Traversées de Paul Zumthor
1Cet ouvrage contient les actes d’un colloque qui s’est tenu en 2005 à l’Université de Montréal et qui était lié à la création d’un fonds Paul Zumthor à Montréal destiné à initier des rencontres internationales trisannuelles. La question posée était étroitement rattachée à l’œuvre du grand médiéviste disparu en 1995 : quelle est l’actualité en 2005 des travaux de Paul Zumthor ? Malgré une majorité d’enseignants de l’Université de Montréal, les intervenants avaient été pressentis dans un certain nombre de pays, dont plusieurs en France et en Suisse mais aussi aux USA, Italie, Amérique latine, en fonction des relations privilégiées tissées par P.Z lui-même avec telle ou telle université et/ou collègue.
2Organisé en trois sections et une table ronde, le livre s’articule explicitement autour des écrits de Zumthor, théoriques et fictionnels/poétiques : « Sous le signe des Contrebandiers », « Sous le signe de La lettre et la voix », « Sous le signe de Ecriture et nomadisme », « Sous le signe de l’Inachèvement ».Le titre général rend bien compte de la richesse et de la dynamique particulières de cette œuvre mobile qui ne s’est pas cantonnée à un domaine de recherche défini académiquement et a su réfléchir les apports théoriques du XXe siècle en particulier en sciences humaines. Cette position à la fois de curiosité intellectuelle insatiable que l’on peut reconnaître à P.Z et de prise de parti forte ne s’est pas affirmée sans polémique comme le rappelle M.Jeay, ni rejet de la part de l’institution universitaire, mais elle a permis un véritable renouvellement de la réception des textes médiévaux, renouvellement qui en a rehaussé la séduction et l’intérêt. Le colloque reflète cette fécondité qui se poursuit dans les (re)mises en question de certaines conclusions du poéticien médiéviste, faisant de son œuvre un début et un ferment et non une série de réponses et de nouveaux dogmes. Plusieurs auteurs rappellent combien Z s’est élevé contre le positivisme scientiste issu du XIXe siècle, dont il voyait la trace dans une certaine approche philologique, et la contribution de George Benrekassa, spécialiste du XVIIIe et de la pensée des Lumières sur ce que la Mesure du monde lui a apporté comme réflexion théorique et éclairage indirect sur ses propres objets d’étude, prouve que c’est dans le questionnement qu’elle engage que la pensée de Z trouve sa plus grande valeur.
3L’exercice cependant du colloque et de la constitution de ce livre était compliqué. Comment en effet parler d’une œuvre critique, et non pas de textes premiers, sans tomber dans la paraphrase ou une biographie qui tournerait à l’hagiographie ? Ces écueils, parfois frôlés, ont dans l’ensemble été évités et, hormis quelques textes plus biographiques (première section) qui ont le mérite de situer l’œuvre et son auteur dans un contexte mental et historique précis (christianisme et guerre des années de jeunesse), la majorité des contributions permettent de poser un double regard réflexif sur le parcours d’un théoricien et sur ses choix théoriques et sur les nôtres De ce point de vue les interventions de Hans-Ulrich Gumbrecht sont un modèle du genre et les discussions de la table ronde très éclairantes. Cette démarche paraît, en outre, salutaire pour la médiévistique tentée actuellement par un nouvel académisme et un refus de clarifier ses présupposés après la flambée d’ouvertures des années 70-90.
4En parcourant les chapitres, on retrouvera, ou découvrira, les grandes questions qui ont irrigué la réflexion de Z : la voix surtout, et son rapport au corps, en relation avec les concepts de vocalité, performance, théâtralité etc, qui refondent les définitions de la poésie médiévale et qui, reformulés à partir d’autres œuvres théoriques avec lesquelles Z était en dialogue, s’ancrent aussi dans la fascination, peut-être originelle chez lui, de Babel ; le roman aussi, plus largement l’écrit, qu’il a semblé rejeter dans une hiérarchie implicite des genres médiévaux mesurés à l’aune de la valeur accordée à la parole vive. Francis Gingras, entre autres, nuance sur ce sujet la position zumthorienne et en suggère des prolongements. Plus inattendus sont les commentaires des textes du Zumthor écrivain et poète, œuvres plus confidentielles mais dont plusieurs soulignent le lien avec les travaux théoriques et historiques, en particulier la figure de Christophe Colomb qui a nourri, autant qu’à un moment, celle d’Abélard, aussi bien la veine critique ( sur l’espace) que la veine romanesque, précisément dans un texte qui s’intitule L a Traversée paru en 1992. Tous s’accordent en effet à souligner et s’efforcent de démontrer une unité entre les travaux savants et les recueils de poèmes, publiés pendant la jeunesse puis, à nouveau, au cours des dernières années. Mais, de manière plus originale encore, Jacqueline Cerquiglini-Toulet lit un livre, très peu connu me semble-t-il, Les Riches Heures de l’alphabet, écrit avec Henri Chopin, qui réconcilierait, en quelque sorte, la lettre et la voix, le signe écrit et Babel, mais aussi l’activité critique et l’activité créatrice, autour de la lettre graphique et des rêveries associatives auxquelles l’alphabet invite en tous sens.
5L’ouvrage est en cela une excellente introduction aux livres de Zumthor bien au-delà du cercle des médiévistes et une pressante invitation pour ceux qui les connaissent à leur relecture. Car je crois que pour que Zumthor reste vivant, de cette vitalité de l’homme comme du penseur que beaucoup rappellent, il faut le lire avant tout et forger son jugement en cueillant chez lui à la fois l’exemple de la démarche critique et quelques graines aptes à fertiliser pour chacun ses chemins de réflexion. De ce point de vue, j’ajouterai une remarque marginale : dans sa préface, M.L.Ollier dit que Zumthor a disparu sans s’être attaché de disciple ni avoir fait école. C’est sans doute vrai selon ce que l’on entend par ces mots. Pour le vérifier cependant, peut-être faudrait-il ouvrir plus largement la prochaine rencontre prévue à Genève à qui voudrait participer, avec le risque, certes, de n’avoir pas un tel niveau de compétence et de représentation universitaire, mais peut-être pour permettre la découverte de modestes disciples qui, à leur mesure, poursuivent aussi la lecture du maître.