Liberté et intelligence, deux principes voltairiens
1À l’occasion de l’agrégation 2009, Christiane Mervaud nous livre une version complétée de son étude du Dictionnaire Philosophique de Voltaire, parue pour la première fois en 1999. Le Dictionnaire philosophique frappe par la légèreté de ton de Voltaire, que Roland Barthes qualifiait d’« écrivain heureux ». Cette aspiration au bonheur personnel va de pair chez notre philosophe avec la liberté et l’intelligence.
2Christiane Mervaud commence par une étude des circonstances de l’élaboration du Portatif, genèse qu’il faut absolument connaître pour comprendre l’enjeu et l’impact du Dictionnaire Philosophique, autant dans les lettres françaises que dans le parcours personnel de son auteur. Voltaire compose en effet un ouvrage à la mode, dans cet « âge d’or des dictionnaires », mais il fait avant tout le choix de la brièveté, au moment où sa collaboration à L’Encyclopédie lui montre l’inefficacité des ouvrages trop longs :
Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coûte cent écus. Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l’évangile avait coûté douze cent sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie.1
3Voltaire considère son ouvrage comme un combat, et le petit format qu’il choisit va lui permettre d’être plus efficace, car les contraintes matérielles de la forme brève ne font que servir son projet : les pages sont pleines et non en deux colonnes, ce qui les apparente à première vue à des pages de roman ce qui fait de ce dictionnaire, ajoutons-le, autre chose qu’un recueil de définitions par ordre alphabétique. De plus, Voltaire n’a pas la place de mettre beaucoup de notes ni de références ; le lecteur doit donc croire le philosophe sur parole, et combler les manques, comme l’affirme Voltaire dans sa Préface :
Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié ; ils étendent les pensées dont on leur présente le germe ; ils corrigent ce qui leur semble défectueux, et fortifient par leurs réflexions ce qui leur paraît faible.2
4Dans cette préface, Voltaire définit son lecteur comme une personne éclairée, un « honnête homme » qui doit, par définition, « chercher à être philosophe »3. Christiane Mervaud revient aux sources du projet, et rappelle que le lecteur du Portatif est dans un premier temps Frédéric II, monarque éclairé et ami de Voltaire, mais qui entrave la liberté du philosophe par sa supériorité sociale et financière, et par ses remarques et suggestions qui sont celles d’un roi et non d’un philosophe. La querelle avec Maupertuis montre d’ailleurs que le rapport entre Voltaire et Frédéric II est complexe, puisque cette brouille est due à la jalousie de Voltaire envers le scientifique, qui a su gagner l’amitié du monarque, lequel désavoue le philosophe et laisse brûler ses écrits sur la place publique. Cette rupture permet à Voltaire de recouvrer sa liberté : il se départit de sa naïveté envers les despotes éclairés et de l’influence de Frédéric II, qui prenait une tournure amicale, mais qui empêchait Voltaire de penser de manière totalement autonome4 ; Voltaire est désormais seul, il n’est au service de personne, seulement de sa raison et de son projet philosophique. Il laisse momentanément de côté son projet de dictionnaire, mais ce n’est que pour mieux le reprendre sept ans après. Il se remet à la rédaction du Dictionnaire Philosophique en 1759, affranchi de toute influence, et fort de sa réussite personnelle (avec son affirmation du droit au Bonheur) et sociale (avec le succès de Candide). Ainsi, il rédige des articles totalement différents de ceux entrepris en 1752, même s’il garde les mêmes entrées : le projet a mûri, le philosophe s’est radicalisé. Il aspire à la liberté totale — comme le montre son éloignement géographique de Paris et de la Sorbonne —, affirme la supériorité de l’intelligence, et combat l’infâme de manière virulente. Voltaire continue à vouloir rire de tout, mais, après la mort de Calas, il ne peut plus être modéré.
5Cet ouvrage est une réflexion de longue haleine pour Voltaire : amorcé en 1752, il paraît pour la première fois en 1764, mais Voltaire le complète et le réédite plusieurs fois jusqu’en 1769, poursuivant ainsi son épanouissement intellectuel dans ce dictionnaire dont la forme lui permet d’exprimer sa pensée avec toute la force que lui permet son âge et avec toute l’urgence d’un combat qu’il veut mener jusqu’au bout.
6Christiane Mervaud a souligné dans les deux premières parties les contraintes du Portatif, dont la forme empêche les références trop nombreuses, ce qui semble contradictoire dans un ouvrage érudit. Le Dictionnaire de Don Calmet comporte de nombreuses notes, mais Voltaire se situe justement au-delà de l’ouvrage de « cet imbécile de don Calmet »5 : sans méconnaître les mérites des travaux d’érudition, Voltaire utilise la compilation comme un outil pour réfléchir et critiquer. Mais à force de dédaigner ses références, Voltaire fait de nombreuses erreurs, recensées par le jésuite Nonnotte dans les Erreurs de Voltaire. Christiane Mervaud s’appuie sur l’ouvrage d’Antoine Compagnon, La Seconde main, ou le travail de la citation6, pour étudier l’usage que fait Voltaire des autres textes. Ch. Mervaud dénombre une centaine de citations, dont certaines sont des autocitations, mais dont il tait la source, tout comme il le fait avec les auteurs latins (qui seront reconnus — cela permet un clin d’œil complice au « lecteur » auquel s’adresse le Dictionnaire Philosophique). Beaucoup sont extraites de textes religieux : la citation permet alors de désacraliser le texte, comme l’affirme A. Compagnon, à travers une citation de Paul Valéry : « Je mets entre guillemets comme pour mettre, non tant en évidence, qu’en accusation — c’est un suspect ».7
7À côté des citations à proprement parler, Voltaire condense des textes sans en donner la source, et il affirme avoir « copi[é] quelquefois une page d’un livre connu, quand cette page s’est trouvée nécessaire à [sa] collection. » Voltaire est certes désinvolte quant à ses sources et le Dictionnaire Philosophique comporte de nombreuses imprécisions et erreurs, mais la plupart des références sont correctes. La question de la sincérité de Voltaire reste posée, mais ce qui est plus important que les sources, est la manière dont Voltaire utilise les détails insolites ou « ce qui fait mouche » dans les textes qu’il lit en diagonale, et qui alimentent sa polémique générale : Ch. Mervaud souligne que Voltaire dirige un « concert de voix anciennes », faisant ainsi surgir une « parole neuve […] des fissures de ces textes anciens ».
8Enfin, le Portatif se nourrit de certaines références implicites, notamment Pascal. Nous pouvons mentionner à ce propos l’article d’Hélène Michon, qui montre entre autres comment Voltaire reprend et étend l’exigence pascalienne pour les définitions à tout type de connaissance :
Règles pour les définitions : 1. N’admettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans définition. 2. N’employer dans la définition des termes que des mots parfaitement connus ou déjà expliqués.8
9Ainsi, Voltaire veut non seulement éviter tout terme énigmatique (au niveau des mots), mais aussi toute énigme en elle-même (au niveau des notions).
10Le Dictionnaire Philosophique est pour Ch. Mervaud une « œuvre cannibale, nourrie de tant de livres » et dans laquelle s’opère une « intense circulation textuelle ».
11Les quatrième et cinquième parties de l’essai interrogent le genre du Dictionnaire Philosphique, dont le nombre réduit d’entrée (118) le place en marge des autres dictionnaires. De plus, il n’entre dans aucune catégorie, car il traite à la fois des mots et des choses, sans pour autant vouloir exposer tout le savoir. Ch. Mervaud rappelle que Voltaire change le titre de l’édition de 1769 : le Dictionnaire Philosophique devient La Raison par alphabet et elle soulève le paradoxe du classement par alphabet de la raison. Le rôle du lecteur consiste ici à ré-organiser l’ouvrage de Voltaire en retrouvant le cours de la réflexion de l’auteur, ou en trouvant sa propre façon de penser à l’intérieur de ce dictionnaire. Il faut retrouver la structure profonde de cet ouvrage, structure loin de l’ordre alphabétique, qui se met en place par un système de relation entre les concepts étudiés. Voltaire souligne ces relations par les renvois et les transitions d’un article à l’autre et par les redites ou variations, qui ont un rôle fédérateur et qui sont autant d’adresses au lecteur éclairé.
12L’organisation du Portatif se fait sous le regard surplombant de Pascal, qui établit une hiérarchie entre les trois ordres : l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit et l’ordre de la charité. L’ordre de la chair est celui du monde visible, et celui de la charité lui semble « surnaturel », il choisit donc de s’ancrer dans l’ordre de l’esprit, qui doit permettre « le triomphe de la raison ». Voltaire oppose la raison à la religion, notamment au christianisme, mais il ne l’oppose pas à Dieu : « Ce n’est pas là de la foi, c’est de la raison », affirme-t-il pour bien marquer la différence entre la religion stupide et dangereuse et le déisme qui considère Dieu comme la source de la vie.
13L’hostilité que montre Voltaire envers la religion semble être celle d’un esprit intolérant, et même d’un antisémite puisque l’accusation contre les juifs est un leitmotiv des articles du Dictionnaire Philosophique. Ch. Mervaud revient sur ce débat, et affirme que si Voltaire est anti-judaïque, il ne s’attaque cependant pas aux juifs et à leur statut, il n’est donc pas antisémite ; il s’agit d’un débat théologique, d’un déiste qui ne peut s’accommoder de l’idée d’une révélation réservée à un peuple élu. L’idée d’un Dieu raisonnable, dont l’ordre doit régner sur terre, est au centre de la pensée voltairienne mais aussi de la structure de son « contre-dictionnaire théologique », car l’ordre alphabétique se double d’un ordre circulaire, avec Dieu en son centre.
14L’organisation en articles correspond au mode de pensée de Voltaire qui, selon R. Pomeau, « pensait déjà par articles ». Il mène une réflexion poussée sur le genre de l’article, qu’il structure dans un premier temps sur le modèle : définition + exemple, avant d’affiner sa conception, notamment au moment où il compose un grand nombre d’articles pour L’Encyclopédie, dont certains lui demandent un travail de recherches :
Je suis bien loin de penser qu’il faille s’en tenir aux définitions et aux exemples ; mais je maintiens qu’il en faut partout, et que c’est l’essence de tout dictionnaire utile.9
15Sa contribution à L’Encyclopédie affine son esthétique de l’article, qui prend peu à peu les traits que l’on retrouvera dans le Dictionnaire Philosophique : les articles sont plus longs car Voltaire y une développe une véritable réflexion, qui laisse la place à des digressions, et Voltaire en appelle souvent à la participation du lecteur. Ces deux traits définitoires de l’article voltairien se complètent par d’autres constantes qui tiennent à la fois de l’organisation des textes et de la pensée de l’auteur, qui se place la plupart du temps en dehors des systèmes et même contre eux. Les réflexions de Voltaire ne sont pas rigoureusement démontrées, car Voltaire réfléchit en toute liberté, ce qui donne une impression de naturel, même si le propos est très élaboré. La structure particulière, et finalement rigoureuse, du Dictionnaire Philosophique se laisse entrevoir dans les titres des articles dont certains pourraient être des titres d’essai (« De la Chine », « Du juste et de l’injuste », etc.), alors que d’autres comportent un sous-titre indiquant le sens de la réflexion (« Christianisme. Recherches historiques sur le christianisme ») ou le genre de l’article (« Paul. Questions sur Paul »). Chaque article est un petit ouvrage à part entière. Certains textes sont de véritables parodies de l’organisation d’autres dictionnaires : alors que Calmet, ou Bayle, font d’abord un compte-rendu du texte sacré, avant de le commenter, Voltaire ne sépare pas ses commentaires du texte saint ce qui désacralise le texte religieux.
16L’étude de l’organisation du Dictionnaire Philosophique montre que c’est là le fruit d’une réflexion profonde à la fois sur le genre du dictionnaire et de l’article, et sur la manière d’exprimer de manière efficace ses idées et d’instruire le lecteur en lui laissant une place active. Nous pouvons affirmer avec Ch. Mervaud que Voltaire a inventé cette forme littéraire qu’est l’article.
17Comme nous venons de le voir, Voltaire veut agir sur le lecteur, et il multiplie les effets de style pour le persuader. Il choisit de rendre ses réflexions accessibles en les simplifiant et en expliquant précisément les concepts, et il fait le choix de sujets plaisants. Ainsi, même ses détracteurs affirmeront que le Dictionnaire Philosophique est un ouvrage plaisant, agréable à lire. De plus, la présence de l’auteur à travers un personnage double de Voltaire renforce la connivence avec le lecteur, et le recours à la narration permet de soutenir son attention.
18Le recours à l’ironie tient le lecteur en haleine, mais le rire s’essouffle chaque fois que la pensée de Voltaire se fait trop autoritaire, ou trop rapide. Le lecteur finit par perdre son souffle dans le style coupé de Voltaire. L’écueil du Dictionnaire Philosophique c’est l’intelligence de Voltaire et la rage qu’il met dans son combat contre l’infâme, lutte contre l’absurdité et les dangers des superstitions et du surnaturel. Mais cette lutte se transforme parfois en une lutte contre tout ce qui n’est pas aussi intelligent que Voltaire — contre presque tous les lecteurs, qui se perdent entre le rire et la rage, qui se laissent avoir par les œillades de Voltaire qui pointe du doigt toutes les faiblesses humaines et qui écrase toutes les illusions rassurantes dont se protège l’être humain.
19Il n’est ainsi pas étonnant que les réactions contre le Dictionnaire Philosophique furent vives. Certains ont recensées toutes les erreurs des références de Voltaire, sans pour autant atteindre l’essentiel de l’ouvrage, d’autres ont réfuté ses affirmations. Un seul des ouvrages contre le Portatif figurait dans la bibliothèque de Voltaire, et même en deux exemplaires : les Lettres de quelques juifs portugais et allemands à M. de Voltaire, de Guénée, sûrement le seul qui était à la hauteur de son intelligence et qui réussit à discuter les grands axes de la pensée voltairienne.