L’épreuve libertine
1Bien que le titre ne le laisse pas entendre, cet ouvrage propose un réexamen de la figure de Théophile de Viau, replacée dans son contexte contemporain et dans sa postérité, afin d’envisager, à l’heure des débats, une approche renouvelée du phénomène libertin. “L’épreuve libertine”, telle qu’elle nous est annoncée, fera ainsi l’objet d’une étude minutieuse, problématisée et très bien documentée. Il reste néanmoins surprenant que le sous-titre ne mentionne pas le nom de celui qui, au coeur des scènes littéraire et politique, permet d’analyser à nouveaux frais l’épineuse question du libertinage.
2Le pari est réussi, car, tout en s’appuyant sur une abondante bibliographie nourrie des études contemporaines de Théophile et des enquêtes les plus récentes, l’auteur se confronte aux lignes de fuite d’un concept historiographique problématique, pour l’approcher en termes de déplacements permanents.
3Dès l’introduction, la singularité théophilienne s’impose : l’étape décisive du procès transforme une simple « question littéraire », relevant de la polémique entre un auteur et son apologète jésuite, en une « quasi-affaire d’état » sur laquelle viendront se greffer différents acteurs d’importance variable. Si le « cas » Théophile fait date dans l’histoire littéraire, c’est en raison d’une politisation complexe dont l’auteur présente les fondements et les enjeux.
4La première partie, qui analyse les mutations depuis le simple « scandale » du Parnasse satyrique jusqu’à la véritable « affaire Théophile », dessine tout d’abord les contours d’un « laboratoire historiographique », qui fait de Viau l’emblème de la persécution. L’auteur libertin apparaît ici tiraillé entre aspiration à la publication — condition sine qua non de la large diffusion des œuvres- et dissimulation repliée — prudence nécessaire pour l’élaboration de thèses subversives. La publication rompt la logique des cercles littéraires érudits en même temps qu’elle transforme le champ littéraire en un lieu stratégique, cible de la politisation. Dans ce contexte, le choix de l’imprimé et de la diffusion en feuillets, tel que le fait Garasse, apparaît bien plus efficace que la seule action judiciaire, d’abord privilégiée par Théophile dans la polémique qui l’opposait à l’apologète. En revanche — ironie du sort — dans l’évocation des preuves du blasphème théophilien, on s’appuie davantage sur des témoignages oraux, vecteur d’une dénonciation aussi faillible que contestable. Dès 1624, Théophile réinvestit l’espace de l’imprimé et regagne la faveur du public avec ses écrits de prison, destinés pour une partie aux roi et magistrats. S. Van Damme propose alors une hypothèse forte : ces nouveaux textes, en même temps qu’ils témoignent d’une conversion religieuse et polémique, assurent la pérennité de la posture libertine d’un auteur qui, tout en feignant la soumission, s’affranchit progressivement.
5Dans la deuxième partie, qui étudie l’ « arène parisienne » comme « lieu de politisation du libertinage », l’auteur examine le statut des imprimeurs et éditeurs dans la prise à parti polémique. Les écrits de Théophile sont peu à peu investis par les libraires des ponts et par de nouveaux éditeurs qui exploitent un nom désormais illustre doublé d’une réputation subversive : l’affaire Théophile joue alors un rôle conséquent dans le marché éditorial. L’ « espace de mobilisation politique » entraîne un nouveau type de déplacement: Théophile perd ainsi le soutien d’un Balzac, tandis qu’il gagne l’appui de grandes personnalités. La publicisation de l’ « affaire » engendre des assimilations abusives du nom Théophile au référent Théophile de Viau : S. Van Damme montre ainsi comment l’auteur, apposant dès 1623 l’intégralité de son patronyme, reconstitue une identité qui lui est propre.
6La troisième partie interroge enfin les conditions de possibilité d’un « monde libertin », né des d’un imaginaire greffé a posteriori sur le personnage de Théophile. Il s’agit alors de tenter de cerner les frontières chronologiques de l’affaire : prend-elle fin avec l’épuisement de la polémique, ou se perpétue-t-elle dans une remotivation fictionnelle et fantasmée de l’auteur érigé en figure ? En réalité, l’achèvement du procès, loin de clore le processus, le renouvelle par la prolifération d’écrits faisant de Théophile un héros fictionnel, parfois même fantastique. Le « royaume » de l’auteur subit lui aussi un déplacement, occupant peu à peu un espace national. S. Van Damme démêle alors des logiques éditoriales complexes, qui privilégient tantôt la publication en recueils collectifs, tantôt le rassemblement dans des Œuvres du seul Théophile. De la même manière, les politiques éditoriales des grandes villes de province et de Paris sont elles aussi réévaluées à partir du traitement des écrits théophiliens. Le déplacement générique opéré par Théophile à la fin de sa vie, qui le conduit du Parnasse satyrique à une poésie bien plus dissimulatrice, pourrait peut-être expliquer que, dès sa mort en 1626, sa vie scandaleuse soit oubliée au profit de la seule réhabilitation de ses œuvres.
7In fine, les hypothèses proposées par S. Van Damme sont particulièrement convaincantes et s’appuient sur un fonds documentaire quasi exhaustif qui permet d’aborder de manière subtile les porosités et résistances du terme libertin. Partir de Théophile — écrivain martyr pourtant plus tardif qu’un Vanini ou un Bruno par exemple — est un choix éclairant : le procès n’est pas éloquent en soi, il n’est qu’une étape dans le long processus qui mène du scandale littéraire à son réinvestissement socio-politique. L’ensemble de l’étude répond à une problématique fondatrice, sans jamais sombrer dans la généralisation : l’angle d’attaque du déplacement est, peut être, le plus judicieux pour approcher l’insaisissable.