Claude François philosophe
1Peter Szendy s’est donné pour tâche de constituer un concept philosophique du tube, entendons : ces mélodies obsédantes qui nous lassent souvent, nous emportent parfois, sorte de démangeaisons musicales que les allemands ont appelées « vers d’oreille ». Refusant de les définir sur le terrain purement quantitatif du nombre de disques vendus, ou de la fréquence des passages à la radio, l’auteur, qui se penche depuis longtemps sur ce qui a trait au sens de l’ouïe (la musique et l’écoute), tente de dégager une essence de ces airs en tant qu’ils parviennent à nouer la banalité conventionnelle du cliché à nos affects les plus singuliers. « Bande son de notre vie », les tubes s’entendent comme ces chansons ou ces mélodies que tout le monde connaît, dont tout le monde se moque et cherche à se défaire, et qui pourtant n’en reviennent pas moins avec insistance à notre conscience.
2Les références musicales sont omniprésentes : Boris Vian, Parole, parole, parole, Je suis venu te dire que je m’en vais, ça s’en va et ça revient, I will survive, etc., sans oublier les références filmographiques, On connaît la chanson, M le maudit, des films de Hitchcock... ; et l’on peut saluer certaines analyses brillantes, celle concernant Parole, parole, parole ou bien encore celle de M le maudit.
3Ce foisonnement d’exemples ne rend pas compte d’un quelconque souci d’être concret ; il ne témoigne pas non plus du besoin de masquer un vide conceptuel (on peut même dire que certaines analyses proprement philosophiques sont extrêmement denses). À travers ces exemples, Peter Szendy a fait le pari de rechercher dans le discours des tubes lui-même l’essence du tube, ce dernier se définissant avant tout comme rapport à soi le plus immédiat qui soit. Le tube chante en effet ce qu’il fait et ce qu’il est, en toute naïveté (… et innocence ? Rien n’est moins sûr, si l’on pense à la production industrielle et raisonnée de ces mélodies, production dont il n’est, hélas, pas question dans l’ouvrage) : c’est le cas en particulier pour le Tube de Boris Vian, qui a inventé ce mot pour désigner ce que l’on appelait naguère un « saucisson », comme pour Je suis venu te dire que je m’en vais, Parole, parole, parole, Un air comme ça, Money de M. Jackson, ou Money Money Money d’Abba... Tous ces tubes ne disent qu’une seule chose : « je raconte une histoire banale de façon banale, et pourtant je surviens, toujours pour repartir, mais tout cela n’a pas d’importance, car l’important, c’est de circuler : I Will Survive... »
4De là, Peter Szendy parvient à nouer ce qui constitue les deux versants paradoxaux du tube : à la fois formule conventionnelle et banale, tant dans la musique que dans les paroles, et terre d’accueil de nos affects les plus intimes. Pur cliché qui s’échange et s’interchange, et qui s’articule pourtant au plus profond de notre âme, le tube nous « ventriloque », ce que montre bien le film d’Alain Resnais On connaît la chanson. Ainsi est assurée la circulation du tube non seulement sur le marché, mais aussi dans notre psyché, ainsi notre intimité se voit nouée à l’échange capitaliste où tout se vaut tant que ça vaut. Pointe ici une critique politique et philosophique du tube-marchandise, certainement potentiellement efficace, mais non développée en tant que telle.
5On trouvera de nombreuses références extratubulaires convoquées pour penser le tube, de Marx et Benjamin à Kant et Freud, en passant par Kierkegaard et Reik. Elles sont utilisées de manière habile, pour cerner l’être-marchandise de la chanson à succès, ainsi que l’écho qu’elle trouve dans le flâneur que nous sommes tous, nous autres consommateurs. Ces références mettent encore en évidence la dimension circulatoire du tube (fait pour circuler et faire circuler), révélant ainsi son affinité avec l’argent (affinité elle-même chantée par de nombreux tubes), équivalent général qui ne vaut rien en soi, mais qui du coup vaut bien autant qu’autre chose ; elles permettent enfin de comprendre cette insistance souvent lassante, bien que, parfois, et quand on s’y attend le moins, proprement exaltante, parce qu’intime, de la petite ritournelle qui vient et repart, revenant pour repartir. Le tube, inséparable de la nostalgie du temps passé, fait écho à cette incapacité dans laquelle nous sommes d’adhérer à nous-mêmes. Ça s'en va et ça revient/C'est fait de tout petits riens/Ça se chante et ça se danse/Et ça revient, ça se retient/Comme une chanson populaire/L'amour c'est comme un refrain/Ça vous glisse entre les mains/Ça se chante et ça se danse/Et ça revient, ça se retient/Comme une chanson populaire : ces paroles de Claude François, exemple qui ne fait pas l’objet d’une analyse proprement dite dans le livre, sont particulièrement opératoires pour penser le tube et, en même temps, vérifier le parti pris de Szendy : le tube, ça se pense dans le tube.
6On peut toutefois regretter que l’analyse ne se ressaisisse pas suffisamment dans une unité de définition précise. Une impression générale subsiste, pendant et après la lecture, qui nous laisse un peu noyés sous des réflexions où se fait sentir un manque de synthèse. Étrange à ce propos est l’absence presque totale d’interrogation sur le mot tube. Certes, il arrive à l’auteur d’établir quelques analogies entre le tube au sens propre, et le tube au sens figuré : un tube, c’est creux, ça tourne en rond, ça se bouche, et se débouche parfois (de l’« engorgement » à l’« engouement »)... Mais l’analyse attentive du tube, confrontée à celle, osons le mot, d’un saucisson, aurait peut-être permis de synthétiser les excellentes caractérisations de Szendy. Le tube comme saucisson, c’est ce qui se fabrique à la chaîne, en tournant dans un geste toujours identique une manivelle, pour sortir finalement un produit uniforme, dans lequel on peut couper éternellement des morceaux (un tube est bien un « morceau » de musique) strictement équivalents aux précédents et aux suivants. Le saucisson, comme le tuyau de plomb, représentent la marchandise par excellence, celle qui n’attendait plus que le tube pour être chantée.
7Une autre limite à opposer au travail de Szendy serait l’absence (totale pour le coup) d’une analyse musicale du tube : le « vers d’oreille » est fait de tout petits riens, pur résultat de recettes qui font recettes, et dont le secret reste à percer. Pourquoi la mélodie de Peer Gynt, que M sifflote sans arrêt et qui le perdra, est-elle un tube ? Bien plus, pourquoi les airs de Monteverdi étaient-ils chantés ou sifflés dans les campagnes ? Et qu’ils ne le sont plus ? Qu’est-ce qui fait que les quatre notes qui forment la cellule de base du premier mouvement de la Cinquième Symphonie de Beethoven sonnent comme une banalité, et pourtant nous emportent parfois ? Comment expliquer qu’une chanson de Sonic Youth semble condamnée à ne jamais devenir un tube ?