Les mondes en train de se faire de la science-fiction
1Publié tout d’abord en anglais puisqu’il s’agit, à l’origine, d’une thèse de doctorat rédigée et soutenue dans cette langue à la Faculté des Lettres de l’Université « Babes-Bolyai » de Cluj-Napoca, ce livre du jeune universitaire Bogdan Aldea est un exemple de scholarship littéraire, dans la tradition britannique et (par extension) américaine. Il est également le fruit et l’illustration d’une tradition dont toute université de l’espace anglophone qui propose à ses étudiants des cours et des séminaires de science-fiction pourrait être fière. Cependant il se distingue des autres tentatives similaires par son rapport direct et étroit avec l’œuvre, par la réalité non médiate du fait littéraire concret, accompagné d’une perception intuitive fraîche et naturelle du texte abordé, commenté et, en dernière instance, « analysé » de manière scientifique. En d’autres termes, ce nouvel émule qui fait une entrée remarquée dans l’arène de l’exégèse SF possède cette ineffable mais vitale eccéité (haecceity en anglais, Diesheit en allemand, haecceitate, acesteinţă en roumain) évoquée par John Clute dans les pages de la revue « Helion ».
2Mondes en train de se faire. La science-fiction entre fabulation et maniérisme est avant tout — mais pas exclusivement — un livre de théorie littéraire. Cependant, ce n’est pas uniquement un livre théorique ou un livre de littérature SF, car il recouvre aussi le « phénomène » SF en général, tout en restant une approche principalement théorique de l’objet d’étude et d’analyse qu’il se propose d’appréhender. Cela nous conduit naturellement à mettre en évidence d’autres qualités de l’auteur, nécessaires et complémentaires : la perception de l’idée et l’adéquation du mouvement mental aux trajets abstraits de l’idéation — entendue comme la capacité de saisir la compatibilité réciproque des idées et des exégèses exprimées par d’autres, avant lui, afin d’en réaliser une construction d’idées fonctionnelle. À tout cela s’ajoutent la cohérence et la cohésion d’une conception propre, avisée et équilibrée concernant le phénomène SF dans son ensemble. Bogdan Aldea fait preuve d’esprit méthodique et de rigueur tout en gardant une pondération et une sobriété intellectuelle.
3L’auteur traverse d’un bout à l’autre la « jungle » d’un domaine vaste et luxuriant, d’un continent qui continue de « naître des eaux » sous nos yeux, de quelques mondes insolites en devenir, « en train de se faire » pour reprendre les mots du titre de son livre. Et il les traverse d’un pas sûr et calme, avec l’intelligence de celui qui connaît à la fois ces mondes et ce continent littéraire qu’il parcourt « à pas », le cas échéant, au ras du sol, mais qu’il voit aussi « d’en haut », dans de vastes perspectives historiques et théoriques, selon une configuration d’ensemble désormais définie, en tant que reliefs et contours essentiels. Il est également prêt à assimiler et à intégrer à cette mappemonde consacrée toutes les évolutions possibles, voire probables, fussent-elles terrestres ou océanographiques, en cours ou à venir.
4L’auteur utilise une quantité impressionnante d’informations concernant le phénomène SF primaire et l’exégèse SF réalisée jusqu’à présent. En véritable expert cartographe de ces mondes mirifiques « en train de se faire », l’auteur passe en revue et examine les points de vue formulés avant lui par les exégètes du domaine qui, à son avis, ont le mieux perçu l’essence du phénomène (Darko Suvin, Robert Scholes, Mark Rose, Damon Knight, Kingsley Amis, David Ketterer, Jacques van Herp, Brian Aldiss et David Wingrove, John Clute et Peter Nicholls, Alexei et Cory Panshin, Edward James, Gary Westfahl, Florin Manolescu, Mircea Opriţă et Cornel Robu). Il présente ensuite ses objections et opère les dissociations nécessaires pour pouvoir énoncer ses propres points de vue et sa conception personnelle, cohérente et équilibrée, concernant l’objet commun d’étude. Chacun de ces exégètes se présente comme des références dans le domaine SF, et leurs théories peuvent s’avérer valides si on les « ausculte » attentivement et de façon compréhensive, comme le fait Bogdan Aldea, afin de percevoir la structure du discours personnel et la conséquence logique des arguments. Parmi ces prestigieux exégètes, l’auteur semble avoir une préférence particulière pour Robert Scoles, professeur et exégète américain né en 1929, qui a accrédité, par l’intermédiaire de ses livres (The Fabulators, 1967 ; Structural fabulation : An Essay on the Fiction of the Future, 1975 ; Fabulation and Metafiction, 1979), la compréhension et la définition de l’essence de la littérature SF en tant que « fiction structurelle ». Avec Bogdan Aldea nous avons l’occasion de mieux connaître l’essence de la conception de Robert Scholes concernant la science-fiction en tant que « fiction structurelle » : « Ce que Scholes appelle « fiction structurelle » n’est que la version moderne d’une ancienne tradition (celle de la littérature narrative didactique « didactic romance » ou « fiction », p. 31) façonnée actuellement par la nouvelle perspective sur la connexion entre les systèmes humains et les systèmes plus vastes de l’univers, perspective rendue possible par les découvertes de la science moderne ». L’auteur cite aussi la définition donnée par Robert Scholes : « une exploration fictionnelle des situations que l’homme pourrait vivre et que seules les implications de la science moderne rendent perceptibles » (ibid).
5La « fiction » apparaît, dans le titre du livre de Bogdan Aldea ainsi que dans les chapitres qui le composent, comme une antithèse du « maniérisme » dans le sens de manière répétitive et usée, stéréotypie, banalité, poncif, cliché, déficiences imputées de manière tout aussi stéréotypée ad naseum à l’ « Âge d’or » (The Golden Age of Science Fiction) quand le « genre » a été inventé, quand il a découvert et affirmé son identité fondamentale, valable aujourd’hui encore, après tant de « nouvelles vagues » successives, innovations et contaminations. Toute une histoire du genre s’est déroulée entre temps, une histoire en cours, en devenir, « en train de se faire » sous les yeux de l’exégète et du lecteur qui l’accompagne dans ces 232 pages du livre intitulé justement Worlds in the Making. Cette histoire, reconstituée de manière succincte dans sa dynamique exogène et endogène, part des revues « pulp » de « l’ère campbellienne » en passant par la « Nouvelle Vague » et le « cyberpunk » pour en arriver au « contexte postmoderne » de la « culture populaire » où la littérature SF trouve sa place en vue d’une analyse plus complexe et révélatrice. Bogdan Aldea fait preuve de ses compétences dans la problématique du postmodernisme aussi — car il l’assimile de manière organique et fonctionnelle, au-delà de l’actuelle mode intellectuelle. Dans ce « contexte postmoderne » et en se rapportant de manière comparative et contrastive à la littérature mainstream, qui s’adresse aux élites cultivées et raffinées, le phénomène SF trouve sa meilleure place parmi les formes diverses et robustes de la « culture populaire » qui s’adresse à un public moins raffiné, plus hétérogène, mais aussi plus large et plus solide sur le marché. Le chapitre « Science Fiction as Popular Culture. Mannerism and the Fandom », annoncé déjà dans le chapitre précédent, « Science Fiction and the Mainstream Fiction. The Postmodern Context », constitue la partie la plus importante du livre non seulement du point de vue quantitatif, mais aussi et surtout du point de vue qualitatif, grâce à la souplesse et à la complexité de l’idéation, ainsi qu’à la profondeur de la perspective. Une perspective englobante qui réclame, outre le point de vue théorique, prioritaire comme nous venons de l’affirmer plus haut, une approche historique nécessaire et un analyse sociologique qui ne peut pas manquer dans le cas d’un phénomène de masse comme celui qu’on appelle science-fiction, dont les cohortes de fans enthousiastes se réunissent de façon rituelle dans des cénacles et des « conventions », s’expriment dans des « fanzines », plus récemment dans des « webzines » et des sites postés sur Internet. On a affaire là à une véritable « cross examination », une approche concomitante faite de trois perspectives différentes, mais convergentes et complémentaires qui prennent à tour de rôle le dessus dans les différents chapitres. Vu dans ces trois perspectives, le phénomène SF est élucidé en tant que phénomène culturel (non seulement littéraire) complexe et définitoire pour l’époque tout aussi complexe et contradictoire qui l’a engendré et a assisté à son succès.
6« S’il y a quelqu’un qui puisse prétendre à un droit de propriété sur le domaine connu en tant que SF, ce ne peut être que les fans et les lecteurs passionnés par ce domaine. Se demander qui aurait la priorité, le fandom ou le genre en tant que tel, cela reviendrait à se demander qui de l’œuf ou de la poule était là le premier. Ce qui apparaît comme évident c’est que le succès du phénomène SF, en tant que genre, constitue la réaction et la réponse aux besoins des fans. Par conséquent, l’apparition et l’ascension de ce phénomène doivent être analysées en rapport avec les motivations mêmes qui ont réuni ces gens : des stimuli et des aspirations qui, comme nous l’avons vu, renvoient au sentiment de frustration devant « ce monde », aux privations de la vie quotidienne et de la condition de l’homme dans les temps modernes, à une croyance ardente et désespérée dans le changement et le progrès et dans le changement, à la fascination d’un « au-delà » qui, cette fois-ci était, de par sa nature, plutôt astronomique et physique et non plus métaphysique et religieux. Le phénomène SF a donc évolué comme un moyen visant un but. Ses qualités, et surtout celles qui le distinguent du mainstream, sont étroitement liées à cette nature à part du genre. Contrairement au mainstream, la littérature SF est une littérature dédiée davantage aux merveilles et à la grandeur de l’univers où nous vivons qu’à nous-mêmes » (pp. 210-211).
7La conclusion du livre est elle aussi révélatrice :
8« Si le genre appelé science-fiction survit, s’il arrive à garder sa propre identité, peut-être le fera-t-il en renonçant dorénavant à la faculté qui rendait possible la fiction. Reste encore à voir si une telle situation risque de se produire. Les directions dans lesquelles les choses vont évoluer restent, elles aussi, presque impossibles à prévoir et à prédire dans cette époque qui regorge d’intertextualité et de récursivité des genres. De toute manière, on pourrait s’attendre à ce que le genre puise, à l’avenir, une nouvelle sève et une nouvelle vigueur non plus de ces ingrédients qui lui ont assuré une relative visibilité ces dernières années, mais surtout de cette partie invisible de l’iceberg, de ce volume infini de texte SF maniéristes et conventionnels qui sont, peut-être, restés plus près de la nature même du genre, de son essence primordiale, qui l’ont engendré et fait évoluer à ses débuts et pendant l’Âge d’or. Vigoureux de par sa nature, ce type de SF peut puiser sa future vigueur et renouveler son énergie à la source intarissable qu’est la présence d’un public de lecteurs passionnés et fidèles, toujours assoiffés de ce sentiment que seule la littérature SF peut offrir, que seule la littérature SF contient : vivre le sublime d’une manière esthétique... Et cela parce que, alors que les coordonnées de l’imagination humaine auront changé de la manière radicale suggérée par Baudrillard, l’ancien « sense of wonder » semble encore présent » (pp. 220-221).
9Ce n’est pas par hasard que j’ai doublement déterminé le registre (dans son acception musicale) dans lequel s’inscrit le livre de Bogdan Aldea. Un livre où on ne trouvera pas de stridences ou d’idées imposées avec véhémence. Car ce livre est une démarche exégétique d’une tenue intellectuelle impeccable. Ces mirifiques Mondes en train de se faire de la littérature SF contemporaine sont parcourus par un jeune exégète roumain, dans son livre de début, avec sobriété et élégance — qualités qui découlent, évidemment, entre autres, de l’assimilation organique d’un modèle assumé mais aussi, probablement d’une affinité élective pour la conduite tant admirée mais qu’on peut si difficilement pratiquer, la conduite « British » qu’on pourrait résumer en un mot understatement, situé au pôle opposé de notre prédisposition « balkanique » vers l’overstatement, vers l’excès de couleur et d’humeur, vers l’exagération et l’hyperbole.
10Il faut pourtant dire qu’il serait nécessaire de prévoir un index d’auteurs et de titres d’ouvrages afin de faciliter la consultation et la lecture tranquille. Cette lacune peut facilement être remédiée lors d’une nouvelle édition ou lors de sa publication en roumain, perspective que l’auteur doit sûrement envisager car les lecteurs en seront plus que satisfaits.