Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juin 2008 (volume 9, numéro 6)
Sandrine Bretou

Pour une théorie du langage

Henri Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Paris : Éditions Laurence Teper, 2007, 190 p. 

1Ce livre m’a, à plus d’un égard surpris, en effet, travaillant régulièrement sur Heidegger, je me suis sentie touchée par les remarques assez virulentes faites par Meschonnic. Mais, se justifiant tout au long de l’ouvrage, et prônant ainsi une théorie du langage, que je propose de relever, cet ouvrage se trouve d’un intérêt certain, philosophique et phénoménologique, à plus d’un titre.

2Meschonnic part du postulat, que « nous ne pensons pas encore » (p. 7), ni le langage, ni le poème ou encore l’éthique et le politique, tant que les chercheurs ne les étudieront pas dans leur interaction. Pour l’auteur la Bible est un « fonctionnement » (p. 12) et pas seulement une origine. En critiquant le réalisme logique de Heidegger, il nous fait penser au nominalisme, dans le sens où on y considère « les mots comme des noms mis sur des choses. » (p. 13) Ainsi ce réalisme présuppose une essentialisation qui reste pour lui une massification, qu’il appelle alors « le fascisme de la pensée » (p. 14).

3Cela revient à parler de « national-essentialisme comme d’une essentialisation généralisée du réalisme logique chez Heidegger » (p. 14), voire une « absolutisation » (p. 15).

4C’est ainsi qu’un peu plus loin dans le livre, il exprime l’importance de comprendre le « fonctionnement du langage, par le critère du réalisme et du nominalisme », et pouvoir « remettre Heidegger à sa place » (p. 15). Lévinas montre bien d’ailleurs que la Bible n’est pas seulement une origine mais un fonctionnement, compris comme une tradition et un traditionalisme. Car cette « course à l’origine confond en passant, le langage et les langues » (p. 25) et pour en convaincre les lecteurs prend l’exemple de l’hébreu.

5Il revient sans cesse quant à la « dissimulation » des « choses de la Bible » et de la « pensée juive ». Y a-t-il une pensée juive d’ailleurs ? Mais il considère cette dissimulation comme « l’impensé, le non-dit de la philosophie. D’où viendrait l’hostilité de certains penseurs. » (p. 43) Car effectivement il y a bien un lien étroit entre la philosophie et la théologie. Pour Hegel aussi, « la philosophie ne s’oppose pas à la religion, elle la comprend. » (p. 63)

6Ayant appuyé son point de départ, Meschonnic va reprendre son exemple depuis le début sur le « juif », l’hébreu, la Bible, qui sont des notions, qui ont subit des modifications de langage. La notion de « juif » a été prise comme terme « réifié » par les nazis, ou plus tard dans un sens « victimaire » (p. 69). C’est ainsi qu’il veut accentuer l’importance de la théorie du langage pour réfléchir sur la « pensée humaine » (p. 88).

7Heidegger est loin d’être le seul penseur à avoir négligé la théorie du langage, ou tout simplement « d’absolutiser » sa pensée. Il revient sur des auteurs tels que Hannah Arendt, où il fait une forte critique de sa critique de l’autoritarisme. Et que ce soit Agamben ou Gadamer, tous oublient ou plutôt ne parle même pas du judaïsme et de la Bible. Pour ce dernier d’ailleurs, il lui critique son christianisme implicite, car Gadamer parle d’une unité greco-chrétienne, en omettant donc le judaïsme. Enfin et surtout il critique les sources et traductions de la Bible.

8Ainsi, « penser le langage comme une éthique, et par là comme une poétique de la société, c’est le moyen de se libérer de l’essentialisme et de ses effets politiques, tels qu’ils ont été poussés à leur maximum par Heidegger. » (p. 11)

9En effet, Heidegger est pour Meschonnic la « maximalisation de l’essentialisme réaliste ». (p. 137) Il revient sans cesse à des rectifications de traduction de mots en hébreux surtout, mais aussi en allemand ou grec.

10Sa volonté est de faire élaborer une poétique et une politique de la pensée du langage. Toujours en soulignant l’imprégnation de la théologie chrétienne et la mise « sous silence » de la question juive. « Ce qui est réel, c’est que l’effacement de l’effacement déjà opéré par la théologie chrétienne, et de l’intégrisme essentialiste du langage chez Heidegger, ont pour conséquence logique, éthique et politique le rapport de Heidegger à la solution finale de la question juive. De la question chrétienne. » (p. 138) Heidegger ne met pas en effet sous silence, l’implication hébraïque dans l’Occident, « il se tait » simplement. C’est ainsi que pour Meschonnic, « on se retrouve » « dans une régression qui ne dit pas son nom », « une comédie heideggérienne ». (p. 141)

11Ce faisant, par une poétique et une politique de la pensée du langage, c’est aussi s’inscrire dans une poétique et une politique de la société, qui ne peut exister sans cette théorie du langage. « Il s’agit de penser l’interaction (ce que je prends à Humboldt, Wechselwirkung) entre le langage, la poème, l’art, l’éthique et le politique. » (p. 143) Il veut relancer ainsi une « véritable théorie critique » (p. 144) c’est-à-dire il « pose que l’École de Francfort, n’ayant pas de théorie du langage, a seulement cru faire une théorie critique, le seul à s’y intégrer, Walter Benjamin, étant perclus de théologie. » (p. 144)

12En faisant « exprès de pasticher Heidegger » il souhaite relancer le fait de penser, car c’est aussi « inventer, transformer, lutter contre parce qu’on lutte pour. C’est plus que s’occuper de sa spécialité. » (p. 144) Ainsi il voudrait faire se resituer les heideggériens « dans et par la théorie du langage. » (p. 147)

13Enfin, pour Meschonnic, le réalisme logique de Heidegger est un enchaînements des essentialisations (p. 148), sans vouloir non plus opposer un « fanatisme à un autre ».(p. 155) Il expose ainsi pleins d’erreurs de traduction de Heidegger « qui viennent de l’emploi poétique du langage. » (p. 160)1

« Si on ne lit pas Heidegger comme un national-essentialisme, on ne lit pas Heidegger. On est lu par Heidegger. Quand on lit Heidegger comme une juxtaposition de la philosophie et de la politique, soit pour exalter le penseur et minimiser le nazi, soit pour faire l’inverse. Dans les deux cas, mais différemment, on manque le pourquoi et le comment de ce qui tient ensemble, chez Heidegger, sa pensée et son rapport au politique de son temps. » (p. 173)