, une certaine idée de la visibilité de Sade qui est ici une fois de plus en jeu. Dans cette troisième partie de son ouvrage, Michel Delon place ses lecteurs face à la matérialité de l’œuvre de l’écrivain, nous mettant, partiellement sans doute, mais directement, en contact avec le travail de conception de ses textes.
16En guise de conclusion, on peut dire que l’intérêt de ces Vies de Sade en deux volumes et trois parties est égal à leur caractère potentiellement déroutant. Entre une première partie (« Sade en son temps ») qui semble surtout destinée à faire connaître le marquis au grand public et à l’amateur de Beaux Livres et une troisième partie (« Sade au travail ») qui passionnera prioritairement un lectorat plus spécialisé, recourant ici à l’iconographie pour restituer à l’écrivain « sans visage » sa véritable figure, proclamant là que le « pouvoir » de Sade est celui des « mots », non des « images », exposant enfin longuement les manuscrits de l’écrivain, creuset et atelier de sa création, comme pour dire que le seul portrait de Sade que nous puissions, en définitive, appréhender, est celui que tissent les mots de son œuvre, Michel Delon, en démultipliant les points de vue, illustre l’irréductible complexité de son sujet. Car l’on imagine mal la description d’une esthétique sans paradoxe du divin marquis. Ainsi l’ouvrage éclaire-t-il différentes facettes de la personnalité et de l’œuvre sadiennes, mais ne tombe pas dans le travers de prétendre présenter une vue totale, univoque et englobante de celles-ci : au terme du parcours, demeure l’inépuisable énigme Sade.