L’acte de traduction
1L’un des plus importants penseurs contemporains de la traduction nous a laissé une œuvre de taille réduite. Si l’on omet nombre d’articles, nous n’avions jusqu’à présent accès qu’à trois livres d’Antoine Berman, dont un posthume. Une œuvre restreinte, certes, mais essentielle : chacun des ces livres, à sa manière, explore sous un prisme différent la pensée de la traduction. L’Auberge du lointain, court et didactique, complète à merveille L’Épreuve de l’étranger, dont la portée ne cesse de se confirmer au fil des années ; quant à l’ouvrage posthume, paru en 1995, Pour une critique des traduction : John Donne, la plupart des traductologues s’accordent à dire que Berman y a esquissé les contours d’une analyse moderne des traductions (ne mettant pas systématiquement en avant la négativité de la traduction), et posé dans le même mouvement les jalons d’une pensée contemporaine de la traduction où pratique, critique et réflexion se complètent.
2C’est donc avec ravissement que nous accueillons un nouveau livre d’Antoine Berman, 17 ans après son décès. Avec ravissement, mais aussi avec curiosité, et peut-être aussi une certaine crainte. Car ce que nous propose L’Âge de la traduction, ce n’est rien de moins que le commentaire d’un texte de 1929, référence absolue pour toute théorie moderne de la traduction, essai déjà abondamment commenté et glosé par un nombre considérable de philosophes, de traductologues et penseurs de la traduction : « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin.
3Berman dispensa en effet, dans les années 1980, au Collège International de Philosophie, un séminaire sur Benjamin. C’est ce séminaire, sous forme de cahiers, que nous retrouvons ici. Dans une note préliminaire, Isabelle Berman précise les modalités de cette publication posthume, qui s’appuie bien entendu sur les manuscrits laissés par l’auteur, mais également sur les enregistrements des séminaires, que l’on devrait bientôt pouvoir trouver en ligne. C’est donc bien Antoine Berman que nous lisons à travers les dix « cahiers » qui composent L’Âge de la traduction, mais il s’agit d’un Berman quelque peu différent de celui que nous avions pris l’habitude de lire. Moins travaillée, moins « écrite », la langue que nous découvrons en lisant ce nouveau livre conserve un caractère oral propice au commentaire. La réflexion elle-même n’est pas entièrement achevée, certaines idées sont à peine ébauchées. Nous y redécouvrons donc, avec plaisir, la face moins polie, plus brute, plus encline à la protension, qui était celle de Berman lorsqu’il apparaissait dans ses articles ou encore, et surtout, dans les notes de bas de page qui accompagnent ses ouvrages.
4C’est donc à un commentaire attentif de « La tâche du traducteur » que nous convie Berman. Disons-le dès à présent : il s’agit sans doute d’un des commentaires les plus minutieux, l’un des plus clairs et des plus éclairants écrits en français sur le texte de Benjamin. En français, disons-nous, car l’intérêt de ce commentaire est précisément d’être fait par un penseur de la traduction sur le mode de la critique de traduction : Berman s’appuie bien entendu sur le texte original, mais également sur la traduction de Maurice de Gandillac, qu’il critique abondamment, n’hésitant pas à retraduire lui-même Benjamin lorsqu’il juge nécessaire. Il travaille donc avec traduction. C’est pourquoi ce commentaire, s’il reste pertinent pour le lecteur germanophone, n’est pas un commentaire traditionnel, où l’auteur tâcherait de commenter un texte comme s’il n’avait pas été traduit, comme si nous le lisions directement et uniquement dans sa langue originale. Ce n’est pas non plus une critique de traduction traditionnelle, où la finalité serait de rendre un verdict sur la traduction : Berman travaille avec le texte traduit et l’original de manière à ce que son commentaire repose à la fois sur la lecture de l’original et l’acte critique d’analyse de traduction. Autrement dit, son commentaire n’aurait pas été possible sans la traduction : il démontre ainsi, par l’acte, l’importance de la traduction, son rôle de révélateur, non seulement de la pensée du langage (c’est une idée que l’on trouvera chez Henri Meschonnic), mais révélateur également de la lettre du texte.
5II y a une part de jouissance à voir Berman travailler de si près un texte aussi important, et sur lequel tout semble avoir été dit. L’Âge de traduction nous éclaire doublement : le commentaire nous renseigne autant sur Berman (sur son cheminement, sur sa pensée du traduire) que sur l’essai de Benjamin. On y reconnaît la dette du premier envers le philosophe allemand, mais également les divergences, les points de conflit (peu nombreux il est vrai). Plus de vingt ans après sa conception, notre lecture de ce commentaire ne peut qu’être différente de la réception faite par ceux qui ont suivis, entre 1984 et 1989, les séminaires au Collège International de Philosophie : nous ne pouvons lire aujourd’hui L’âge de la traduction comme un simple commentaire ; c’est aussi Berman que nous lisons à travers ces lignes.
6Quelle est la particularité de ce commentaire, qu’est-ce qui le distingue, par exemple, du texte de Paul de Man1 ou de ceux de Derrida2 ? Berman, fidèle à la pratique du commentaire, suit le texte de Benjamin paragraphe par paragraphe, et se confronte ainsi à l’opacité caractéristique de cet essai. Sans prétendre tout rendre clair, suivant un ordre résolument chronologique, sautant parfois des passages entiers, Berman tisse autour de « La tâche du traducteur » un réseau dense mais particulièrement éclairant. Chacun des dix « cahiers » qui composent L’Âge de la traduction développe un thème que Berman mène à une conclusion provisoire, avant de le reprendre au premier paragraphe du cahier qui suit. Il est donc aisé de suivre son raisonnement, malgré quelques passages déroutants. « La tâche du traducteur » nous apparaît grâce à Berman en tant que texte structuré, dont nous comprenons les liens logiques.
7Nous donnerons plus loin des exemples du procédé utilisé par Berman, qui consiste parfois à partir d’une « erreur » de traduction de Gandillac pour arriver à expliciter la pensée de Benjamin, en montrant qu’elle est à la fois plus claire et plus audacieuse que ce que le traducteur français a pu y lire (il arrive même à Gandillac de ne pas traduire quelques phrases jugées trop paradoxales). Soulignons ici l’attention accordée par Berman à la lettre (terme souvent employé à tort, et dont nous donnons en note une définition proposée par Berman3). Ainsi, attentif à l’écriture benjaminienne, Berman relève l’obscurité du texte, n’hésitant pas à en souligner « l’insoutenable opacité », mais c’est pour l’attaquer de front (contrairement à Paul de Man, qui n’y voit qu’une propension à la polysémie). L’opacité n’est pas pour Berman un simple voile, détaché du « contenu » du texte ; elle en est une partie intégrante :
« La pensée de Benjamin se déploie dans une dimension d’extrême conceptualité […]. Mais ce qui la distingue avant tout est l’apparition en elle d’images fondamentales, tout aussi opaques. Benjamin pense aussi par images, et celles-ci viennent pour ainsi dire étayer sa pensée […]. « La tâche du traducteur » est riche en images qui se détachent nettement sur le fond d’un mouvement de pensée très abstrait. De là, la nécessité d’élucider non seulement le « labyrinthe » conceptuel qu’est la réflexion de Benjamin, mais d’illuminer les « images » qui l’émaillent. (p. 28)
8Berman met ici l’accent sur la lettre, une manière de se mouvoir du texte qui lui est indispensable, sans laquelle il ne peut exister. « Pas de lieu commun, chez Benjamin, pas d’effort pour ouvrir sa pensée au lecteur », nous dit-il plus loin, soulignant le caractère « cryptique » du texte benjaminien. Mais cette opacité n’est pas une forme de déguisement dissimulant des banalités (comme l’ont prétendu certains critiques) ; elle est au contraire un mode de fonctionnement de la pensée de Benjamin. Pour Berman, c’est cette opacité qui appelle le commentaire, et qui empêche la citation ou le résumé. Le mode de survie de « La tâche du traducteur » ne peut être que celui de la traduction et du commentaire (deux formes proches pour Berman).
9Le caractère tâtonnant du commentaire (qu’on ne peut imputer au seul fait qu’il s’agisse de notes de cours non destinées telles quelles à la publication) pourrait rendre l’analyse elle-même obscure, au regard de la difficulté de texte commenté. Il la rend plutôt attachante. C’est même une très grande qualité de ce texte que de nous plonger dans le commentaire, comme si l’auteur le découvrait en même temps que nous. L’immersion est totale. Berman colle de si près le texte qu’il prend lui-même parfois des accents benjaminiens, comme s’il éprouvait une certaine difficulté de se détacher d’une pensée qui ne peut dire autrement ce qu’elle dit.
10« La tâche du traducteur » accompagnait originellement une traduction faite par Benjamin des Tableaux Parisiens de Baudelaire. Antoine Berman rappelle un fait sans doute plus méconnu en France qu’en Allemagne : Benjamin n’était pas un grand traducteur. Sa traduction de Baudelaire a été ressentie par ses contemporains et par lui-même comme un échec. Nous rappelant ces faits, Berman soulève un problème singulier qui affecte tous les penseurs de la traduction (à l’exception notoire de Meschonnic, qui est à la fois un grand traducteur de la Bible et un grand penseur de la traduction, qu’il inscrit dans une théorie plus large du langage) : pratique et théorie, en matière de traduction, ne sont pas complémentaires.
Tout se passe comme si la passion spéculative que [Benjamin] portait à la traduction en général, comme si l’intérêt brûlant qu’il portait aux traductions de Hölderlin, disparaissaient dès qu’il se trouve confronté au travail concret de traduction ; celle-ci apparaît alors comme une besogne pénible, stérile et seconde. (p. 33)
11Il faut ici rappeler que les traductions d’Antoine Berman lui-même (qui a traduit, entre autres, Roberto Arlt et Roa Bastos) s’éloignent franchement des critères qu’il propose, dans L’Auberge du lointain par exemple, pour qu’une traduction soit considérée comme une « bonne traduction ». Non qu’il s’agisse de « mauvaises traductions » ; mais ce sont des traductions tout à fait traditionnelles, qui ne font aucune violence à la langue traduisante.4 On peut donc lire à travers ce passage consacré à Benjamin traducteur un questionnement propre à Berman, dont la pratique de la traduction accompagnait la pensée du traduire (comme ce fût le cas pour le philosophe allemand). Mais loin de conclure à une « inefficacité empirique » (qui ne concernerait que Benjamin) Berman en déduit une contradiction propre à l’essence de la traduction, « un abîme – qui ne doit pas être ignoré – entre l’expérience et la pensée de la traduction » (p. 35). « Abîme » qui est à mettre au compte, chez Benjamin, d’un escamotage d’autant plus paradoxal qu’il implique un mot du titre de son essai : le traducteur. Berman nous rappelle en effet que malgré ce titre trompeur, il n’est nullement question du sujet traducteur dans « La tâche du traducteur », mais de traduction. Le traducteur se manifeste toujours chez les penseurs traditionnels en tant qu’instance négative, en tant qu’interférence entre l’original et le texte traduit. On voudrait l’effacer, effacer ses traces. Or, la traduction est l’opération d’un sujet, l’analyse du texte traduit y révèle toujours « l’agir d’une subjectivité ». Pour Benjamin, cette « subjectivité traduisante » est un moment important de la traduction, mais un moment seulement ; il faudrait, dans l’absolu, s’en passer. Berman conclut ainsi, après avoir signalé que le titre de l’essai pourrait être « La tâche de la traduction », mais que Benjamin a malgré tout intitulé son texte « La tâche du traducteur » : « Benjamin pointe [ainsi] le fait que la subjectivité traduisante est un moment essentiel de la traduction. Mais […] la tâche de ce traducteur n’est aucunement éthique pour lui. Il laisse ce moment totalement impensé, suivant en cela une longue tradition » (p. 35).
12Malgré cet appel en faveur d’une pensée du sujet traduisant, appel qu’il réitérera dans Pour une critique des traductions, Berman n’a jamais vraiment pris la question à bras le corps. En revanche la dimension éthique est un thème bermanien entendu. Mais l’éthique, pour Berman, n’est pas tant une éthique du traducteur qu’une éthique de la traduction, car il s’agit pour lui d’« accueillir l’Autre en sa langue ». Il est donc intéressant de remarquer, à la lecture de L’Âge de la traduction, que c’est précisément au moment où il aborde la question du sujet traduisant que Berman introduit une dimension éthique qui est reconnue aujourd’hui comme l’un de ses thèmes majeurs.
13Peut-on encore concevoir aujourd’hui la traduction comme simple acte de « passage » entre deux cultures, comme acte de « transmission » ? Vivement critiquée aujourd’hui, notamment par Meschonnic, la notion de passage, appliquée au traduire, est déjà obsolète. Il n’est par conséquent pas étonnant que le texte de Benjamin (texte fondateur, rappelons-le, de la pensée moderne de la traduction) critique déjà cette notion, qui semble être pour les théoriciens traditionnels la finalité même, la justification de la traduction. Benjamin va en réalité beaucoup plus loin.
14Berman part d’une phrase, si paradoxale qu’elle n’a pas été traduire par Gandillac : « Aucun poème ne vaut pour le lecteur, aucun tableau pour le spectateur, aucune symphonie pour l’auditoire ». Pour les théories courantes du langage (contre lesquelles écrit Benjamin) le langage, l’œuvre et la traduction se définissent en termes de « communication ». Ici, l’œuvre ne présuppose plus de destinataire, « elle n’est pas "tournée" vers nous. C’est même ce qui fait que nous nous "tournons" vers elle ». Autrement dit, l’essence de l’œuvre n’est pas communication. Mais le passage que nous venons de citer, qui ouvre « La tâche du traducteur », avait déjà été longuement commenté par d’autres critiques. Tout l’intérêt du commentaire de Berman repose sur le développement qu’il poursuit à la suite de ces réflexions :
Il s’agit de penser l’œuvre en elle-même et non à partir de ses effets. Ce refus de la théorie de la réception est tout à fait essentiel pour une pensée de la traduction. Car nulle part les théories (ou les idéologies) de la réception n’ont exercé autant de ravages que dans ce domaine. C’est au nom du destinataire que, séculairement, ont été pratiquées les déformations qui dénaturent plus encore le sens de la traduction que les œuvres elles-mêmes. En fait, traduction ethnocentrique et traduction hypertextuelle se fondent sur une idéologie de la réception. En fait, la traduction ethnocentrique axée sur le lecteur transforme l’œuvre en message. La critique des théories de la traduction fondées sur la réception est fondamentale pour une réflexion moderne sur la traduction. (p. 48)
15Le texte de Benjamin sert de fondement, voire de justification, à la pensée bermanienne. On retrouve ainsi dans ce paragraphe l’un des thèmes principaux formulés par Berman dans L’Auberge du lointain : la critique de traduction ethnocentrique et hypertextuelle. Cela résume bien l’intérêt principal de L’Âge de la traduction, qui est de voir une pensée en action. Car les conclusions de Berman dépassent ici le cadre du simple commentaire, elles sont déjà le fruit d’une véritable lecture de Benjamin.
16L’intraduisibilité est l’un des thèmes majeurs de la théorie de la traduction. Il divise jusqu’aux plus importants penseurs contemporains. Pour Derrida elle est une caractéristique essentielle de la traduction ; pour Meschonnic, au contraire, l’intraduisibilité n’est qu’une donnée factuelle et essentialiste : un texte n’est intraduisible que parce qu’il n’a pas encore été traduit. La question revêt chez Benjamin une importance majeure, car elle implique la finalité même de la traduction, comme le montre Berman dans son commentaire.
17Après avoir souligné que, pour la théorie traditionnelle de la littérature, la traduction n’est pas essentielle pour l’œuvre, Berman poursuit en précisant que la traduction est, au contraire, exigée par l’œuvre. La traduction n’est pas « communication » et en ce sens elle n’est pas utilitaire. Sa finalité n’est donc pas de « transmettre » un message (le sens), de passer un texte d’une langue à l’autre, mais d’être un lien entre les langues (on retrouve ici une idée bermanienne fondamentale : « la traduction est le plus grand bouleversement qu’une langue puisse connaître dans la sphère de l’écrit ») et « d’accomplir le rapport de l’œuvre à sa langue ». On peut saisir cette dernière phrase en comprenant que la traduction s’accomplit dans « l’espace de l’intraduisibilité ». C’est-à-dire que c’est par la traduction et les re-traductions que l’œuvre est à la fois « déportée toujours plus loin de sa langue » et de plus en plus enracinée dans sa langue en apparaissant comme intraduisible.
18Prenant Benjamin au pied de la lettre, Berman conclut que la vraie finalité de la traduction apparaît lorsqu’on se questionne sur l’utilité de la traduction dans le cas où l’on pourrait lire l’original. Pour lui la traduction serait toujours aussi indispensable pour l’œuvre et notre rapport à elle. En somme la traduction enrichit l’œuvre : « Car la traduction est surtout faite pour ceux qui peuvent lire l’original : c’est dans le va-et-vient entre l’original et traduction(s) que se réalise pleinement notre rapport à l’œuvre étrangère ». Contre l’idée de passage, de transmission ou de communication, Berman fait de la traduction un acte qui agit sur l’œuvre, et sans lequel l’œuvre serait incomplète. La traduction met à l’épreuve la traduisibilité de l’œuvre.
Ce que l’œuvre appelle de toutes ses forces, pour que la signification immanente à sa traduisibilité s’actualise, c’est bien l’acte de traduction. Mais ce qu’elle considère avec une indifférence ironique, comme si cela ne la concernait en rien, c’est la traduction comme résultat. (p. 68)
19En apparence plus benjaminienne que bermanienne, cette conclusion doit être comprise comme un vrai moment de vérité de la part de Berman ; moment qui éclaire peut-être toute son œuvre. Car la vraie puissance d’une traduction se révèle pour lui précisément au moment où elle cesse d’être utilitaire, ou l’on peut la confronter à l’original et mettre ainsi au jour la lettre de cet original. Ainsi, l’intraduisibilité est pour Benjamin (peut-être pour Berman également) une caractéristique de l’œuvre. L’œuvre n’est traduisible que par couches : chaque couche révèle une couche inférieure intraduisible à son tour… jusqu’à ce qu’elle soit elle-même traduite et révèle une nouvelle couche. Il existe pourtant peut-être un « noyau » d’intraduisibilité ; certaines œuvres en tout cas ne se laissent pas traduire.
20Il est intéressant de voir comment Berman sort parfois du cadre du commentaire et interprète le texte, comme il le fait par exemple à propos de cette phrase de Benjamin : « Quand la visée d’intraduisibilité l’emporte décisivement sur la visée de traduisibilité, l’œuvre s’effondre comme œuvre. » Si l’on excepte son vocabulaire typiquement benjaminien, cette phrase est d’une compréhension aisée. Benjamin signale ici simplement le fait que certaines œuvres sont par essence intraduisibles et que cette intraduisibilité, que ce type d’intraduisibilité foncière, leur est nocif. Or, Berman va plus loin et donne un exemple pour le moins discutable : la musicalité de l’œuvre.
D’une manière générale, il faut poser la musicalité comme l’élément le plus intraduisible d’une œuvre, mais aussi comme celui qui, jamais, ne doit dominer si elle veut rester œuvre. En exaltant la musicalité latente de sa langue, l’œuvre perd son rapport à sa langue natale. Elle amplifie un élément de cette langue qui lui est fatal, aux dépens de sa parlance et de sa signifiance. « De la musique avant toute choses » est un principe fatal pour l’œuvre de langage. C’est le noyau de parlance ou de signifiance d’une œuvre qui doit être intraduisible (parce que quelque part cet intraduisible peut se renverser en traduisible), non son noyai de musicalité, qui représente l’intraduisibilité absolue d’une dimension opaque, muette et insignifiante dans sa vague infinité. (p. 70)
21Cette longue citation met au jour certains moments du commentaire où, ne sachant plus tout à fait si Berman glose, commente ou interprète le texte benjaminien, nous sommes un peu perdus. Car il y aurait beaucoup à dire de ces affirmations terribles (surprenantes en tout cas). Il faudrait par exemple les confronter à la théorie du rythme de Meschonnic. Mais est-ce seulement Berman qui parle ? Le commentaire de Berman se confond parfois avec le discours benjaminien au point que nous ne savons pas toujours savoir qui dit quoi. Le fait que le texte final n’ait pas été réellement rédigé par l’auteur complique notre tâche. Mais s’il ne faut pas tirer des conclusions hâtives sur Berman, il est impossible de ne pas tenter de situer ce commentaire, de l’inscrire dans son œuvre
22L’un des passages les plus complexes de « La tâche du traducteur » concerne le rapport entre les langues et ce concept surprenant de « pure langue ». Berman éclaire ce passage en le commentant abondamment, n’hésitant pas à en souligner les contradictions lorsque nécessaire. La distinguant tout d’abord de la « langue pure » de Valéry, Berman précise le caractère oral de la « pure langue » de Benjamin. Celle-ci est faite de la réunion des fragments de langues que sont les langues naturelles. La métaphore employée par Benjamin est parlante : les langues naturelles sont comme les fragments d’un même vase brisé : pris séparément ils sont dissemblables ; mais ils peuvent, ensemble, compléter une figure plus vaste.
23La multiplicité des langues n’a cependant pas pour Benjamin le caractère négatif que lui prête par exemple Mallarmé. Il ne s’agit pas pour lui d’abolir cette multiplicité, de trouver ou retrouver un langue commune partagée par tous (comme l’esperanto ou l’anglais). Pour Benjamin, la pure langue est constituée du non-dit de toutes les autres langues ; celles-ci sont donc nécessaires, elles participent à la formation de la pure langue. Il y a, nous rappelle Berman, une conviction religieuse chez Benjamin qui est de voir en chaque langue, non un système clos, mais un fragment qui ne peut, seul, acquérir « sa véritable signification ». La véritable signification, la pure langue, ne s’acquiert que lorsque deux fragments des langues naturelles sont rassemblés. Le rôle de la traduction surgit alors pleinement : il est de faire apparaître cette pure langue. Si la finalité de la traduction est, pour Benjamin, de faire apparaître la pure langue, l’original n’est qu’un prétexte pour cet accomplissement messianique. Il rejoint Berman, qui accorde également, on le voit dans L’Epreuve de l’étranger, une importance extrême à la langue, au détriment parfois de l’œuvre et du discours.
24L’acte de traduction a pour les deux philosophes une finalité propre : celle de transformer la langue traduisante. C’est pour Benjamin, mais sans doute aussi pour Berman, un acte religieux. En témoigne un paragraphe du commentaire, peut-être l’un de ses passages les plus étonnants, où Berman affirme que « commentaire et traduction sont religieux par essence », au sens où dans la traduction (de la lettre) la langue traduisante se transforme au contact de l’autre, elle « devient religieuse ».
25La langue étrangère réceptacle du « sacré » s’imprime en elle, la marque de son empreinte. Par la traduction, elle devient « vase » et « réceptacle » d’une « parole » qui est à la fois toute entière contenue dans sa langue d’origine et ne cesse de vouloir en déborder. (p. 130)
26Ceci n’est vrai que lorsque la traduction est traduction de la lettre, propos bermanien entendu. De fait, l’opposition traditionnelle, et peut-être caduque, entre sens et lettre a fait de Berman un tenant de la lettre. Sans doute a-t-il dû, on le voit clairement dans son commentaire, combattre la prédominance du sens, et de la traduction comme transport du sens. « La tâche du traducteur » est un texte clef parce qu’il relègue la question du sens au second plan. Il n’y pas un choix, pour Benjamin, entre sens et lettre, mais, contre la tradition historique, il fait de la traduction un acte de « libération » du sens, de son poids. Il n’est donc pas étonnant que Berman ait été saisi à la lecture de texte fondateur.
27Nous n’avons que relevé quelques thèmes majeurs de ce commentaire illuminé, qui trouvera manifestement sa place dans toute bibliographie sur la pensée de la traduction. Il faut encore une fois saluer le travail d’Isabelle Berman et Valentina Sommella, qui ont permis que ce livre soit publié sous sa forme actuelle. On y voit l’un des plus importants penseurs de la traduction en prise avec un texte fondateur, dont la complexité a sans doute rebuté de nombreux lecteurs. Un commentaire aussi précis et riche ne pourra que nous inciter à y replonger, à redécouvrir une pensée dont la puissance ne cesse de se réactualiser.