Bacon spinoziste : « On ne voit pas ce que peut un corps »
1La peinture de Bacon fait l’épreuve d’un grand nombre de malentendus, ou plutôt de malvoyances, de la part de nos contemporains. Un mot revient souvent pour qualifier non pas la qualité esthétique des tableaux, mais leur contenu : « horreur ». Les corps difformes, les visages meurtris, la souffrance de la chair et la laideur de la vie seraient les sujets privilégiés du peintre, qui nous communiquerait son sentiment sur l’existence avec toute la violence du pessimisme et d’une haine la vie.
2En un sens, on peut bien dire que Bacon l’a cherchée, cette malvoyance : désirant s’adresser directement au système nerveux de ses spectateurs, et aspirant à saisir le fait brut en deçà de la belle apparence plastique des corps, il ne pouvait qu’engendrer en retour une réaction violente de refus, non pas de la peinture elle-même, mais de ce qu’elle recèle de vérité et de vitalité. Aussi, on ne peut que se réjouir de la publication de ce petit ouvrage d’Alain Milon, Bacon, l’effroyable viande, dans la collection l’« encre marine » des éditions des Belles Lettres. On pourrait certes dire : « encore un livre de philosophe ou d’essayiste sur Bacon » ; après Deleuze et la Logique de la sensation, après Leiris et ses innombrables articles et ouvrages sur le peintre, sans compter la floraison d’entretiens de l’artiste lui-même, avec Sylvester notamment, lequel, à son tour, a produit des analyses… À quoi rime ce bavardage sur ce qui normalement ne dit rien, mais doit montrer ? La question se pose moins pour l’art abstrait qui, comme le dit Bacon lui-même, consiste davantage en l’application de procédés et de codes tous faits (encore que ceux-ci soient toujours explicités rétrospectivement) ; elle se poserait encore moins pour une école, un courant, qui doit énoncer les règles auxquelles doivent obéir les œuvres dans une sorte de manifeste. Mais l’œuvre de Bacon échappe à tout cela, parce que le peintre anglais se situe dans le refus de l’école comme de l’abstraction. Pourquoi donc tant parler ? Bacon a dit un jour au fameux Sylvester : « si on peut le dire, pourquoi le peindre ? »1. Renversons la formule : « si on peut le peindre, pourquoi le dire ? ». Pire : « pourquoi encore écrire sur ce qu’a dit le peintre de ce qu’il montrait ? ». Le statut du commentaire de peinture se joue ici, et Milon l’aborde en passant, comme pour justifier son ouvrage. De quoi s’agit-il précisément ? Certainement pas de traduire en mots ce qui se montre, paraphrase ou déchiffrement de symboles ; ni de dévoiler le « message » de l’artiste, encore moins ce qu’il a voulu « communiquer », ses sentiments ou son point de vue sur le monde, autant de fadaises qu’on aurait bien du mal, justement, à mettre en mots, et dont on a bien du mal, par ailleurs, à comprendre la signification concrète ; ce qu’il s’agit de faire, ici comme dans tout commentaire, c’est de « mettre en perspective des dispositifs différents »2. Une telle affirmation suppose donc que peindre, c’est mettre en œuvre un dispositif, et qu’il en existe d’autres, qui l’éclairent et sont éclairés mutuellement par leur différence ou leur proximité. L’enjeu, au fond, est d’en apprendre un peu plus sur le réel, et non pas sur « ce qu’a voulu dire l’artiste ».
3Le titre, Bacon, l’effroyable viande, a ceci d’intéressant qu’il cristallise parfaitement, en une seule formule, l’intention du peintre, mais qu’il peut aussi signifier, à la première lecture, cette malvoyance dont ses œuvres font souvent l’objet. Spontanément, la viande évoque la mort (et cela est symptomatique d’un certain refus de l’essence du corps). Elle traduit ce qui se mange mais ne se voit pas, parce qu’elle n’a pas de contour, de belle (ou laide) apparence… En cela, elle est ce qui provoque tout d’abord un sentiment d’effroi, ou plutôt de répulsion. Une telle appréhension de la viande sera contestée par l’auteur. Tout le travail de Milon, ou plutôt de Milon-Bacon, sera de mettre au jour la nature profonde du corps vivant comme viande, contre la plastique grecque, sa forme harmonieuse et proportionnée (ou disharmonieuse et disproportionnée, qualificatifs qui supposent une référence à l’harmonie et à la proportion), sans vie. Autrement dit, contre la représentation rassurante du corps comme organisation hiérarchisée où chaque organe et chaque membre sont à leur place, et contre une peinture qui se contenterait même de déformer les corps, Bacon se propose de montrer un tas de viande. Corps vivants qui, aux yeux de Milon, s’opposent aux statues grecques d’une beauté triste et sans vie. L’affect ainsi provoqué chez le spectateur qui sait dépasser le cliché n’est pas celui de la répulsion, mais celui de l’effroi proprement dit.
4L’un des plus beaux passages de cet ouvrage réside dans cette confrontation de l’œuvre du peintre avec l’art plastique grec3, confrontation à laquelle il est d’ailleurs auparavant fait référence régulièrement. Elle constitue une remarquable entrée pour saisir ce qu’il y a à voir, et on notera à ce propos que la peinture de Bacon se constitue tant dans l’affirmation de la viande comme expression de la puissance du corps, que dans le refus et le combat contre l’art illustratif narratif, figuratif et réaliste, pour ne rien dire de l’art abstrait, autant de formes qui nient la réalité de la matière vivante au profit de l’idéal spirituel. L’histoire de l’art est un champ de bataille, n’en déplaise à ces philistins de la culture qui croient qu’aimer l’art, c’est s’esbaudir devant tout ce qui se trouve dans les musées, sans jamais prendre parti.
5Les figures de Bacon se caractérisent d’abord, selon Milon, par le refus du contour. L’artiste peint des tas, des amas en tension, parce que la viande que nous sommes est un effort pour persévérer dans son être, comme dirait Spinoza (souvent cité par Milon), et non une belle apparence qui prend la pose. Il s’agit de parier pour la figure contre la posture, le champ d’énergie contre l’enveloppe bien nette d’un corps possédé par un esprit, le déséquilibre contre le mouvement orienté en vue d’une fin.
6Si l’on veut peindre la viande, il faut d’abord refuser de raconter des histoires ; or la peinture a longtemps raconté des histoires : le figuratif consiste toujours à placer le corps en situation, dans un espace objectif réglé, par rapport auquel le corps en question doit adopter une posture. Racontant des histoires avec des corps, cette peinture a aussi raconté des histoires sur le corps : corps idéalisé et enfermé dans un contour. Bacon veut restaurer la puissance et la vitalité du corps : « peindre le fait », ce qui nécessairement conduit à une certaine « brutalité » de l’œuvre. On peut s’étonner de ne pas trouver, à ce propos, sous la plume de Milon, le mot de cruauté…
7S’en suit une réflexion sur la peau, qui peut revêtir différents rôles par rapport à la viande : la masquer au profit du joli contour, s’ouvrir pour laisser entrevoir la chair morte… Dans les deux cas, la peau marque une frontière entre intérieur et extérieur. Peindre la viande suppose au contraire que l’on dépasse la peau comme enveloppe, qu’elle se fasse viande, pure expression d’intensités de vie. La peau n’est plus une frontière entre l’intérieur et l’extérieur, mais l’expression de la dispersion du corps. On a voulu voir en elle une surface désincarnée ; Bacon l’incarne.
8Il ne s’agit pas dans tout cela de refuser la forme. Si l’on est bien face à des amas, à des tas, ces amas sont en devenir, parce qu’ils vivent. Indiscernables pourrait-on dire, en tout cas échappant à tout jugement ; l’essentiel du corps n’est pas dans ses apparences, mais dans sa « modulation ». Le refus de la proportion, de la hiérarchisation des organes et des membres, ne revient pas à peindre une flaque de boue : la viande est en effet le corps en train de se faire (celui que de son côté Artaud traduit en mots), corps en effectuation, en deçà du corps bien identifiable dans des repères a priori (l’œuvre de Bacon commentée par Milon, peut être perçue comme le refus du kantisme au profit d’un empirisme radical, qui oublierait sa dimension atomiste). Définir la viande comme modulation (ou moule intérieur : Milon établit dans le deuxième chapitre un rapprochement éclairant avec Buffon), c’est appréhender le corps qui s’effectue comme puissance d’agir et d’exister, et non pas comme résultat qui se manifeste dans un état. Bacon rejoint ici Klee, et finalement, tous les artistes, à des degrés divers, en ce qu’il « rend visible l’invisible », à savoir la nature naturante, le « se faisant », ou la « forme formante » comme dirait Nancy à propos du dessin4. La nature naturante contre la nature naturée, la modulation contre la modalité, le fait contre l’objet, la viande comme amas contre le modèle du corps idéalisé. Certes se donner un tel objet conduit à peindre la distorsion que vit le corps et qui le constitue, distorsion qui ne doit pas être comprise comme effet d’une violence extérieure, ou réaction à un stimulus, mais comme expression d’une « puissance d’affecter et d’être affecté » (Spinoza)5. Les bouches des figures de Bacon constitueraient les points de condensation de ces ondulations d’énergie. S’il leur arrive de crier, ce n’est pas par manque, écrit-il, entendons : la peinture de cet homme n’est pas peinture de la mort et de la tristesse, elle est expression fondamentale de la vie.
9Ainsi Milon remarque que cette œuvre est brutale et violente (le titre du troisième chapitre est : « Brutalités »), non parce que la vie est faite de brutalité et de violence, mais parce qu’exprimer la vie ne peut se faire qu’avec brutalité et violence. Car la vie du corps n’est pas dans ces clichés apaisants qui le montrent dans des postures rassurantes, elle est dans cette ondulation de matière en effectuation et en composition. Cette violence n’est pas davantage celle de l’image, de la représentation (les tableaux ne doivent surtout pas représenter des scènes violentes entre un personnage et une situation dans un cadre narratif6), elle vient plutôt de l’action de peindre, du combat contre ces clichés qui enferment la viande dans des postures conventionnelles, combat contre le réel qui ne se laisse pas saisir. Pour mettre à nu le corps, le désenvelopper, Milon explique qu’il faut se battre contre ce que l’on estime : le réel (c’est-à-dire contre l’abstraction, qui méprise le réel, et le réalisme, qui entretient une relation trop pacifique avec lui).
10Peindre la viande constitue alors un travail bien différent de celui qui consiste à représenter un corps bien organisé et topologiquement défini. Le rôle de l’accident est à ce compte essentiel7, et de nombreux commentateurs l’ont souligné. Pur artifice pictural chez certains (Milon nomme Pollock), et que Bacon refuse en tant que tel, l’accident ne se situe pas au point de départ de l’œuvre, mais il est l’inflexion qui vient donner l’impulsion à l’acte créateur, celui-ci étant à la fois soumis au contrôle de l’artiste, et dépassé par l’instinct dont il est le fruit. Voilà la condition pour saisir non pas l’Idée du Beau, la beauté universelle représentée par exemple dans la statuaire grecque et qui correspond toujours finalement à des clichés et à des modes, mais bien l’événement, le fait brut. Milon remarque à ce propos le côté très baudelairien de la création artistique selon Bacon : toucher dans l’instant contingent ce qu’il y a d’essentiel ; l’auteur parle d’un dandysme de Bacon.
11Le refus de la belle apparence classique ainsi que le rôle de l’accident conduit Bacon, selon Milon, à constituer des corps selon des tracés, et non selon des parcours. La différence est de taille, car le parcours est défini dans sa destination de façon a priori, et circonscrit le corps selon des paramètres repérables dans un espace objectif. Au contraire, le corps baconien est, Milon le dit avec les mots de Michaux, « un espace incirconscrit » (chapitre IV) : le corps comme viande résiste en effet aux contours et à l’espace qui veulent le réduire à un objet adoptant une posture (l’objet étant toujours pour un sujet : le refus de la viande ne va pas sans un certain idéalisme). Le corps est un espace incirconscrit, et il s’agit d’en saisir les pliures et les ondulations, non pas de le situer, puisque la viande est incertaine dans ses limites, et oppose sa résistance à une extériorité qui voudrait l’enfermer dans une intériorité. Ce refus de la dualité dedans-dehors, Bacon, nous rappelle Milon, l’a trouvé chez Michaux, dont il admirait beaucoup les dessins montrant le corps comme capacité de faire obstacle à des repères topologiques préétablis, comme puissance de moduler l’espace, d’en être la mesure et l’échelle. D’où l’absence de perspective chez le peintre, abandonnée au profit d’aplats formant des « blocs de couleurs », sortes d’espaces en train de se faire, brutalement, poussant les « limites du cadre » : loin de la forme formée bien proportionnée et équilibrée, la figure s’étend plus qu’elle n’est étendue, nature naturante qui effraie par sa vitalité même…
12Jusqu’à maintenant, la distinction entre figure et figuration n’a pas été précisée. Ce n’est qu’au chapitre V que Milon énonce le sens précis de cette différence, en se référant à De Vinci et à ses Carnets. La figure est expression, tandis que la figuration est représentation. Bacon s’insurge contre la peinture comme représentation, où il s’agit finalement de resituer un corps dans une posture bien définie par une narration dans un lieu et un temps donné. Ce qui est absent dans une telle peinture, c’est la vie même, que seule une figure rendue à l’autonomie peut exprimer. Bacon cherche donc non pas à mettre en image, mais à mettre en tension, à « figurer sans illustrer »8. Sa peinture est une tentative constante pour résister au cliché. Deleuze l’a expliqué dans Logique de la sensation : il convient en effet de « dessiner des expressions jamais vues jusqu’à présent en montrant comment la figure propose un tracé qui se fait en se faisant, au contraire de la figuration qui détoure un contour déjà réalisé »9. Dès lors, le surgissement de la viande contre la narration conventionnelle provoque inéluctablement l’effroi, au sens d’une angoisse née face au déséquilibre de ces corps, qui n’occupent pas de territoire aux coordonnées repérables, corps sans proportion et sans position, qui ne viennent de nulle part et ne vont nulle part (c’est pourquoi un triptyque ne doit surtout pas être regardé de gauche à droite, comme s’il racontait une histoire). Qui dit angoisse ne dit pas la peur ou le dégoût face à l’horreur : ces corps sont des corps non pas perdus et souffreteux ; simplement ils « possèdent l’espace qu’ils créent », « légers et heureux de montrer leur libération à l’égard de la pesanteur extérieure ».10
13Cette indétermination spatiale qui rend possible l’émancipation de la figure est, selon Milon, d’autant mieux réalisée dans les triptyques, où des blocs d’espace s’affrontent, présentant des figures sans déterminations identifiables. Le triptyque rejette toute harmonie et tout passage entre ses panneaux qui présentent chacun des figures refusant les contours. Ici surgit l’effroi : face à un corps qui « se libère des dimensions de l’espace »11, et qui effectue des mouvements sans déplacement qui soit orienté à l’avance dans une étendue objective, mouvements qui traduisent les efforts de la figure-viande pour exister indépendamment de la belle forme et de la posture. Milon met alors en perspective les trois ordres de mouvement (vertical, horizontal, en profondeur) à l’œuvre chez Bacon (l’avachi, le triptyque, l’amas de viande) avec ceux que l’on trouve chez Beckett (l’épuisé, le mot-valise et la porosité du mot) et chez Artaud (le pestiféré, la boule à cri et le corps sans organe).
14L’auteur peut conclure, au terme de sa lecture des œuvres de Bacon, que le but de la peinture n’est pas de communiquer des états d’âme ou des sentiments sur la réalité, mais d’« affirmer violemment et imposer son affirmation »12, à l’instar des corps qui sont montrés (mais surtout pas représentés), et qui ne disent et ne montrent rien : ils sont, c’est tout, ils vivent. On ne peint pas pour communiquer une expérience intérieure ou un message, ni pour imiter une belle apparence ; on peint pour exprimer la tension, l’ondulation qui anime la viande ; on peint pour exprimer la vie13. L’art doit être art de la vie, mais c’est en tant que tel qu’il ne peut que provoquer l’effroi chez des spectateurs trop habitués à saisir le corps par le biais d’une représentation qui en dessinent les contours dans un espace quadrillé. L’homme qui regarde les peintures de Bacon a la tête remplie de clichés, et croit savoir ce que c’est qu’une vie et un corps. Pourtant, préférer la belle forme de la statuaire grecque ou le figuralisme réaliste du cliché (mais existe-t-il, au fond, une peinture digne de ce nom qui ne soit pas toujours un peu dans l’expression de la figure, et non pas simplement dans la représentation d’une figuration ?), c’est préférer la mort à la vie, la peau qui recouvre la chair à la viande qui vit. Ce sont ces images devraient être source de répulsion ; les figures de Bacon, sources d’effroi, sont au plus près de la joie d’exister.
15Finalement, Bacon répond à sa manière à la question de Spinoza : « on ne sait pas ce que peut le corps »14, et Milon ne s’y trompe pas, qui écrit : « le corps bien formé, en supposant qu’il existe, nous prive des possibilités imprévues que le corps peut offrir »15, tandis que la viande exprime la puissance d’affecter et d’être affecté qu’est un corps. Finalement, au vu du caractère souvent polémique de l’auteur, au vu de sa relative indifférence vis-à-vis des références (il ne cite pas d’œuvres de Bacon !), et de l’attention qu’il porte aux échos que le dispositif baconien trouve dans ceux de Spinoza, Nietzsche, Artaud, Beckett, Michaux, Michel-Ange et la statuaire romaine…, on peut se demander si Milon n’a pas davantage écrit un essai sur le corps qu’un commentaire sur Bacon : une philosophie de la viande qui est aussi une esthétique, voire une éthique, et qui doit, pour se formuler, passer par l’art qui l’a mise au jour (ou du moins l’a traquée), l’art de Francis Bacon. Excellent commentaire sur le peintre, ce livre est d’abord un grand essai sur le corps et ses (re)présentations.