Précurseur ou plagiaire par anticipation ?
1Un récent compte-rendu dans Acta Fabula à propos du dernier livre de Pierre Bayard1, Le plagiat par anticipation, est l’occasion de poser une question aux enjeux importants. Hélène Maurel-Indart soutient en effet, dans son compte-rendu, que la notion de « plagiaire par anticipation » serait au fond équivalente à celle de « précurseur », dont elle ne serait à la limite — ce que ne dit pourtant pas explicitement le compte-rendu — que l’habillage rhétorique ou fantaisiste. Mais est-ce vrai ? Est-il exact de dire que les notions de « précurseur » et de « plagiaire par anticipation » se recouvrent ?
2À première vue, oui. Un auteur chez lequel il est possible de trouver des pages ressemblant à celles qu’écrira un autre auteur quelques années ou quelques siècles plus tard peut à juste titre être considéré comme un « précurseur » — les exemples sont innombrables — ou bien, si l’on a le goût des paradoxes et de l’humour, comme un « plagiaire par anticipation ». En préférant être raisonnable et en adoptant une démarche scientifique, on parlera plutôt, cela va de soi, de « précurseur ». Pourtant, ici comme ailleurs, les présupposés de la science peuvent être interrogés, et tel est précisément le questionnement vers lequel Pierre Bayard nous porte, non pas exclusivement de manière directe et explicite, mais également, parce que sa démarche s’apparente à celle des écrivains et qu’il demande à son lecteur d’effectuer lui-même une partie du chemin que son livre rend possible, de manière détournée grâce à la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons placés avec la notion de « plagiat par anticipation ».
3Être raisonnable, adopter une méthode scientifique. La chose va de soi, mais prenons tout de même le temps de le rappeler : il est certainement indispensable d’aller dans ce sens, bien souvent ; il est également indispensable, pour ce qui est des études littéraires, de proposer aux étudiants un enseignement engagé dans cette pratique ; ce qui n’empêche pas, bien au contraire, qu’il soit important également de laisser une place à autre chose. Autre chose : précisément, un questionnement, auquel les livres de Pierre Bayard conduisent toujours (c’est l’une de leurs qualités majeures), des présupposés avec lesquels nous travaillons.
4La question est, évidemment, celle de la conception que nous avons de la temporalité ; et plus particulièrement dans ses rapports à la mémoire. Les œuvres qui mettent en avant le travail de la mémoire, ses détours et ses recompositions à partir de la linéarité temporelle sont nombreuses — songeons bien entendu aux travaux de Georges Didi-Huberman —, y compris dans les études littéraires — avec en particulier le livre important de Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres2. Or, c’est précisément l’importance de la mémoire que la notion de « précurseur » tend à minimiser sinon à faire disparaître. Cette notion implique en effet l’idée d’une marche en avant de l’histoire littéraire qui produit nécessairement une dévalorisation du rôle de la mémoire.
5Problème important ; et il ne suffit pas, pour le résoudre, de dire avec Hélène Maurel-Indart que le travail de Pierre Bayard s’intéresse au versant de la réception et non à celui de la création ; d’une part dans la mesure où la précision n’est pas suffisante, car se situer sur le versant de la réception est une chose, mais encore faut-il indiquer quels choix, dans cette position, l’on adopte ; parler de « précurseur » consistant inévitablement à nier ou minimiser le rôle de la mémoire, à faire valoir en quelque sorte une réception toujours déjà orientée, tournée vers la chronologie ; mais d’autre part, il faut surtout souligner qu’il est inexact de situer ce travail mémoriel uniquement du côté de la réception, comme si les écrivains y échappaient : parmi les hypothèses les plus « scientifiques » de Pierre Bayard, Hélène Maurel-Indart curieusement ne cite pas l’analyse menée dans la suite de Valéry, montrant que les écrivains disposent d’une série de possibles parmi lesquels ils ont à choisir comme dans une bibliothèque constituant ce que l’on pourrait appeler une mémoire par anticipation, dans la mesure où la différence entre la bibliothèque proprement dite, constituée de textes qui existent, et la bibliothèque virtuelle tend à s’estomper puisque les textes possibles existent déjà au plan logique ; dans cette configuration, un écrivain se retrouve tout autant devant son œuvre que devant d’autres possibles ; devant dès lors, si l’on suit le paradoxe que fait travailler Pierre Bayard, des plagiats par anticipation auxquels il peut avoir recours ; cette représentation de la création, ou d’un versant de la création, ayant pour avantage encore une fois de nous éloigner, et pas exclusivement dans le versant de la réception, du règne, justifié en partie mais dangereux lorsqu’il est absolu, de la chronologie.
6Il y a donc bien une vertu à parler de plagiaire par anticipation plutôt que de précurseur ; c’est qu’il s’agira en effet, avec cette notion, de questionner un présupposé important des représentations courantes de l’histoire littéraire, la primauté de la chronologie sur la mémoire. Or l’un des enjeux majeurs de la théorie littéraire, depuis déjà un certain temps, mais aujourd’hui encore, et le livre de Pierre Bayard le montre, est d’inventer des moyens de dire quelque chose de la mémoire, du rôle de la mémoire dans notre rapport à la littérature ; tâche difficile, dans la mesure où la mémoire échappe en partie à la saisie objective que permet au contraire la chronologie ; mais tâche nécessaire, pour laquelle il est important d’inventer encore des démarches et des œuvres, si l’on ne veut pas laisser échapper ce qu’est réellement la littérature ; tâche enfin que nous rappelle Pierre Bayard, en nous mettant dans la situation inconfortable mais drôle et précieuse pour penser la littérature, d’avoir bel et bien à réfléchir à la notion de « plagiaire par anticipation » et non pas seulement à celle — nécessaire également par ailleurs, bien entendu — de « précurseur ».