Le Miel et le Fiel
1Ce bel ouvrage fait état du formidable foisonnement du discours critique théâtral au cours du XIXe siècle. À travers les multiples formes et figures d’une critique trop souvent jugée indigne d’intérêt, c’est à la fois un genre complexe et tout un pan de la vie théâtrale du XIXe siècle que nous découvrons. Le Miel et le Fiel fournit un complément indispensable à l’étude de Jean-Thomas Nordmann sur La Critique littéraire française au XIXe siècle (2001) ainsi qu’à un ouvrage, plus récent, sur les liens entre théâtre et roman au XIXe siècle, Novel Stages : Drama and the Novel in Nineteenth-Century France (éd. par Pratima Prasad et Susan McCready, 2007), qui traite également de la question de la réception des pièces.
2Au lieu de favoriser les pics d’activité de la critique théâtrale – pics qui se produisent lors de la réception controversée de pièces (on pense aux « batailles » d’Hernani et de L’Assommoir), – cet ouvrage se concentre sur des pistes nettement moins balisées : à savoir les diverses modalités de fonctionnement du discours critique ainsi que les figures clés de la critique théâtrale du XIXe siècle (critiques professionnels, écrivains, acteurs). La première grande articulation de cet ouvrage tripartite est consacrée aux « Formes et métamorphoses du discours sur le théâtre », elle-même divisée en trois chapitres intitulés respectivement « L’évolution d’un genre », « Un renouveau polymorphe » et « De la réflexivité, ou le théâtre au miroir ». Le premier chapitre, très cohérent et innovateur, permet de dégager une poétique de la critique théâtrale au XIXe siècle. Olivier Bara procède ainsi à une analyse du résumé de pièces dans les feuilletons ; Guy Ducrey met en évidence la multigénéricité des discours critiques (feuilleton, chronique, interview), tout comme Romain Piana qui s’attarde, lui, sur la « rubrique de soirée », – pratique qui vient prendre peu à peu le pas sur le traditionnel feuilleton dramatique après le Second Empire. La critique théâtrale se diversifie donc fortement au cours du siècle : véritable exercice de style chez certains, elle se teinte de prétentions esthétiques et littéraires tandis que, sous ses formes les plus légères, elle prend un avant-goût de presse people (potins, « échos » de coulisses, etc.).
3Le deuxième chapitre élargit le champ d’investigation aux revues spécialisées et aux périodiques : Sophie Lucet se concentre sur la Revue d’art dramatique (1886-1909), revue spécialisée qui, tout en offrant un échantillon des diverses pratiques critiques, est aussi le creuset d’une réflexion plus théorique et expérimentale sur la critique théâtrale. Jean-Claude Yon aborde quant à lui la façon dont l’image (la lithographie) peut se faire le vecteur de l’acte critique, à travers l’exemple d’un périodique illustré du Second Empire, La Vie parisienne (1865-1867). Le dernier chapitre de la première partie s’interroge fort utilement sur la fonction critique de la parodie au théâtre : Jean-Marie Thomasseau se penche sur la dimension autoparodique du vaudeville de l’époque romantique, lorsque le théâtre, dans un mouvement réflexif et autocritique prend pour cible les principaux genres dramatiques; Roxane Martin étudie, dans un très bel article, les parodies « intra-dramatiques » des pièces de Boulevard entre 1830 et 1862 – comédies, pantomimes, vaudevilles, revues, fééries, qui minent, au cœur même de leur structure, « un genre, un procédé d’écriture, une technique de mise en scène, un air connu, un acteur, un personnage ». On pourrait certes ajouter qu’au XIXe siècle, la parodie théâtrale ne parodie pas seulement le théâtre et ses genres mais encore les grands mouvements ou écoles littéraires. Anne Pellois prend enfin pour objet d’étude une pièce de Maurice Beaubourg, L’Image (1894), tout à la fois satire de la vie littéraire de son époque et manifeste symboliste autocritique.
4La deuxième partie, divisée en quatre chapitres – et sans doute un peu moins cohérente en raison de l’extrême diversité des articles qui la compose – traite des « Fonctions et finalités de l’activité critique ». Le premier chapitre, « Gros plan sur un métier inconnu », composé de la seule étude de Florence Naugrette, analyse le rôle (pédagogique) du critique de province. Dans le second chapitre, « Trois dramaturges face à la presse », Barbara T. Cooper, Sylviane Robardey-Eppstein et Sylvain Ledda examinent les réceptions critiques des œuvres de Dumas (Teresa), Casimir Delavigne et Musset. Les deux derniers chapitres, « Idées ou idéologies ? » et « Vedettariat, stratégie, propagande » viennent compléter l’éventail des intentions critiques : Julie de Faramond évalue la dimension morale contenue dans les feuilletons dramatiques du « Prince des critiques », Jules Janin ; Guilhem Labouret met en lumière les valeurs progressistes défendues par la critique théâtrale dans le quotidien catholique et social L’Avenir ; Susan McCready s’intéresse enfin aux coulisses d’une rivalité qui fit couler beaucoup d’encre : celle qui opposa deux grandes comédiennes du XIXe siècle, Mlle Mars et Marie Dorval.
5La troisième et dernière articulation de l’ouvrage, « Quelques grandes figures de la critique théâtrale », est consacrée en premier lieu à trois professionnels du feuilleton : Charles Monselet (au Monde illustré), témoin privilégié du monde théâtral sous le Second Empire qui, comme le montre Patrick Besnier, assume sereinement sa position de critique ; Jules Lemaitre – ce dernier, comme le souligne Michel Autrand, se caractérise avant tout par son refus de la théorie et son impressionnisme critique ; et enfin, Francisque Sarcey, éternelle victime des plaisanteries d’Alphonse Allais mais critique « metteur en scène » particulièrement attentif à la lisibilité scénique des textes, nous dit Julia Gros de Gasquet. Le chapitre suivant aborde le cas des écrivains-critiques : Patrick Berthier met en lumière la richesse et la variété des comptes rendus de théâtre de Théophile Gautier ; Michel Brix nous fait découvrir les feuilletons dramatiques de Nerval ; comme le montre Philippe Andrès, la critique dramatique de Théodore de Banville serait, elle, guidée par un refus systématique des conventions. Anne-Simone Dufief attire encore notre attention sur le cas d’Alphonse Daudet, « authentique chroniqueur dramatique », tandis que Loredana Trovato analyse la façon dont Alfred Jarry se fait théoricien de l’art dramatique dans un essai intitulé De l’inutilité du théâtre au théâtre. À travers l’exemple du célèbre Talma, Florence Filippi étudie enfin le « point de vue du comédien » (titre du dernier chapitre), c’est-à-dire le travail d’autocritique que s’impose l’acteur en cas de démission de la critique professionnelle.
6Si les « frontières » entre critique journalistique et activités critiques des écrivains (qui ont eux-mêmes souvent débuté dans le journalisme), voire des acteurs, sont bien posées, peut-être les contours entre critique théâtrale et critique littéraire auraient-ils pu, quant à eux, être mieux établis / définis. Selon quels critères le champ critique est-il divisé ou réparti au cours du XIXe siècle? Est-on à la fois critique de théâtre et critique littéraire ; comment devient-on l’un ou l’autre, comment ces différentes activités se distribuent-elles ? Plusieurs pistes de recherche restent à explorer, qui permettraient d’évaluer la porosité de ces pratiques.
7Le bel appareil iconographique situé en début d’ouvrage aurait pu être plus efficacement relié aux articles correspondants. Mais il s’agit là d’un menu détail. L’appareil éditorial est très complet et soigné : outre la présentation générale du début, chaque partie est accompagnée d’une introduction claire et précise qui renforce la cohésion du volume ; la bibliographie située en fin d’ouvrage (structurée en plusieurs sections et sous-sections) constitue, elle aussi, un précieux outil de travail. En procédant à une vaste entreprise de réévaluation d’une pratique critique protéiforme et mal connue, Le Miel et le Fiel. La critique théâtrale au XIXe siècle se pose en ouvrage de référence et constitue une lecture indispensable pour tout dix-neuviémiste et/ou spécialiste de théâtre.