Pierre Michon, Yachar Kemal et le secret
1 Siècle 21 est une revue littéraire semestrielle qui existe depuis 2002 et a essentiellement pour vocation de faire découvrir la littérature étrangère contemporaine et d’être une revue de création publiant des textes ou des traductions inédits.
2 Le numéro 12 contient trois dossiers. Le premier est exceptionnellement consacré non à la littérature étrangère, mais à un auteur français : Pierre Michon. Le deuxième porte sur l’auteur turc Yachar Kemal et le troisième est une série de textes inédits d’auteurs contemporains sur le thème du secret. Enfin, le numéro, comme d’habitude, est scandé par deux séries de « Chroniques », illustrées par un artiste, ici Cao Dan.
3Le fait de déroger à la règle de la revue pour consacrer le premier dossier de ce numéro à un auteur français nous est expliqué dans la présentation du dossier par l’actualité des « Rencontres de Chaminadour » : centrées autour de l’œuvre de Pierre Michon en 2007, il est prévu, au moment de la publication de la revue, qu’elles soient animées par l’auteur en septembre 2008 et consacrées à l’œuvre de Julien Gracq. Rassemblant un entretien avec l’auteur, un texte inédit de 1986 intitulé Trois portraits de Félix, un court texte de l’écrivain Bernard Blot, un entretien avec les comédiens Denis Podalydès et Jacques Bonnaffé présents aux rencontres de Chaminadour de 2007 et invités également en 2008, et enfin deux articles des critiques Agnès Castiglione et Dominique Viart, le dossier a pour titre « Pierre Michon et la fiction autobiographique », lequel peut tout d’abord laisser songeur. Peut-on en effet rattacher les œuvres de Michon, qui sont nombreuses, certes, à contenir une source autobiographique, à ce nouveau genre très médiatisé qu’est la fiction autobiographique, autrement appelée souvent autofiction ? Il semble que l’œuvre de Michon ne puisse être simplement renfermée dans ce genre et le dépasse largement par sa complexité, oscillant tour à tour entre fiction romanesque, essai, biographie, autobiographie… D’ailleurs, l’expression de fiction autobiographique n’est pas employée par les différents auteurs du dossier. Mais ce titre trouve sa justification dans le choix d’accorder une place prépondérante à Vies minuscules, la première œuvre de Michon, mais également la plus explicitement autobiographique. De plus, l’entretien avec l’écrivain ainsi que cette attention toute particulière portée à sa première œuvre, qui est aussi pour beaucoup considérée comme son œuvre majeure, nous font penser que ce dossier, réalisé par une revue ordinairement consacrée à la littérature étrangère, a peut-être avant tout pour but de présenter cette œuvre à un lectorat qui ne la connaît pas ou qui du moins en est peu familier. Cependant, on peut tout de même regretter que, hormis les articles, il se concentre ainsi essentiellement sur les premiers textes de l’auteur, alors qu’il aurait été intéressant de signaler l’évolution et la complexité de l’œuvre à travers les années, Pierre Michon ayant publié Vies minuscules il y a maintenant vingt-quatre ans et écrit depuis une dizaine d’autres ouvrages.
4L’entretien avec Pierre Michon se présente comme une première approche de l’œuvre michonienne, puisqu’il en aborde les thèmes clés, comme les origines sociales modestes et rurales de l’auteur ou l’absence du père. Mais Pierre Michon, qui, comme il le fait remarquer, a déjà répondu à de nombreuses reprises lors de précédents entretiens à ce type de questions, semble préférer détourner parfois les questions posées ou en prendre le contre-pied pour évoquer ses œuvres plus récentes ou ses préoccupations actuelles. Les passages les plus intéressants sont ainsi ceux où il évoque, par exemple, l’« ivresse du minimal » ressentie à l’écriture d’Abbés, de Corps du roi ou de Trois auteurs, ou des figures littéraires auxquelles il s’identifie actuellement.
5Le texte inédit Trois portraits de Félix, en réalité déjà publié, mais uniquement dans une plaquette éditée par le ministère de la Culture à l’occasion d’une exposition d’art contemporain à l’hôpital, date de 1986. On reconnaît dans le personnage décrit le grand-père de Pierre Michon évoqué dans Vies minuscules, publié deux ans avant. La parenté de ce texte avec la première œuvre de l’écrivain est très forte, aussi bien en ce qui concerne le choix d’un personnage issu de l’entourage familial, la forme du portrait, que l’écriture.
6Le texte de Bernard Blot est consacré également à Vies minuscules, puisqu’il est le récit de l’expérience de lecture qu’a constitué la découverte de ce livre par cet autre écrivain, également originaire de la Creuse.
7Suit l’entretien avec Denis Podalydès et Jacques Bonnaffé, intitulé « De la lecture », dans lequel les deux comédiens évoquent leurs lectures d’enfance, de jeunesse et d’aujourd’hui, ainsi que la place que la littérature occupe dans leur vie et leur métier. On aurait simplement trouvé intéressant de les questionner également au sujet des lectures publiques d’œuvres littéraires, puisque les deux comédiens se sont prêtés à l’exercice pendant les rencontres de Chaminadour et que l’œuvre de Pierre Michon en a déjà fait plusieurs fois l’objet.
8Avant de se clore sur une courte bibliographie sélective autour de Pierre Michon et sur le programme des Rencontres de Chaminadour de septembre 2008, le dossier présente deux articles des critiques Agnès Castiglione et Dominique Viart, tous deux spécialistes de Pierre Michon, qui forment la partie la plus intéressante de ce dossier. Dans « Le sentiment géographique dans la Grande Beune de Pierre Michon », Agnès Castiglione part du constat que La Grande Beune se démarque, par son caractère romanesque notamment — même si l’adjectif pose question —, des autres livres de l’auteur. Mais son propos est de montrer, en passant par l’étude des valeurs accordées aux lieux dans ce récit, qu’en réalité, La Grande Beune se rattache au thème principal de l’œuvre michonienne en posant, certes sous une forme différente, elle aussi la question de la création et de l’origine. Cet article précis et détaillé a également le mérite de mettre en perspective l’œuvre de Pierre Michon en signalant de façon répétée les liens qu’elle peut avoir avec des auteurs antérieurs, à savoir l’auteur du Grand Meaulnes, Alain Fournier, et Georges Bataille, auteur de Lascaux ou la naissance de l’art.
9L’article de Dominique Viart, « Puissances du désir. Pour une anthropologie érotique et sociale de Pierre Michon », porte quant à lui sur l’ensemble de l’œuvre et a pour but de démontrer qu’au-delà de sa dimension sociologique déjà soulignée (le milieu rural, le rapport à la Culture et à l’Art), au sujet de laquelle Dominique Viart souligne une certaine proximité entre Vies minuscules et La Misère du monde de Pierre Bourdieu, l’œuvre de Michon manifeste plutôt un souci anthropologique dans lequel le désir (qu’il s’agisse de désir sexuel ou d’ambition artistique et sociale) est considéré dans sa dimension archaïque. La question du désir, récurrente dans l’œuvre de Pierre Michon, est abordée de façon fréquente par la critique, mais, comme dans l’article précédent, ce qui nous semble le plus intéressant à retenir de cet article réside d’une part dans les liens tissés avec Georges Bataille ainsi qu’avec, dans la sphère contemporaine, Pascal Quignard, et d’autre part, dans le fait de souligner le caractère sublime attribué à la fascination de l’origine chez Pascal Quignard et Pierre Michon. Ce point de vue permet d’inscrire l’œuvre de Michon dans le processus plus large de la littérature du XXème siècle, dans laquelle les problématiques du désir et du sublime sont fondamentales, et de montrer, comme le fait l’article d’Agnès Castiglione, que cette œuvre dépasse largement le cadre de la fiction autobiographique.
10Le dossier « Hors cadre » est consacré à l’écrivain turc du vingtième siècle Yachar Kemal. Réalisé par Timour Muhudine, il est consacré aux reportages publiés par l’écrivain dans des journaux turcs pendant les années 1950-1960. Il s’ouvre sur un article de Timour Muhudine, « L’atelier du romancier : Yachar Kemal reporter », qui rend compte des reportages de l’écrivain et cherche à démontrer en quoi ils sont des « laboratoires » romanesques, leur contenu servant de matière première aux romans de Kemal. Les reportages de l’écrivain turc évoqués dans cet article se concentrent sur trois lieux, le Sud de la Turquie, autrefois profondément rural et décrit comme victime de l’industrialisation, la mer, et la grande ville, à savoir Istanbul. Selon Timour Muhudine, les reportages portant sur la vie urbaine correspondent à une deuxième période d’écriture journalistique, plus directement politique, où l’écrivain se pose en intellectuel. Si le critique établit des comparaisons avec deux autres écrivains-reporters du vingtième siècle, mais américains, Hemingway et Orwell, il prend également soin d’en montrer les limites afin de faire ressortir la particularité des reportages de Kemal, due à la fois à la singularité de l’auteur, qui a toujours pour but de définir et de questionner l’identité turque, dans une sorte d’engagement moral, mais aussi aux différences culturelles profondes entre l’Amérique et la Turquie, en particulier dans le rapport à la modernisation et à l’urbanisation.
11Cet article précède la traduction des trois reportages analysés. « Dans les feux de la Tchoukourova » est un reportage aux accents nostalgiques, parsemé de légendes, de chants et d’anecdotes sur cette région de la Turquie au sujet de laquelle Yachar Kemal écrit : « Il nous faudrait un grand poète pour écrire cette épopée », et qui témoigne de la confrontation, en Turquie, entre le monde ancien, essentiellement rural, et le monde moderne de l’industrie agricole, dont l’invasion du tracteur, au détriment des paysans, est le symbole. Le deuxième texte, « Un incroyable banc de Lüfer », est un court reportage sur les pêcheurs d’Istanbul, où l’on voit bien, comme le remarque Timour Muhudine dans son article, que contrairement aux personnages d’Hemingway qui entretiennent avec la mer un rapport héroïque et tragique, les hommes évoqués dans ce reportage sont d’abord des pêcheurs qui cherchent à gagner leur vie. Enfin, le dernier texte, « Kayseri, la ville qui a révélé les Seldjoukides », montre bien lui aussi l’attachement de l’écrivain à la culture turque rurale et à l’histoire de son pays, en évoquant une nouvelle fois la condition difficile des paysans. Ce dossier apporte donc des traductions inédites de Yachar Kemal et propose une approche intéressante de l’œuvre : en analysant et en donnant à lire les reportages de l’écrivain, il remonte à l’origine de l’engagement davantage moral que directement politique qui irrigue les œuvres romanesques de Kemal, et montre comment l’observation du réel est source de création romanesque chez cet auteur phare de la littérature turque.
12Le troisième dossier est un dossier de création littéraire centré sur le thème du secret. Il consiste en une série de variations sur ce thème, rassemblant des textes de genres très variés, allant du poème à la nouvelle, en passant par des formes brèves plus libres, écrits par des auteurs contemporains français, comme Michel Butor ou Pierre Jourde, aussi bien que par des auteurs étrangers traduits à cette occasion (Mahrou M. Far, auteur persan, ou Sandra Gilbert, une des pionnières de la critique littéraire féministe). Le secret est décliné selon ses multiples ramifications : mystère de l’origine (ce qui fait penser, immanquablement, à l’œuvre de Pierre Michon), problématique de la société de la transparence à tout prix, langage mensonger, refoulement, secret des dieux, secret de la mort…
13Enfin, signalons que l’ensemble de ce numéro est ponctué, comme toujours, par deux séries de « Chroniques » accueillant des textes courts sur des sujets tout à fait libres, mais dont l’une est toujours consacrée à l’artiste qui illustre le numéro de la revue, ici Cao Dan, chroniquée par Jean-Marie Chevrier. Les autres chroniques sont respectivement de Jean-Jacques Garet, Florence Trocmé, Jérôme Vérain et Marc Kober, et abordent des questions d’actualité sociale ou culturelle traitant de la personnalité du président français actuel, des patients de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne, de la « mode » de la tolérance zéro dans les politiques occidentales, et enfin, de façon plus anecdotique, d’une expérience culinaire atypique dans un restaurant asiatique parisien.