Une histoire morale de l’acte mystique
1Réexaminer l’« invasion mystique »1 conceptualisée et décrite par Henri Bremond, afin d’observer de plus près la construction de ces “invasions mystiques” qui troublent la France du XVIIe siècle, tel est l’enjeu de l’ouvrage de Sophie Houdard, Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne. Dans cette étude, S. Houdard retouche l’image bremondienne d’un XVIIe siècle français dévot, où la plupart des courants philosophiques et religieux émergeants passent presque inaperçus. Pour ce faire, elle abandonne l’analyse psychologique de Bremond, afin de retracer — à l’instar de Michel de Certeau — une « histoire morale de l’acte mystique »2 centrée sur les modes d’expression, de publication et de réception des textes mystiques du « Grand siècle des saints » français portant les traces de l’équivoque et du soupçon que l’on n’imaginait guère.
2La première partie du livre s’ouvre par une référence à 1623, année décisive au cours de laquelle les rédacteurs du Mercure françois ont contribué malgré eux à confondre dans un seul et même mouvement hétérodoxe trois « invasions dangereuses » a priori distinctes : celle des Alumbrados espagnols, des rose-croix allemands, et du cercle libertin de Théophile de Viau. L’idée d’un lien étroit entre hérésie, imposture et irréligion progressivement ancrée dans l’imaginaire français, apparaît dès lors comme l’indice d’une méfiance générale envers les « manières étrangères », c’est-à-dire les mouvements mystiques d’origine étrangère installés en France depuis le début du siècle. Ainsi la forte discordance entre les branches française et espagnole du Carmel a révélé une tension qui s’est principalement traduite par un débat sur le langage mystique. Le sujet principal en était la quête — entamée vers 1625 — d’une écriture exempte de toute obscurité, et par conséquent de toute suspicion d’hérésie ou de fausseté.
3La deuxième partie du livre développe cette question en étudiant les glissements sémantiques que la singularité de l’expérience mystique a provoqués au sein du langage spirituel (on peut penser à la métaphore de la goutte d’eau3). S. Houdard y joint une analyse pointue des controverses que ces changements ont fait naître auprès de quelques représentants majeurs de l’Église catholique tels que Camus, Chéron, Binet et Hersent, dont elle décrit le rôle dans les débats sur le langage mystique par l’analyse de quelques-uns de leurs textes. Le principal reproche dans ces discussions concernait le caractère abstrait ou inconvenant des termes employés (que l’on pense respectivement aux notions de « suréminence » et de « rot mystique »), qui augmentaient le doute sur l’orthodoxie de la doctrine et des textes des mystiques. Camus par exemple, souhaitait débarrasser le langage mystique de ses expressions hermétiques afin de rendre la littérature spirituelle - qui n’avait pas encore de statut particulier à l’époque - accessible au commun. Pour lui, cette littérature formait en effet la clef pour renouveler à la fois la spiritualité, la littérature et la langue françaises. Or, ce qu’il avait mal compris selon S. Houdard, c’était que l’épuration du discours mystique risquait d’en dénaturer l’essence même, qui consistait dans l’incapacité de dire l’expérience qu’il était censée relater.
4La partie de l’ouvrage consacrée aux « invasions surnaturelles », étudie les histoires des possessions de Laon (1565-1566) et de Loudun (1634), sur fond desquelles émerge la problématique du « sujet moderne ». Dans un premier temps, Sophie Houdard y interroge la façon dont les mystiques ont détourné les récits de possession pour décrire l’expérience de l’inhabitation. Dans un second temps, elle insiste sur la séparation entre la religion et la scène publique qui s’est affirmée tout au long du siècle. Cette évolution se présente comme suit : au XVIe siècle, Laon déploie encore une véritable dramaturgie de la possession pour confirmer la vérité du dogme catholique devant les huguenots. Au premier XVIIe siècle, une prise de conscience s’opère, dans le sens où l’expérience de Loudun ouvre un dialogue important — auquel participent tant les sceptiques (Marescot, Pierre de l’Estoile, d’Aubignac) que les libertins (Viau) — sur l’ambiguïté d’un théâtre de la possession dans le sens plein du mot. Pour illustrer ces deux mouvements qui ont révolutionné l’histoire de la possession et de la mystique, S. Houdard examine en particulier les textes de Bérulle et de Surin. En ce qui concerne le premier, elle cite entre autres le Traité des énergumènes (1599), dont elle mesure l’impact sur l’interprétation mystique de la possession ainsi que sur la pensée de Surin. Quant à ce dernier, S. Houdard montre par le biais de la Science expérimentale des choses de l’autre vie (1663) comment il a cherché à substituer au spectacle de l’exorcisme la pratique de l’entretien spirituel, premier jalon de la « Science des Saints » qui permet un processus de subjectivisation de l’expérience mystique contribuant à la constitution du sujet moderne, dont Jeanne des Anges s’est dite la première représentante.
5En somme, le livre remarquable de Sophie Houdard corrige la théorie de Bremond en la resituant dans une double perspective à la fois convergente et divergente. Tout d’abord, parce qu’il étudie en détail le contenu et la réception de plusieurs exemples majeurs de la littérature spirituelle, afin d’expliquer qu’en considérant la forme plus que le fond, on pouvait par « un biais moins dangereux, mais aussi techniquement plus intéressant »4 critiquer la doctrine dont ces textes étaient porteurs. En outre, S. Houdard enchâsse — bien que de façon moins marquante — la dénonciation du langage mystique dans le contexte plus vaste de l’institutionnalisation de la langue française au XVIIe siècle. De cette façon, elle a réussi à imposer au-delà de l’opposition réductrice bremondienne entre orthodoxie et hétérodoxie l’image d’un Grand siècle peinant à fixer une ligne de partage entre la mystique et les mouvements hétérodoxes déferlant sur une France à peine remise du traumatisme des Guerres de Religion (1562-1598).