Pour une science marxiste de la littérature : la méthode formelle de Medvedev
1Au moment où la revue Slavica Occitania publie un important numéro consacré à « Bakhtine, Volochine et Medvedev dans les contextes européen et russe », sous la direction de Bénédicte Vauthier, les Presses Universitaires du Mirail éditent en français l’œuvre majeure de l’un des membres du Cercle de Bakhtine, qui contribue à mieux situer le mouvement formaliste dans les polémiques idéologiques, au même titre d’ailleurs que l’article de Jirmounski, « Les problèmes formels dans la science russe de la littérature », publié dans Slavica Occitania, également traduit de l’allemand par Roger Comtet, et auquel il est d’ailleurs fait référence à plusieurs reprises dans ce livre. Cet effet de regards croisés contribue de manière significative à éclairer l’histoire des idées à cette époque. Le livre est utilement complété par une biographie de Medvedev écrite par son fils, une bibliographie très complète des écrits de Pavel Medvedev, des glossaires et un index.
2Cette publication comble une lacune sur un jalon essentiel dans les luttes idéologiques et littéraires, particulièrement sur le rapport au formalisme. C’était la dernière œuvre importante écrite dans l’entourage de Bakhtine à ne pas avoir été traduite en français. De ce point de vue, très intéressante est la liste des principaux écrits de Bakhtine, Volochine et Medvedev avec les dates de leur traduction en français : elle met en évidence de manière concrète la spécificité de la réception de Bakhtine en France, sa chronologie presque inverse par rapport à l’ordre des publications en russe. Elle rappelle qu’on ne dispose pas, en français, de la version de 1929 du Dostoïevski. Cette chronologie explique à elle seule les obstacles rencontrés par la réception de Bakhtine en France, si l’on considère que les premiers textes sur « la philosophie de l’acte » ont été connus après tous les autres en France, et qu’ils peuvent donner à son œuvre un arrière-plan idéologique inattendu.
3La question de l’attribution du texte est ici résolue en considérant l’essentiel comme étant de Medvedev lui-même, mais sans trancher absolument, puisqu’on a gardé la mention « Cercle de Bakhtine ». L’introduction rappelle utilement des différents points de vue sur la question. On voit que les questions de réception et d’attribution des textes sont liées.
4Cette publication poursuit le travail de mise en contexte commencé par la précédente. Il est remarquable que ce travail soit le fait d’une hispaniste, elle-même russophone et germanophone, et le produit d’un séjour dans une université allemande (Bohum). Il prend en compte les travaux de spécialistes espagnols, ce qui est relativement rare en slavistique ; l’éventail des traductions mentionnées pour les différents textes cités est extrêmement large. Les études de spécialistes du monde entier sont prises en compte.
5À côté du formalisme russe, cette œuvre met en évidence un formalisme ouest-européen qui concerne toute la science de l’art et pas seulement la littérature, et dont la valeur est en particulier d’avoir dégagé un « système de significations » ancré dans le « visible ». Dans la deuxième partie consacrée à l’histoire de la méthode formelle, l’école allemande est mise au premier plan (avec la conception de « forme interne » et ses implications en art, particulièrement chez Wölfflin), alors que les théoriciens français, qui se sont surtout intéressés à l’étude formelle de la littérature, sont juste évoqués.
6Le but de Medvedev, avant sa critique des formalistes, est de fonder une « science marxiste de la littérature » qui serait comprise dans la science des idéologies. Pour ce faire, la première tâche est celle de la « spécification », à laquelle les formalistes ont apporté une contribution essentielle ; c’est ce qui fait que le rapport au formalisme qui s’exprime ici est loin d’être entièrement négatif.
7La préoccupation de concilier la « synthèse » par laquelle apparaît le sens et la « variabilité vivante » n’a en elle-même rien de vraiment original, mais elle permet à l’auteur de dégager une notion, celle de « réalité idéologique » matérielle, dont l’actualisation viendrait de la « communication sociale ».
8Entre les deux extrêmes — dogmatisme ou dispersion dans la diversité du réel concret —, entre la « poétique sociologique » et l’histoire de la littérature, il y a un maillon : la poétique historique, qui définit une perspective historique en vue de définitions « généralisantes et synthétiques ». Vesselovski est donc l’un des théoriciens du passé auxquels Medvedev (et d’ailleurs Bakhtine également) se réfère volontiers : son importance pour les études littéraires en Russie apparaît clairement, tout comme la « conjonction originale » de son influence avec celle du futurisme. Medvedev énumère en détail les différentes filiations de l’école formaliste, en particulier ce que sa conception du mot doit d’abord au symbolisme, puis aux autres courants poétiques du début du XXe siècle. On voit aussi l’importance du séminaire de Venguérov sur Pouchkine.
9Les points de départ de cette réflexion sur la spécificité littéraire sont parfaitement traditionnels : c’est le problème du « contenu », et l’écueil difficile à éviter de l’envisager comme le « reflet » de la réalité décrite. Le mérite des formalistes est d’avoir contribué à préserver de l’illusion d’immédiateté. Mais pour Medvedev, ce que reflète potentiellement l’œuvre, c’est l’ensemble de « l’horizon idéologique ».
10Comment éviter de faire de la littérature la servante des autres idéologies ? En considérant sa fonction médiatrice de « l’horizon idéologique », au lieu de l’interpréter en fonction d’une idéologie déjà constituée. Pour Medvedev, et c’est peut-être l’originalité de sa conception, la particularité de la littérature, serait de ne refléter « que des idéologies naissantes ». Il introduit une restriction qui intrigue : de ce type de création sont exclues « les esthétiques qui sont orientées vers des courants décadents de la création littéraire »...
11Le positivisme de l’école formaliste, qui l’a engagée à juste titre sur la voie de la « spécification », est à l’origine d’une forme de « nihilisme » abondamment démontrée ici. D’ailleurs, la manière même dont les formalistes spécifient leur objet doit être réexaminée, tout étant calqué, chez eux, sur la langue poétique, et tous les autres éléments définis dans ce cadre.
12En général, les polémiques formalistes ont tendu à « nier le sens idéologique » et à mal poser le problème de la « signification constructive ». Ainsi, la « défamiliarisation » viendrait, pour Medvedev non d’un rejet des valeurs idéologiques, mais d’un « transfert des valeurs idéologiques d’un élément sur un autre ».
13Que l’œuvre soit définie par les formalistes comme « extérieure à la conscience » ne signifie pas, en fin de compte, l’abandon du psychologisme, mais surtout celui de la « vision idéologique », et c’est ce que leur reproche Medvedev. Ses critiques portent également sur leur intérêt exclusif pour la « langue poétique », terme qui entraîne en réalité une confusion entre un fait linguistique et une activité orientée vers un but précis à partir d’une langue naturelle, confusion entre éléments constructifs et éléments linguistiques. Mais cette confusion des formalistes procède du rêve futuriste : créer une véritable langue nouvelle, avec de nouvelles possibilités expressives fondées sur des transformations morphologiques.
14Ce que Medvedev leur reproche également, c’est leur méthode « apophatique » pour définir la langue poétique, qui met en cause sa définition même : la méthode apophatique n’est justifiée que pour désigner l’inconnaissable ! Le seul critère devient l’opposition entre langue poétique et langue de la communication quotidienne ; seul est poétique ce qui n’est pas utilitaire. Mais la langue poétique ne fait pas partie de l’inconnaissable, son contenu devrait pouvoir être défini positivement… Avant de parler de la relation entre « styles poétiques » et styles « extra-poétiques », il faudrait définir « le domaine propre » de chacun.
15La linguistique s’est peu intéressée, justement, à la langue quotidienne. Le langage utilitaire quotidien était pour elle une construction arbitraire, qui supposait un échange verbal arrêté, alors que tout échange verbal s’inscrit dans un devenir permanent, et que c’est là que se situe la dimension créatrice de la langue — or c’est justement à elle, note Medvedev, que font appel instinctivement les formalistes, avec leur intérêt pour le skaz, ou pour des œuvres dont l’allure est franchement « dialogale ».
16Contrarier les automatismes, rendre perceptible la structure verbale en créant des obstacles par rapport à la communication ordinaire ne peut rendre compte, comme le voudraient les formalistes, de la spécificité littéraire. Car dans cette optique la langue poétique ne produit rien, ne crée pas. C’est l’interaction des consciences, l’orientation vers un auditoire.
17Le reproche fondamental, qui sous-tend tous les autres, c’est de négliger le sens, et par là, finalement la nécessité profonde de l’œuvre littéraire, son ancrage dans une réalité qui ne peut être que « sociale ». Ainsi, chez les formalistes, la fable sert à motiver les procédés — ceux-ci deviennent la fin en soi. Le choix des motifs, et du matériau lui-même, est en soi indifférent, ils sont justifiés par « les besoins d’un procédé qui est indifférent au sens ».
18Ils ont inversé la vision naïve, mais en conservant l’opposition traditionnelle contenu/forme, et en l’inversant par rapport à l’approche traditionnelle, rejetant la signification idéologique hors de leurs préoccupations. Seul importe le système des procédés, les écarts qu’ils représentent par rapport à la perception quotidienne. Or le matériau, contrairement à ce qu’affirment les formalistes, n’est jamais neutre, il est déjà porteur d’un contenu idéologique.
19Le problème de fond reste le même : comment concilier le caractère concret, immédiat, d’une œuvre, et la multiplicité infinie de ses significations possibles ? Les formalistes ont abouti à une vacuité. Il faudrait trouver une instance médiatrice : elle est dans la « communication sociale ». Elle correspond justement à cette interaction constante entre les consciences, à cette circulation dans laquelle le sens est perçu et créé. C’est-à-dire qu’elle met au premier plan l’axiologie et la notion de « sujet », dont on proclamait pourtant la disparition dans les années 70, quand les textes de Bakhtine firent leur apparition en France (c’est encore un des paradoxes de sa réception).
20C’est finalement la définition du terme « social » qui pose un problème, et incite à se demander de quelle nature est le « marxisme » de Medvedev. Pour lui, l’instance médiatrice est la « valorisation sociale » : le fait que tout énoncé soit situé historiquement et socialement, pris dans cette situation. « L’acte historique concret de l’énoncé », permet de prendre en compte toutes les déterminations historiques (sociales au sens le plus large). C’est ce qui explique que le genre occupe ici une place privilégiée : il fait que l’œuvre « occupe telle ou telle place dans la vie quotidienne, elle est unie à telle ou telle sphère idéologique ». Le genre est un « ensemble complexe de moyens » qui répond à « une certaine orientation de l’homme dans la réalité ». Par lui, la littérature assume une « fonction » que l’on peut qualifier de sociale dans un sens très large.
21Lorsque, dans sa volonté de dépasser le formalisme tout en reconnaissant ses mérites, Medvedev s’affirmait marxiste, qu’entendait-il exactement ? D’abord l’évolution dialectique, et le caractère social de la conscience. Le fait que la communication soit orientée vers la « transformation du milieu ». Mais si les « lois socio-économiques » affectent la littérature — de quelle façon ?
22Medvedev souligne les insuffisances de la critique marxiste la plus traditionnelle, qui, elle, ne voit rien d’autre que les facteurs d’ordre social, le « social » étant visiblement pris ici dans un sens qui n’est pas celui de la communication, pas un sens bakhtinien. On le voit bien, sa position marxiste est particulière, elle n’est pas la position officielle. Mais ce qui était sans doute le plus inacceptable pour le pouvoir en place dans les années qui vont suivre, c’était l’idée que l’idéologie, produite par l’échange incessant de la communication sociale, est en perpétuel devenir.
23Malgré tout, ce sont donc toujours les idées-forces de Bakhtine qui sous-tendent ces écrits, et qui expliquent le sort de la « poétique sociologique » et de son auteur : l’idée de « l’événement en tant que rapport vivant entre deux consciences ». C’est bien à lui qu’on en revient. Tout est dans la circulation du sens, entre l’idéologie préexistante, l’œuvre concrète, individuelle, et le sens qu’elle produit à son tour. Tout est en devenir, au contraire du formalisme, dans lequel les oppositions semblent figées. L’idée de « communication objective », libérée d’un psychologisme ressenti comme vieillot, met surtout en évidence le caractère dynamique de la littérature, son rôle de relais vers d’autres idéologies en constitution. Idée difficile à mettre en œuvre sans une définition particulière du « social », la mission « sociale » de la littérature doit rester pleinement « littéraire », mais c’est bien en tant que littérature qu’elle a une fonction « sociale » à assumer.
24Si Medvedev annonce la fin du formalisme, sa « désintégration », visiblement pour lui sa « mission historique » n’est pas finie. Une fois dépassés le « positivisme » étroit et le « nihilisme » de ses représentants, leur point de départ — un rapport spécifique au matériau littéraire —, n’a pas à disparaître. Il doit être poussé plus loin, dans la recherche cohérente d’une « vision du monde commune à tous ».