Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Elena Georgieva

La thèse du lecteur. L’écriture d’après la lecture

Élie Ayache, L’Écriture postérieure, Paris, Éditions Complicités, 2006, 213 p.

1Comme le suggère son titre, L’Écriture postérieure est essentiellement une réflexion sur l’écriture ; plus exactement : de cette écriture qui est un prolongement de la lecture, et surtout de la lecture de textes philosophiques. Elie Ayache part initialement de ses lectures d’ouvrages de philosophie du sens, notamment celles du Tractatus et des Recherches philosophiques de Ludwig Wittgenstein, pour réfléchir sur le statut délicat que ces textes imposent à leur lecteur. Celui-ci étant conscient que « le processus privé […] de comprendre le texte, lui reste entièrement à faire dans la marge infinie du texte »1 devrait, pour y parvenir, non plus les relire, mais les écrire, ou plutôt écrire la philosophie à travers eux.

2Ainsi se formule le désir, dès le départ et dès la première page, de sortir du « cercle de la lecture » en écrivant « la thèse du lecteur ». L’écrire serait reproduire fidèlement l’activité mentale, réfléchie et réflexive du lecteur, afin de s’introduire, « faire admettre ma façon de (ne pas) faire de la philosophie (qui est simplement une façon de la lire, et d’écrire à travers elle) »2. Cette écriture est le moment de libération du lecteur, un moment « essentiellement fugace » où le lecteur écrit mais pas pour donner à lire. Il ne s’agit pas de devenir à son tour un auteur : écrire ainsi est encore une façon de lire — une autre façon de lire.

3La thèse du lecteur n’est pas un concept d’avance élaboré qu’Ayache chercherait à théoriser dans son ouvrage. Ce concept, dit-il, s’est imposé lui-même par les appels récurrents que l’écriture fait à ce terme, car « la thèse du lecteur ne se pense pas, ne se dit pas (ne se lit pas), mais elle s’écrit »3. Le principe d’écriture est la divergence de la pensée qui suit par rapport à celle qui précède, et pour ce qui est de la structure propre à la thèse une seule règle est en vigueur — éliminer les textes de référence et le régime de la pensée argumentative associée au profit de « l’écriture qui ne [prend] plus les textes de philosophie examinés que comme “prétextes” »4.

4Entre temps, Ayache introduit dans le corps de la thèse un autre type de textes — il s’agit de fragments autographes écrits indépendamment de l’ouvrage actuel, mais qui d’une certaine manière portent sur la même réflexion de l’écriture comme lecture. Ainsi la réflexion sur la thèse du lecteur se trouve intégrée dans cette même thèse et c’est ce qui, à cette état de l’écriture, semble la caractériser le mieux : « Ce moment de réflexivité totale où la pensée de la thèse du lecteur devient dépendante du moment de lecture ou d’écriture, ce moment où la pensée de la thèse devient confondue avec la thèse du lecteur puisque cette coïncidence ou cette mise en rapport de deux écritures, au sein de la thèse, devient la thèse […], ce moment est le moment que nous cherchions depuis le début. »5

5Et c’est ainsi que Ayache arrive à la conclusion de la thèse. En effet, aussi vite qu’elle a commencé, elle tend déjà vers sa conclusion. C’est une des singularités de la thèse du lecteur qui veut que son développement « a lieu littéralement " à l’extérieur" de la thèse » car « la conclusion doit suivre d’aussi près l’introduction […], et la thèse doit se faire ainsi en ce point central où il ne reste plus d’autre matière, ni d’autre au fond, que la pure réflexivité. »6 Ainsi « la conclusion de la thèse du lecteur a lieu exactement au moment de la pensée de la thèse se confond avec la thèse et où l’auteur commence à se lire et à se citer lui-même »7.

6Ayache semble conscient de la possible réticence que son futur lecteur pourrait montrer vis-à-vis de l’élimination du corps de la thèse ; il l’anticipe en déclarant qu’ « une véritable idée philosophique et un véritable projet » sont inscrits dans sa thèse : dépasser la lecture par l’écriture, l’expression lue devenant ainsi l’expression écrite, retenir des textes lus et interprétés que le prétexte qu’ils auront été pour le tour de sa pensée, ériger la digression en véritable méthode d’écriture.

7Dès lors, « la thèse n’est enfin compte que l’écriture de la thèse »8 Le processus de fabrication du texte devient ainsi le principal objet de la thèse dont le sujet principal est l’envahissement progressif du texte par le texte des fragments. Ce mouvement se traduit dans l’évolution du sujet depuis la thèse de philosophie (écrire sur la philosophie) jusqu’à l’écriture pure et simple de la philosophie (écrire la philosophie). Ainsi Ayache écrit-il : « nous avons atteint un stade proprement anté-philosophique, où le mouvement de l’écriture est désormais la traduction immédiate du mouvement de l’esprit qui précède la philosophie »9. Et en effet, le véritable objet de la thèse n’est pas tellement l’écriture en elle-même, que son commencement — l’interrogation porte sur le comment du commencement de l’écriture.

8La question essentielle de la philosophie (Qu’est-ce que la philosophie ?) se trouve ainsi reversée dans la question de la possibilité de la philosophie. En guise de réponse, Ayache nous propose de réfléchir sur le « mouvement de la lecture et de l’interprétation dont le lecteur seul détient le pouvoir, et qui n’aura de cesse qu’il ne se sera transformé chez lui en mouvement d’écriture »10.

9C’est ainsi que se clôt la thèse du lecteur, et que commence autre chose puisque à ce moment Ayache revient sur les textes qu’il avait jusqu’alors délibérément exclus de son écriture. Toutefois il ne s’agit pas d’un véritable retour en arrière, au contraire, il poursuit son propos, comme il l’avait annoncé auparavant, et en arrive enfin au développement de sa thèse qui se trouve, comme promis, « à l’extérieur » de celle-ci. Suit donc le développement argumentatif qui mène de la lecture à l’écriture.

10La première étape passe par la lecture qu’Ayache propose du récit de Borges Pierre Ménard, auteur du Quichotte. Dans le cas de Ménard écrire la lecture revient à reproduire littéralement le texte. Et effet, comme celui qui maîtrise une langue étrangère n’est pas « obligé de traduire dans sa propre langue »11, « le lecteur véridique, ou interprète véridique, d’un texte […], n’est pas là pour traduire dans sa langue d’interprète […]. L’interprète parle directement le verbe du texte, et l’écrit directement »12. Ainsi « chaque fois qu’on veut comprendre "le texte lui-même" – c’est-à-dire qu’on ne veut pas le comprendre comme son auteur l’a écrit, et qu’on ne veut pas le comprendre autrement que son auteur l’a écrit – l’on répète très rapidement dans sa tête l’énorme tour, et l’énorme entreprise de Pierre Ménard »13. L’interprète qui accèderait à la véritable compréhension n’aurait pas simplement à reproduire le texte ; il devrait exprimer sa façon de comprendre le texte et pour le faire il ne pourrait que le répéter mot pour mot. Le Quichotte est en ceci une œuvre singulière qu’elle porte en elle l’expérience de Pierre Ménard.

11Pourtant le modèle de Ménard n’est pas celui vers lequel tend Ayache, car même s’il lit « avec compréhension » il reste au stade de la lecture. Or, la thèse du lecteur, quoiqu’elle soit l’écriture de la lecture, est avant tout une écriture.

12Ayache touche enfin à l’écriture postérieure, promise par le titre de l’ouvrage. Pour exprimer la signification qu’il donne au terme de « postérieure » il passe encore une fois par Borges, et le commentaire que Gérard Genette fait sur sa « promesse énigmatique » dans Palimpsestes.14

13Ayache s’accorde avec Genette sur le sens de supériorité que revêt pour Borges la lecture sur l’écriture. De plus, il considère que sa « "thèse du lecteur", selon laquelle écrire à travers les textes qu’on lit est la meilleure façon de les lire, est un premier pas pour remplir la fameuse “promesse énigmatique” de Borges. »

14Effectivement, l’objectif de la thèse est justement d’introduire une écriture qui soit encore plus supérieure car postérieure à la lecture. La lecture est ordinairement postérieure à l’écriture puisque l’on ne peut pas lire avant que le texte soit écrit. Mais ce qui intéresse Ayache c’est la façon extraordinaire selon laquelle la lecture peut être postérieure à l’écriture. Un tel lecteur est « empli de commencements », il est « capable de se mettre à écrire à tout moment, capable de se jeter à tout moment dans une entreprise d’écriture comme celle de Pierre Ménard, […] sauf que ce lecteur, justement, ne se mettra pas à écrire ; il aura la modestie et l’éducation de Pierre Ménard qui se résignera à détruire ses brouillons et à écrire strictement le texte qu’il lit, c’est-à-dire, allégoriquement, à le lire.»15

15Pour ce qui est de l’extraordinaire façon dont l’écriture peut être postérieure à son tour il faut la considérer comme « une écriture qui prolongerait la lecture et lui serait encore plus fidèle […] de même que la lecture, tout à l’heure postérieure à l’écriture, au sens extraordinaire du terme, était en réalité plus fidèle encore à l’écriture des textes en question. »16

16Le problème de ce concept vient du fait qu’elle ne veut être ni autre (interprétation ou commentaire), ni la même (réécriture littérale). Pierre Ménard représente la deuxième extrémité où il ne faut pas tomber, puisque ce serait rester dans la lecture. Ayache aspire à une écriture postérieure catégorique. Elle doit définitivement se passer des textes parce qu’ils sont « l’affaire du lecteur et appartiennent définitivement au domaine de la lecture. »17 Il s’opère ainsi une valorisation de la lecture-écriture, et non plus de l’écriture-lecture comme dans le récit de Borges, et de la possibilité, du commencement, et non de l’origine, de la philosophie.

17Le seul auteur qui semble être parvenu à cette écriture postérieure est Joubert18. Pourtant celui-ci se refuse à écrire. Mais pour écrire il lui aura manqué seulement le lieu où écrire, car il refuse qu’une autre écriture, une autre pensée le mène à la sienne. Or, l’écriture postérieure a besoin des pré-textes, mais seulement pour qu’ils créent l’espace où l’écriture pourrait se produire, ceci fait, cette écriture doit se lire indépendamment des textes lus.

18Ayache se trouve donc devant un véritable problème — l’impossibilité de l’écriture postérieure — comment écrire autre chose que les textes lus sans que pour autant le résultat soit différent, et surtout comment se passer des textes lus qui, justement, ont provoqué en tant que prétextes l’écriture ? La thèse du lecteur retrouve ainsi son véritable objet qui était déjà formulé comme l’écriture même de la thèse, c’est-à-dire, la possibilité de cette écriture.