Pourquoi poser aux textes médiévaux des questions qu'ils ne se posent pas
1Le titre du numéro 148 de la revue Littérature (« Le Moyen Âge contemporain : perspectives critiques ») présente d'emblée la démarche qui sous-tend les six contributions rassemblées dans le volume : il s'agit ici de placer le Moyen Âge et l'époque contemporaine dans un rapport d'interaction féconde et d'éclairer les textes médiévaux (et peut-être, en retour, notre conception et notre perception de la modernité) au prisme de méthodes et de concepts critiques contemporains.
2L'introduction (« L'audace d'être médiéviste », p. 3 à 9) de Nathalie Koble et Mireille Séguy, justifiant l'entreprise d'ensemble du volume, est une réhabilitation de l'anachronisme, envisagé comme une démarche consciente et soigneusement évaluée. Elle part d'un double constat : on assiste aujourd'hui à une réactivation de nombreuses œuvres médiévales, qui n'ont pas pour visée de faire revivre le Moyen Âge mais bien de se l'approprier et de nourrir ainsi activité créative et réflexion critique dans une démarche expérimentale ; dans le même temps, les œuvres médiévales, qu'il s'agisse de textes, mais aussi de compositions musicales, théâtrales ou iconographiques, n'ont jamais été aussi facilement accessibles, et ce pour un public de plus en plus large.
3Cette présence accrue du Moyen Âge amène à interroger la validité de telles entreprises, universitaires ou non, et l'intérêt de cette confrontation aux œuvres créées pendant cette période. S'il est vrai que l'un des tabous majeurs à l'œuvre dans les études médiévales - et la littérature ne fait pas exception -, est celui de l'anachronisme (« on ne pose pas à un texte des questions qu'il ne se pose pas », p. 4), on se limite ainsi à une approche factuelle des textes littéraires médiévaux, productions d'une époque où la réflexion théorique sur la littérature en langue vernaculaire est quasi-inexistante, et où l'expérience esthétique vécue par les lecteurs / auditeurs contemporains nous échappera toujours.
4N. Koble et M. Séguy montrent bien que cette approche nie la part inaliénable d'interprétation que présente tout processus de lecture, quelle que soit l'époque de l'œuvre parcourue ou questionnée : « le point de vue du critique n'est jamais neutre, [...] son objet d'étude n'est pas immobile, chacun s'autodéterminant dans un rapport de réciprocité dynamique » (p. 5). Cela est encore plus vrai pour les productions médiévales dont la « réalité performancielle » (p. 5) (leurs lecteurs sont, et pendant longtemps, avant tout des auditeurs) ne nous sera jamais accessible ; la manière dont ces textes nous ont été transmis, le manuscrit et les différentes strates d'intervention qu'il représente, est l'emblème même de cet éloignement insurmontable. N. Koble et M. Séguy soulignent par ailleurs que la littérature médiévale est par essence inactuelle, et toujours en réactualisation, selon le mouvement de translatio, linguistique, mais aussi, esthétique et idéologique, à travers lequel les médiévaux pensaient leurs productions.
5L'anachronisme, c'est-à-dire appliquer à ces textes des questionnements qui leur sont étrangers, et ce avec toutes les précautions méthodologiques nécessaires, est ainsi « entendu comme rencontre, mélange, sédimentation de temps hétérogènes » (p. 7). Il permet ainsi d'établir un « va-et-vient entre présent et passé [qui] est certainement la seule manière de saisir en quoi la littérature médiévale nous importe aujourd'hui sans dissoudre son altérité dans notre contemporanéité » (p. 7). On est donc invités à ne pas se replier sur une explicitation des textes médiévaux, qui ne saurait être totale et définitive, et à oser les interpréter, en revendiquant à part entière l'expérience esthétique que génère leur fréquentation.
6Les six contributions du volume illustrent, avec des perspectives très diverses et sur des corpus variés, cette fécondité de l'anachronisme. On s'arrêtera ici en particulier sur quatre d'entre elles.
7Michèle Gally (« Résurrection du Jeu de la Feuillée. Une pièce médiévale postmoderne », p. 10‑27), à partir de la mise en scène au Vieux Colombier en 2003 par Jacques Rebotier et Jacques Darras du Jeu d'Adam ou Jeu de la Feuillée, pièce écrite par Adam de la Halle au XIIIe siècle, montre la difficulté que représente l'adaptation d'une œuvre médiévale, ici théâtrale, pour le public contemporain : « comment le médiéval disparu, inconnu, approché par la seule médiation de ses propres représentations stylisées (codes iconographiques, littéraires, poétiques) pourrait-il produire du visible, recevable par des spectateurs modernes dont le contexte mental, intellectuel et esthétique est radicalement différent de celui des médiévaux ? » (p. 10). La première difficulté est celle de l'adaptation même de la pièce : celle-ci ne suit pas un scénario universel comme c'est souvent le cas des farces montées en milieu scolaire ; elle est à l'inverse résolument inscrite dans l'actualité de son auteur, Arras au XIIIe siècle. De plus, Adam de la Halle joue constamment sur le langage. Au-delà du problème de la mise en scène, le danger est celui d'aller vers l'explicitation au profit du spectateur contemporain des réalités qui lui sont inconnues et du texte rempli d'équivoques qui les met en mots.
8M. Gally montre que les adaptateurs ont fait le choix, dans la traduction qu'ils ont élaborée, de l'analogie et de la transposition, et essayent ainsi d'établir des liens avec Adam ; mais cette relation se traduit mal visuellement pour le spectateur : « le délire joyeux et l'insolite » (p. 22) de la mise en scène, loin d'une tentative de reconstruction historique, qui est décrit rapidement et malheureusement sans illustration, a été mal reçu des critiques journalistiques, qui l'ont jugé peu à même de transcrire la modernité avant l'heure de la pièce. M. Gally relève bien ici « l'anachronisme qui permet[...] d'attirer à nous, au XXIe siècle, dans notre réception et selon nos critères de lisibilité, le vieux texte d'Adam de la Halle » (p. 25) ; dans le même temps, c'est bien sa modernité qui est reprochée à la mise en scène, sans doute car elle ne correspondait pas à la représentation attendue d'un Moyen Âge plus cohérent. Si l'adaptation de la pièce apparaît donc ici comme un échec (pour la plupart des critiques tout au moins), M. Gally souligne par cet exemple qu'une adaptation d'une œuvre médiévale ne peut être une reconnaissance mais doit être une recréation où le Moyen Âge serait « convoqué et dépassé » par une« résurrection partielle, déchirée » (p. 26) qui serait le seul moyen d'entrer en contact avec lui.
9La contribution de Christopher Lucken (« Dans l'hiver de la lecture. Le temps de la fable », p. 98-120) envisage sous un autre angle la réception des œuvres médiévales : il compare ici notre conception de la lecture à celle du Moyen Âge. Constituant toujours par définition une réception différée de l'œuvre, la lecture est souvent, dans les textes médiévaux, associée à l'hiver, qui interdit d'autres activités. Or cette saison peut symboliser d'autres enjeux de la lecture : symbole de la fin de la vie, l'hiver est en effet le temps de la mémoire et du jugement. Rappelant que pour les médiévaux tout texte a une ambition didactique (à plus forte raison les fables qu'il utilise comme illustration principale de son propos), C. Lucken définit le processus de la lecture médiévale comme celui d'une glose et d'une élucidation de la valeur morale de l'œuvre (pensons à l'exégèse qui est la lecture du livre par excellence, la Bible). Cette conception est-elle encore valable aujourd'hui ? Si une lecture morale et allégorique ne semble plus valable, ni d'ailleurs la mise au jour d'une vérité définitive, élaborée à partir d'autorités qui ne font plus l'unanimité, cela ne justifie pas pour C. Lucken un repli sur une lecture littérale. L'impossible plénitude du sens des œuvres médiévales serait finalement à rapprocher de la déception constitutive de toute lecture, qui est avant tout une « incitation » à continuer à lire.
10Mireille Demaules (« Les songes médiévaux au risque de la psychanalyse : écueil méthodologique ou enrichissement interprétatif ? », p. 44-58), après avoir présenté et défini les rêves médiévaux et le caractère étranger dont ils sont pour nous immanquablement revêtus, justifie le recours pour leur étude à l'analyse psychanalytique. Elle rappelle ainsi que le Moyen Âge définit et envisage l'expérience onirique selon des catégories héritées de l'Antiquité qui ne sont plus les nôtres aujourd'hui, et que le songe est un objet rhétorique, et donc en grande partie artificiel, dont l'écriture suit des règles précises. Mais derrière cet « habillage » (p. 50) se cacherait une « vérité psychologique profonde » : la forme littéraire du songe est l'expression, par des formes culturellement et historiquement déterminées, de désirs et de conflits universels. Il ne s'agit donc pas d'« attribuer une psychologie moderne à un personnage ancien » (p. 50) mais d'utiliser, suivant le principe méthodologique du complémentarisme de Georges Devereux1, un « modèle explicatif » (p. 45) qui permet de mettre au jour ces « invariants ».
11À travers les quelques exemples présentés (le rêve d'Yseut dans le Roman de Tristan de Béroul, celui d'Arthur dans le Lancelot propre), M. Demaules montre que l'analyse psychanalytique permet de ne plus seulement envisager le songe comme une annonce à déchiffrer de la suite de l'histoire, et de le réintégrer pleinement à la structure signifiante du récit comme « clef pour comprendre certains scénarios fantasmatiques à l'œuvre » (p. 55), et mettre ainsi à jour les « mécanismes de la création poétique, [...], mise en mots et en images de conflits psychiques rémanents » (p. 58).
12Catherine Croizy-Naquet (« Penser l'histoire antique au XIIIe siècle à la lumière de l'historiographie contemporaine », p. 28-43) envisage les rapports entre histoire et fiction à partir de deux textes historiques du XIIIe siècle (Les faits des Romains et la première mise en prose du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure) sous l'éclairage de la réflexion actuelle sur l'écriture de l'histoire. Les historiens médiévaux en langue vernaculaire n'ont pas théorisé leurs pratiques d'écriture (mis à part les quelques informations que l'on peut tirer des prologues et épilogues, qui sont de plus souvent réutilisés d'un texte à l'autre). La distinction entre histoire et fiction notamment n'est pas posée comme telle (ce qu'illustre parfaitement le second texte ici étudié puisqu'il s'agit de la mise en prose d'un Roman relatant des faits considérés au Moyen Âge comme historiques, la guerre de Troie). Le problème se pose pourtant de la même façon aux historiens du XIIIe siècle qu'à ceux des XXe et XXIe siècles : l'histoire passe par la médiation obligatoire de la narration, dont le rapport à la vérité est problématique. Partir de la réflexion théorique contemporaine qui définit l'histoire comme « un discours de vérité élaborant un rapport qui se veut contrôlable, avec une réalité disparue qu'il s'agit de retrouver et de comprendre » (p. 32) permet ainsi d'interroger les deux textes médiévaux et les pratiques de leurs auteurs : leur rapport aux sources, le travail de la mise en récit, le projet d'ensemble des œuvres et notamment leur ambition moralisatrice, inhérente à la conception de l'Histoire au Moyen Âge. C'est ainsi « leur statut ambivalent, leur incertitude générique » (p. 43) qui peut être mise en avant.
13Le Moyen Âge contemporain propose donc une approche stimulante des œuvres médiévales, encourageant à « se tenir dans un champ d'interférences temporelles » (Introduction, p. 9) qui doit permettre de compléter les approches factuelles du Moyen Âge et d'enrichir nos interprétations et notre perception de l'époque médiévale, et au-delà, ce qu'elle évoque pour nous aujourd'hui.