L’invention de la flânerie au féminin
1On entre dans cette monumentale étude comme on entame une longue promenade jalonnée de motifs pittoresques et peuplée d’un personnel bigarré et foisonnant. Ce parcours s’emploie à cerner quelques-unes des spécificités encore peu connues de l’expression d’un imaginaire féminin du paysage urbain moderne et des manières de l’occuper, effectivement ou fictivement. En spécialiste des rapports entre femmes et littérature, Catherine Nesci consacre son remarquable essai à la mise au jour des diverses modalités de la conquête progressive de l’espace public par les femmes dans le Paris de la monarchie de Juillet. Pour mener à bien cet ambitieux projet nécessitant une exhumation et une relecture du discours et des représentations du Paris des années 1830-1840 du point de vue des identités sexuées, l’auteur appuie son enquête sur les trois histoires connexes et croisées de la modernisation industrielle, de la modernité esthétique et de l’émancipation de la femme.
2Le regard féminin posé sur la ville est d’autant plus difficile à cerner à l’époque envisagée qu’il est alors occulté par la minimisation de la participation féminine à l’espace public : ne jouissant que d’une mobilité sociale réduite et surveillée, la femme est définie par rapport à la sphère privée dans laquelle une certaine idéologie bourgeoise œuvre à la maintenir confinée. Voici qui justifie l’effort de penser les interactions de la femme avec la sphère publique du Paris préhaussmannien sous monarchie censitaire où il s’agit pour la femme de se libérer d’une assignation à la stricte intimité du foyer bourgeois. Dans ce contexte, la capitale française constitue un espace interdit aux femmes de bonnes mœurs et la sortie du foyer fait d’elles des êtres urbains transgressifs et ambivalents, au statut de non-citoyenneté. Pas étonnant, donc, que « l’accès au capital culturel de Paris comme haut lieu de civilisation reste interdit aux femmes dont la déambulation fait l’objet d’une surveillance qu’elles intériorisent » (p. 332).
3C’est à une double clé de lecture déjà largement éprouvée que recourt Catherine Nesci pour étudier la question fondamentale de l’insertion de la femme dans le paysage urbain. D’une part, il y a la Ville, tout à la fois espace physique, motif romanesque, symbole de la modernité et surface sémiotique engageant un certain rapport au savoir. D’autre part, il y a le Flâneur, tour à tour personnage littéraire, type social et métaphore de la création et de l’apprentissage. Incarnation anticipée du sociologue et du sémiologue métropolitains, il est doublement caractérisé par un regard panoptique et une circulation vagabonde qui font de lui un analyste du social jouissant à la fois de la distance et de l’implication nécessaires pour déchiffrer les agglomérations sociales. Il préfigure également l’enquêteur, appelé à la postérité qu’on lui connaît dans le roman policier et, plus largement, dans toute une littérature indiciaire. Si Catherine Nesci rend à Walter Benjamin l’hommage dûment mérité par la paternité de ces utiles concepts, on regrette toutefois que n’apparaisse nulle part la mention de la nécessité d’un réexamen critique de cet héritage1 dont l’autorité et le rayonnement ont longtemps retardé les critiques et qu’il aurait été préférable de resituer dans le champ d’une critique idéologique et d’une analyse thématique requérant révision et actualisation.
4S’appuyant sur ce legs benjaminien qui aurait gagné à être davantage historicisé et réévalué, C. Nesci forge une catégorie anachronique, sans référent réel stable et n’apparaissant pas dans les dictionnaires d’époque, mais qui présente une pertinence particulière pour son étude, en tant qu’instrument conceptuel d’intellection de la modernité parisienne et comme figure à la fois centrale, significative et structurante. Il s’agit de la flâneuse, à distinguer tant de la simple promeneuse occasionnelle que de la prostituée. Cet angle d’approche permet à l’auteur de l’essai de rendre compte d’une érotisation de l’espace urbain dans lequel les femmes ne sont admises que comme figurantes effacées d’un décor en toile de fond alors qu’elles déterminent en réalité la ville des hommes en « leur présentant l’image en miroir de leur statut de possédants. » (p. 29), assumant de la sorte une fonction de marquage et de différenciation sexuelle et sociale.
5Depuis leur condition marginale dans le champ littéraire, les femmes écrivains de l’époque sont idéalement situées pour renseigner sur un statut de la flâneuse et sur un rapport à la ville moderne qu’elles-mêmes parcourent bien souvent clandestinement, y puisant inspiration, personnages, intrigues, discours et décors. C’est la raison pour laquelle les enjeux d’une désaliénation progressive de la femme à l’égard d’une stricte assignation à l’intimité bourgeoise sont ici mesurés à l’aune des audaces et des stratégies de trois pionnières en la matière : Delphine de Girardin, George Sand et Flora Tristan. Ces trois cas sont envisagés dans ce qui les rapproche autant que dans ce qui les différencie. Et leur étude prend acte du constat selon lequel la femme écrivain n’exprime souvent son rapport à la ville moderne que par le biais — et sous la caution — de divers camouflages qui ajoutent à la marginalité de son statut tout en lui permettant de la gérer de manière identitaire et créative, fût-ce par la pseudonymie, l’androgynie du travestissement physique, l’écriture carnavalesque ou la mise en scène autofictionnelle. Retraçant le portrait des femmes en antihéroïnes de la modernité urbaine, C. Nesci montre comment, qui par la parodisation des modèles masculins, qui par l’élaboration de figures marginales, de mythes inversés et de contre-discours, ces trois femmes écrivains contestent ou réévaluent les partages normalisés entre masculin et féminin. L’essai ne se montre pas seulement prolixe à propos des expressions fictionnelles d’une condition de la femme, mais, plus largement, il prend en considération l’idéologie bourgeoise et les pratiques du consommateur culturel masculin. Ce qui est en jeu ici ne se résume pas à la construction d’identités sexuées dans un cadre urbain porteur de signes et d’insignes sociaux révélant comment, à travers la constitution progressive d’une fonction assumée de la flânerie, se gèrent les modalités d’une distinction féminine. Le partage des sexes recoupant celui des classes, il était indispensable d’investiguer également les rapports au social et la dialectique des identités individuelle et collective.
6Remarquable par la documentation mobilisée et l’ampleur du corpus investigué, cette approche majoritairement sémiotique et herméneutique entretient des parentés assumées avec les poétiques de la flânerie (ex : Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade), les recherches sur Paris, ses représentations et ses discours (ex : Stierle, Citron, Delattre, etc.), et les études de l’imaginaire littéraire (ex : Oster et Goulemot). Comme l’indique la solide bibliographie de l’ouvrage, le sujet d’étude n’est pas novateur, le thème des femmes dans la ville moderne constituant une veine de recherche déjà très porteuse et bien investiguée. Mais ces études ont davantage été menées dans les domaines anglo-saxons et allemands que dans le domaine français, ce qui conserve à l’essai de Catherine Nesci toute son importance. Clair et structuré, offrant de surcroît un double index très utile, son ouvrage se présente en cinq parties très logiquement ordonnancées.
7La première partie revient sur l’exégèse benjaminienne de la figure du flâneur et sur le foisonnement protéiforme de ses incarnations connexes : collectionneur, dandy, détective, bohème, feuilletoniste, rôdeur, homme des foules, conspirateur, joueur, chiffonnier, mendiant, etc. Autant d’avatars laissant entrevoir la richesse de cette figure comme élément central d’une « fantasmagorie » bourgeoise, selon le terme de Benjamin, qui l’entend comme un ensemble de représentations dans lesquelles la culture bourgeoise objective et transfigure la conscience de formes de vie nouvelles nées de processus économiques et technologiques. Sont ensuite examinées les diverses filiations et réactualisations de la figure du flâneur, depuis son émergence dans la prose typologique, pseudo-ethnographique, descriptive et satirique de la littérature populaire du premier XIXe siècle jusqu’aux discours et représentations de l’année 1848, sans oublier les prolongements poétiques baudelairiens que l’on sait. L’étude diachronique montre ainsi la transition du motif d’une ville considérée comme réservoir de types sociaux à celui d’une ville convoquée comme décor onirique et esthétique. C. Nesci procède ponctuellement à une mise au point des occurrences féminines de cette figure dont elle souligne l’apport fondamental à l’étude de mœurs et à une meilleure connaissance de l’anthroporama2 parisien. Inévitablement fluctuant, mais cependant balisé par le fil chronologique choisi, ce parcours herméneutique est mené dans les pages les plus connues d’une littérature panoramique nourrie par un investissement scopique appelant le déchiffrement.
8La deuxième partie examine les figures de la flânerie dans la fiction balzacienne. Sont notamment considérées les interactions entre la passante et le flâneur, dont la rencontre constitue la scène matricielle du désir moderne en contexte urbain. Cet angle d’étude engage, plus généralement, l’examen d’une sémiotisation du corps dans la ville : la femme circulant dans cet espace interdit devient objet de convoitise marchande et de filature pour les figures masculines. L’étude montre alors que les représentations balzaciennes mettent en lumière l’ambivalence produite par un Paris moderne où s’exerce la médiation de la valeur d’échange. Ainsi, dans Ferragus, le croisement des personnages de Clémence et d’Ida procède d’une représentation dédoublée de la femme dans la ville et révèle une pensée balzacienne de la division sexuée des rôles sociaux et du partage des sphères publique et privée.
9La troisième partie revient sur l’usage du travestissement masculin, onomastique (pseudonyme de « Vicomte de Launay ») et fictionnel (canne et lorgnon comme motifs romanesques), qui permet d’examiner chez Delphine de Girardin une réelle écriture de la flânerie. Cette dernière trouve sa meilleure réalisation lorsque, renonçant à être poétesse pour devenir feuilletoniste, l’auteur développe une écriture parodique et carnavalesque puis se lance dans une pratique certes masquée par un pseudonyme masculin, mais en réalité trahie dans son identité féminine par une prédilection pour les détails transitoires et fugitifs de la toilette féminine et de l’actualité de la mode.
10George Sand esquisse l’image à venir d’une flânerie au féminin et prépare les conditions d’une mixité urbaine. C’est ce qu’étudie la quatrième partie, faisant retour sur la célèbre androgynie sandienne, initialement adoptée pour faciliter une circulation anonyme dans la ville puis ayant contribué à une posture créatrice. C. Nesci examine l’ancrage autofictionnel de plusieurs écrits de l’auteur, dont Histoire de ma vie, où se serait inventée une « version féminine de la bohème comme lieu idéalisé d’une contre-culture. » (p. 278).
11La cinquième partie montre une Flora Tristan se positionnant dans une situation de paria qui lui permet de vivre une expérience migratoire tant intérieure qu’extérieure (p. 308). Son écriture travaille à une purification et à une héroïsation de la paria, d’autant plus fondamentales que la situation féminine hors de la ville se double inévitablement d’une situation en dehors de la culture. Accueillant dans son écriture la figure de l’exploratrice sociale, la femme écrivain défend les échanges internationaux, se prononçant de la sorte en faveur d’une libre circulation féminine dans un espace sous régime démocratique.
12C’est le pas de sa propre démarche d’essayiste que Catherine Nesci semble régler sur celui du flâneur. Observation, description et déchiffrement de signes composent cette étude savamment vagabonde qui livre de très belles pages interprétatives et rend ce travail mimétique de son objet d’étude. S’il est peut-être regrettable que la poétique de certains titres ou intertitres soit trop peu suggestive ou quelquefois répétitive, on apprécie cependant la clarté de l’exposé, l’annonce régulière des hypothèses émises et le rappel de la démarche. L’auteur repère cependant une faiblesse majeure et inévitable de son approche : la polysémie de la catégorie conceptuelle de la flâneuse empêche de cerner de réelles spécificités du rapport des femmes à la ville. Étudier des « figures palimpsestes », qu’est-ce, en effet, sinon s’inscrire dans le processus sans fin d’un réinvestissement sémiotique illimité selon tel imaginaire social ou telle création littéraire ? Procéder de la sorte réactive une lecture plurielle et polysémique par immersion dans la trame symbolique des fictions et des imageries, ce qui permet d’ailleurs à l’ouvrage d’intégrer adéquatement et harmonieusement la lecture et le commentaire d’images par la convocation de tout un pan iconique de la littérature panoramique.
13On mesure d’emblée la nécessité de baliser rigoureusement le corpus étudié, quitte à dissocier des approches conjointes (sémiotique, anthropologie, sociologie, étude littéraire, histoire). On comprend également l’importance de se montrer prudent dans les conclusions tirées d’une observation nécessairement partielle et partiale qui encourt de surcroît le risque d’une surinterprétation. À ce propos, cette étude genrée de la flânerie à l’époque romantique semble ne pas s’interroger suffisamment sur l’aspect générique et le protocole pragmatique des textes examinés. Qu’il s’agisse de roman, d’écriture journalistique, d’étude sociologique, de littérature panoramique ou d’iconographie – soit autant d’objets mobilisant leur poétique et leur sémiotique propres – tout n’est pas également et identiquement lisible. À trop gommer ces médiations, ne risque-t-on pas les simplifications du raccourci ou les approximations du rapprochement comparatif rapide ?
14Redéfinir le flâneur comme figure sexuée structurant les discours et les représentations, cerner son équivalent féminin et considérer tout ce qu’il rencontre de difficultés et de résistances, c’est, à bien des égards, reconduire la caractérisation du féminin par rapport au — et à partir du — masculin. L’exercice est difficile, qui cherche tant à éviter d’essentialiser la féminité qu’à se retenir de la définir exclusivement par la dialectique qui la lie au masculin en tant que point de vue dominant à contester ou à subvertir. Figures marginales emblématiques, concentrant les tensions et les ambiguïtés du statut de la femme dans la France au XIXe siècle, les trois femmes écrivains considérées dans cet essai construisent des figures de l’antiflâneur et sont elles-mêmes prises dans un parcours atypique. Ce qui importe est donc moins la représentativité de ces trois cas d’étude que la mise en évidence de leur novation et de leur audace dans un espace public et dans une création littéraires dominés par le regard et la norme masculins. Outre Delphine de Girardin, George Sand et Flora Tristan, qu’y aurait-il à dire, par exemple, d’Elisa Mercoeur ou de Marceline Desbordes-Valmore ?
15L’essai de Catherine Nesci entretient une certaine confusion entre les trajectoires objectivables des trois femmes écrivains et les figures de flâneuses développées dans et par leurs œuvres. Cette confusion entre les spécificités sociopoétiques d’une création au féminin et l’appropriation singulière et subjective d’un ensemble de motifs littéraires se trouve facilitée, sinon induite, par la proximité des deux facettes de la notion de flâneuse en tant que type socioculturel et métaphore. Dans quelle mesure et selon quelles modalités peut-on s’autoriser la mise en rapport de ces flâneuses fictives avec une pratique de l’écriture et une façon de vivre la ville chez chacune de ces trois femmes écrivains, selon des enjeux qu’on tendrait volontiers à assimiler à des revendications féministes avant l’heure ? Récemment théorisé, le concept de posture littéraire pourrait aider à problématiser le rapport entre texte et contexte en articulant plus finement les choix discursifs, thématiques, génériques et stylistiques aux biographies et aux trajectoires des femmes écrivains. Voici qui permettrait notamment de rendre compte de la construction de personnages féminins tributaires des travestissements de la personne même de l’auteur et n’engageant pas la même identité auctoriale selon que l’on a affaire à des formes d’écriture de soi (autofiction, autobiographie, mémoires) ou à des écrits consignant ponctuellement un métadiscours.
16Vaste et complexe, l’objet d’étude minutieusement traité par Catherine Nesci recouvre une grande diversité de facteurs socio-historiques, ainsi que d’importantes considérations sur les spécificités, les difficultés et les enjeux d’une création littéraire au féminin. Qu’elle soit effective ou médiatisée par la fiction, l’identité sexuée du regard sur la ville moderne n’a pas fini de soulever des interrogations et continue d’innerver un pan important de la recherche.