Comment Maupassant est-il perçu dans le monde ?
1Noëlle Benhamou part d’un constat paradoxal : Maupassant est l’un des écrivains les plus lus en France et pourtant « il semble peu intéresser l’université française ». C’est la raison pour laquelle cet ouvrage se propose de réunir différentes études qui permettent au lecteur d’entrevoir la façon dont Maupassant est perçu dans le monde d’aujourd’hui.
2Mais ce n’est pas là la seule raison qui a poussé Noëlle Benhamou à entraîner le lecteur dans un tour du monde critique. En effet, c’est, dit-elle, grâce à l’impulsion des études étrangères que Maupassant a été redécouvert dans les années 1960 et c’est aussi grâce aux chercheurs étrangers que Maupassant est parvenu à se délivrer de la « chape de plomb flaubertienne » si souvent imposée par les études critiques françaises.
3L’ouvrage, qui comporte douze études ainsi que plusieurs documents inédits, apporte ainsi un nouvel éclairage sur l’un des auteurs les plus étudiés au collège et au lycée.
4La revue entend pourfendre les préjugés de la doxa sur l’œuvre de Maupassant.
5Le premier est de croire que l’auteur réaliste écrit des textes au style « simple, lisse et limpide » (N. Benhamou). Pour réfuter ce lieu commun, Kelly Basílio (« Trilles et frétillements. L’écriture ‘impressionniste’ du désir dans Une partie de campagne de Maupassant ») étudie l’influence complexe de l’impressionnisme sur le style de l’écrivain réaliste. Ainsi, l’article met en avant les motifs topiques communs à la nouvelle et à la peinture impressionniste (la balançoire, le déjeuner sur l’herbe, le canotage) puis observe en deux parties l’utilisation de la technique picturale de la vibration dans le texte de Maupassant : vibration de la lumière, frémissement des chairs, tremblement de la nature, mais aussi vibration sonore avec le chant du rossignol, métaphore du désir et de l’union charnelle, véritable « ekphrasis musicale ».
6Le deuxième préjugé est celui qui consiste à interpréter le choix de l’écriture fantastique comme l’expression de symptômes psychiques. Hans Färnlöf, dans son article « De la motivation du fantastique » remet en cause ce point de vue en montrant que le fantastique maupassantien répond à des motivations d’ordre esthétique. Partant de l’hypothèse de Todorov selon laquelle le fantastique et le vraisemblable peuvent coexister à condition qu’une certaine cohérence textuelle soit conservée, H. Färnlöf répertorie les différentes motivations du récit fantastique dans les nouvelles de Maupassant : indices disséminés dans les premières lignes des textes, référence à l’état troublé des personnages ou même mention intradiégétique d’espaces fantastiques sont quelques-unes des motivations qu’étudie l’auteur de l’article. Ainsi, conclut H. Färnlöf, l’écriture de ces histoires ne résulte pas des « hantises » de l’auteur ; elle témoigne au contraire de sa « maîtrise des contraintes esthétiques ».
7Adrian Ritchie, quant à lui, répare une injustice dans son étude sur « Maupassant en 1881 : entre le conte et la chronique » : celle d’avoir qualifié les chroniques journalistiques de Maupassant de littérature alimentaire (même si l’auteur lui-même véhiculait cette idée) L’étude d’A. Ritchie permet ainsi de découvrir une autre facette de Maupassant, chroniqueur, connaissant les goûts du public et écrivant quotidiennement sur l’actualité politique, sociale et culturelle. Plus encore, l’article souligne le lien qui existe entre les chroniques et les œuvres, véritable terreau, « matériau déjà préparé » (G. Delaisement) pour l’écrivain, considérant que c’est la presse « qui représente exactement la physionomie intime du pays »
8Maupassant est au cœur d’enjeux littéraires européens.
9Comme la plupart de ses congénères, et en tout cas comme tous les médanistes, Maupassant a été marqué par Schopenhauer, ou du moins par le choix de fragments du philosophe réunis et commentés par Jean Bourdeau : c’est ce que montre Marc Smeets (« Huysmans, Maupassant et Schopenhauer : note sur la métaphysique de l’amour ») . Ce dernier propose une étude en deux parties montrant la conception schopenhauerienne de l’amour dans l’œuvre des deux disciples de Zola, notamment à travers une réflexion sur la figure du célibataire, las des plaisirs de la chair chez Huysmans, « vigoureux et même bestial » chez Maupassant, mais touché par le même « dégoût », une fois la relation sexuelle consommée. Empreints de la pensée de Schopenhauer, les deux écrivains laissent donc entrevoir dans leur texte une certaine réappropriation du pessimisme, cette maladie de toute une génération fin de siècle.
10« Maupassant et Clarín face à face » est une étude comparatiste dans laquelle Concepción Palacios étudie la relation qui unit les deux écrivains. Vivant tous deux dans des périodes de crise et d’incertitudes, Maupassant et Clarín écrivent chacun des textes fantastiques, privilégient la forme brève et jouent avec les mêmes thèmes (le temps qui passe, les interrogations sur la science, un certain attachement pour les animaux) Si des différences biographiques éloignent les deux hommes, indique C . Palacios, la trace du conteur français reste visible dans les écrits de Clarín.
11Karl Ziegler, pour sa part, (« Arthur Schnitzler- Un « Maupassant autrichien » : le rôle de Maupassant pour l’insertion d’un auteur étranger dans le champ littéraire français ») examine un lieu commun de la critique française et germanique, consistant à faire de Schnitzler un « Maupassant autrichien ». Si le style des deux écrivains a été qualifié de « léger » par la critique et si une indéniable proximité thématique parcourt les deux oeuvres, les textes de Maupassant et de Schnitzler se distinguent néanmoins. Dès 1908, M. Muret souligne les différences de techniques littéraires employées par les deux hommes : par exemple, tandis que « Maupassant peint plutôt qu’il ne raconte », Schnitzler, lui, expose les circonstances d’un récit par le truchement d’une tierce personne. Plus tard, en 1966, F. Derré va dans le même sens et insiste entre autres sur la « richesse de recherches formelles » — dont l’emploi du monologue intérieur — qui caractérise l’œuvre de Schnitzler. L’appellation de « Maupassant autrichien » appliquée à l’auteur germanique n’est certes pas absurde, conclut K. Ziegler, mais elle reste une étiquette schématique.
12L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage est de nous amener à découvrir des regards étrangers sur l’œuvre de l’écrivain normand. Il ressort de ces études que Maupassant connaît depuis longtemps un vif succès à l’étranger.
13Les articles de Galyna Dranenko (« L’histoire de l’héritage maupassantien en Ukraine ») et d’Alexandra Viorica Dulau (« La réception de Maupassant en Roumanie »), tous deux stimulants, laissent entrevoir des points communs dans la réception de l’auteur français en Ukraine et en Roumanie.
14Dès la fin du XIXe siècle, l’engouement est rapide pour les œuvres de Maupassant (les contes paysans connaissent un succès important dans une Ukraine majoritairement rurale tandis que les lettrés roumains, épris de littérature française, se sont tout de suite passionnés pour les œuvres de Maupassant). Preuve supplémentaire de cet intérêt pour l’écrivain : la façon dont la mort de ce dernier a été immédiatement relayée en Ukraine et en Roumanie. En effet, outre les publications spéciales, les traductions et les études réalisées au sujet de Maupassant se sont multipliées.
15Plus encore, les auteurs des articles insistent sur la relecture de l’œuvre du conteur français à la lumière des théories marxistes pendant l’ère soviétique. Maupassant, écrivain « progressiste », condamnant « l’Occident pourri » reste cependant sulfureux du fait de son écriture légère sinon licencieuse ; incarnant « le fruit défendu » (G. Dranenko), l’écrivain fascine par l’ambiguïté de son propos et la multiplicité des pistes interprétatives qu’il offre au lecteur.
16Enfin, les deux auteurs soulignent que le succès des œuvres de Maupassant est toujours d’actualité et que celles-ci figurent dans les ouvrages scolaires.
17Élément important dans la formation des deux littératures nationales, ukrainienne et roumaine, Maupassant reste une figure marquante du patrimoine européen.
18Au-delà de l’Europe, la légende de Maupassant s’est propagée dans les pays arabes, notamment en Égypte. C’est ce qu’explique Arselène Ben Farhat (« La réception de Maupassant dans les pays arabes : étude des stratégies paratextuelles dans les récits traduits »). Ce dernier met notamment en évidence deux attitudes différentes chez les traducteurs. La première consiste à idéaliser la figure du conteur, en omettant le plus souvent d’évoquer le nom du traducteur, ou plutôt des traducteurs, dans la mesure où, pour certaines nouvelles, quatre voire cinq versions du même texte sont proposées, à chaque fois renouvelées pour s’adapter à une époque, un public, une mentalité. Dans d’autres cas, au contraire, le traducteur s’impose, adapte très librement les écrits de Maupassant et ne mentionne guère le nom de l’auteur. Ainsi, c’est à travers un jeu de présence / absence que la figure de Maupassant devient mythique.
19Maupassant est lu et apprécié dans le monde entier. Ses nouvelles donnent lieu à de nombreuses adaptations cinématographiques et télévisuelles.
20Ainsi, Leisha Ashdown-Lecointre (« Maupassant à l’écran : The Golden Braid (1990) de Paul Cox, adaptation filmique de La Chevelure ») et Noëlle Benhamou (« Il Diavolo (2005) d’Andrea Lodovichetti : du conte noir à la fable métaphysique ») étudient la transposition de deux nouvelles de Maupassant à l’écran.
21L. Ashdown-Lecointre souligne qu’à la différence de l’adaptation fidèle de La Chevelure réalisée par Adonis Kyrou (faisant figurer M.Piccoli dans le rôle principal), le film de Cox étoffe nettement le texte de Maupassant, en multipliant les personnages et en ajoutant certains motifs (le tic tac de la pendule qui obsède le personnage principal, ou encore la figure chrétienne du confesseur, absente de La Chevelure) Cette interprétation n’a pas certes pas connu de succès en Australie où le « cinéma d’auteur est assez inconnu » ; toutefois, déclare Paul Cox dans une interview, « le film a eu un succès d’estime dans le reste du monde et cela m’a suffi ».
22À la différence de l’Australie, l’Italie connaît une longue tradition d’adaptation de Maupassant. En 2005, A. Lodovichetti s’inscrit dans cette lignée en adaptant Le Diable. Sa version est fidèle à l’esprit du conte, au cadre spatio-temporel de la nouvelle, aux personnages et aux dialogues, mais le film, indique N. Benhamou, acquiert une valeur allégorique qui fait de lui une fable atemporelle. Introduisant une dimension métaphysique absente de la nouvelle, l’adaptation cinématographique devient ainsi une véritable recréation.
23Mais si Maupassant est aimé et reconnu partout dans le monde, il ne fait pas l’unanimité en France. C’est ce que révèle l’étude de René Godenne (« Le monde de la nouvelle française du XXème siècle face à Maupassant »). Ce dernier propose en effet une série de citations critiques à l’égard de l’écrivain. Parmi celles-ci, les plus virulentes, note l’auteur de l’article, sont celles de deux nouvellistes du XXème siècle, qui revendiquent une rupture totale avec la tradition incarnée par Maupassant. « Pire encore » selon R. Godenne, est l’absence de référence au nouvelliste dans des recueils de nouvelles établies au XXème siècle. A l’inverse, les partisans de l’écrivain normand n’hésitent pas à multiplier les hyperboles concernant l’auteur. Si Maupassant est désormais globalement accepté et s’il figure dans les anthologies de nouvelles depuis les années 1980, il n’est pourtant jamais envisagé « en tant que nouvelliste » . « Et de se demander pourquoi on se contente de cette approche… » conclut R. Godenne.
24Présentant des annexes insolites (une lettre pornographique, une dédicace et une lettre à une inconnue, télégrammes et cartes) et des études surprenantes, l’ouvrage dirigé par N. Benhamou a le grand intérêt de présenter un regard nouveau et enrichissant sur Maupassant et ainsi de réhabiliter une figure incontournable du patrimoine français, européen, voire mondial.