Les vies fausses d’Hervé Guibert
1On rapporte que Foucault, exaspéré par les déclarations d’Hervé Guibert, lui aurait rétorqué : « Mon pauvre Hervé, il ne t’arrive que des choses fausses dans la vie ». C’était bien vu, et doublement, puisqu’à lire l’ouvrage d’Arnaud Genon, Hervé Guibert : vers une esthétique postmoderne, il semble que l’ultime ruse de cet écrivain controversé soit d’avoir réussi à piéger jusqu’à sa réception. Ni « écrivain du sida », ni « narcissique complaisant » (p. 21), Guibert figure encore un auteur insituable, ne serait-ce qu’en vertu des pratiques d’écriture qui furent les siennes, dans l’indistinction maintenue entre vie et œuvre, fiction et témoignage.
2Le parti de l’ouvrage repose sur la mise en perspective d’un corpus représentatif (de romans, d’écrits personnels, de photographies et du seul film réalisé par l’auteur, La Pudeur ou l’impudeur) avec la lecture du Mausolée des amants, le journal que Guibert tint de 1976 à sa mort, en 1991. La cohérence seconde que découvre cette publication, dix ans après la mort de l’auteur (Le Mausolée est publié pour la première fois en 2001), autorise à rouvrir une œuvre close sur les circonstances de la disparition de Guibert, et condamnée aujourd’hui à un relatif purgatoire — celui, assurément, qu’affrontent toutes les œuvres avant d’entrer, ou non, dans le canon littéraire. Les quatre chapitres qui organisent l’étude sont autant d’éclairages à partir d’une question (l’intratextualité, l’« interdiscursivité » ou intertextualité, la transgression autobiographique, le jeu de miroirs) permettant de cerner ce « faire croire » à l’origine de l’écriture guibertienne : faire « croire que sa vie était aussi son œuvre et que la réciproque s’imposait d’elle-même » (p. 15). C’est bien là sans doute que réside le projet d’Arnaud Genon, plus que dans l’horizon « postmoderne », promis par le titre, mais traité au fil des chapitres sans faire l’objet d’une mise au point synthétique. C’est que la question de l’esthétique « postmoderne », pour fascinante qu’elle paraisse, ne l’est pas moins que le mystère-Guibert, lequel méritait, pour qui s’intéresse à l’œuvre, qu’on tentât de le fixer un peu.
3La démarche de l’ouvrage est alors articulée sur une progression simple : à partir de l’étude des différents renvois d’un écrit à l’autre, Arnaud Genon tente de situer l’écriture guibertienne dans le champ plus vaste du paysage intellectuel des années 1980, en particulier à partir de trois figures : celles de Barthes, de Foucault (évidemment, pourrait-on dire), mais aussi de Thomas Bernhard. Les deux premiers chapitres de cette étude constituent ainsi un vaste parcours de l’œuvre, dans ses liens internes tout d’abord — ce que l’auteur nomme sa « mécanique d’auto-engendrement » (p. 37). Si le journal est posé comme « colonne vertébrale » de l’édifice romanesque, selon le mot même de Guibert dans un entretien pour Globe Hebdo, c’est également l’important corpus de photographies qui est convoqué pour saisir de l’œuvre de Guibert « la multiple singularité » (p. 79). « [L]a combinatoire des avant-textes et des textes, dans cette mise en écho, dans le ressassement, dans les déplacements » permettrait dès lors de tenter de cerner un sujet difficilement repérable dans l’écriture, et ce d’autant plus qu’il s’ouvre à la voix de l’autre. C’est l’enjeu du deuxième chapitre qui choisit de poser l’œuvre de Guibert au miroir de trois écritures théoriques : l’approche barthésienne du médium photographique ; la défense, par Foucault, du corps du fou ou du prisonnier ; l’analyse bernhardienne de la maladie. Si le rapprochement entre La Chambre claire de Barthes et L’Image fantôme de Guibert s’impose, la mise en regard des Aveugles, paru en 1985, avec l’« enseignement » de Foucault (c’est-à-dire, semble-t-il, les analyses de Surveiller et punir) paraît moins pertinente, tout comme l’appui de l’autofiction, telle que mise en scène dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, sur le séminaire tenu par le même Foucault à Berkeley sur la Parrêhsia, cette « activité verbale dans laquelle un locuteur exprime sa relation personnelle à la vérité » (citation de Foucault, p. 111). Muzil, personnage d’À l’ami…, est peut-être bien le philosophe ami et voisin de Guibert : fallait-il, cependant, pour légitimer le rapprochement, convoquer une pensée philosophique à laquelle Guibert ne fait jamais explicitement référence ? Dans ce double objectif de débusquer l’autre du sujet (premier chapitre) comme l’autre de l’œuvre (deuxième chapitre), le travail d’Arnaud Genon voit parfois se lever les fantômes d’une critique des sources qui, confrontant l’auteur et l’œuvre, l’homme et l’écriture, risque de passer sous silence l’enjeu proprement littéraire de l’écriture de Guibert.
4C’est justement à l’approche de cette littérarité que sont attachés les deux derniers chapitres. Si le troisième chapitre donne parfois l’impression de reprendre certaines analyses menées dans le premier, c’est cependant depuis un tout autre point. En interrogeant à nouveau la forme Journal, Genon étudie les effets de brouillage ; Voyage avec deux enfants, Fou de Vincent, s’ils portent la mention générique « Journal », n’en constituent pas moins une « construction littéraire visant à complexifier le rapport entretenu entre le vécu et le fictif » (p. 169-170) : ce qui s’y raconte n’est jamais tout à fait vrai. De la pertinence, encore une fois éprouvée, du mot de Foucault. Le principal « trucage », « trucage cinématographique » dit Guibert, de Fou de Vincent, réside ainsi dans la mort du personnage-titre, alors même que celui-ci reviendra dans des textes postérieurs (notamment dans Paradis). Du lointain schéma policier d’Incognito à l’omniprésence du faux (à travers la figure du faussaire et celle du double) dans L’Homme au chapeau rouge, les procédés sont divers par lesquelles l’œuvre dénonce elle-même son artifice. Barthes, déjà, défendait, dans Le Plaisir du Texte, un sujet moderne « irrepérable » ; si l’on en croit Arnaud Genon, le sujet guibertien, « postmoderne », ne se laisserait approcher que dans son « insaisissabilité » (p. 189). Insaisissabilité qui est enfin celle du support : c’est l’enjeu du quatrième chapitre, que d’ouvrir le corpus littéraire sur « l’écriture scopique » (photographique et filmique), ou encore sur ce que Genon nomme « pratique photo(bio)graphique » (p. 231). Ce dernier chapitre est également l’occasion de mettre à distance les vues désormais convenues sur l’œuvre, en particulier celles qui posent dans la découverte de la maladie une « fracture autobiographique » : le sida, en dépossédant le malade de son propre corps, aurait poussé l’écriture du moi dans les glissières de l’autofiction. Dès La Mort propagande, en 1977, s’affirme en effet un « désir thanatographique », dont le film La Pudeur ou l’impudeur semble certes l’aboutissement, mais qui avait déjà trouvé à s’exprimer, maladie ou non : « Me donner la mort sur scène, devant les caméras. Donner ce spectacle extrême, excessif de mon corps, de ma mort » (cité p. 254).
5Arnaud Genon résume, d’un mot-valise, l’originalité guibertienne : son écriture serait « réflective », reflet autant que construction fictive d’une vie. « [D]ans cette parole autotélique », poursuit Genon, « évoluant dans un ressassement de soi, vient s’infiltrer l’Autre » (p. 289) : autre sujet, autres voix (tels que le deuxième chapitre a tenté de les mettre au jour) ; autre du sujet, aussi, dans la prise en compte d’un impossible dévoilement de soi auquel l’étude ne pouvait évidemment apporter que des éclaircissements. En aucun cas livrer la clé d’une mascarade ou d’une dissimulation dans lesquelles jamais, sans doute, on ne démêlera l’éclat de la provocation et l’écho d’un réel à la perception toujours déjà fausse — ce que la psychanalyse, justement, nomme réalité, et qui figure bien la « réalité » de l’œuvre de Guibert.