L’histoire n’existe pas
1Comme cela commence à se savoir un peu, les ouvrages de Pierre Bayard se situent à la frontière de l’essai et de la fiction. Les énoncés qu’on y lit sont à attribuer à un narrateur1 qui soutient une position paradoxale. Celle de « plagiat par anticipation » paraît suffisamment irrecevable pour qu’on puisse gager (encore qu’en ces matières il ne faille jurer de rien) qu’il ne se trouvera personne pour se figurer que Pierre Bayard soutient effectivement la thèse qu’il présente, et que nul ne songera à lui reprocher de faire peu de cas de la chronologie — comme d’aucuns crurent devoir lui reprocher naguère de vouloir véritablement supprimer les digressions chez Proust ou militer pour la non-lecture.
2Si l’ironie est ici manifeste, il ne faut peut-être pas se contenter pourtant de percevoir dans la démarche de Pierre Bayard sa seule fonction de dévoilement. Le paradoxe permet évidemment, en renversant les représentations courantes et en restituant un peu de leur étrangeté aux pratiques familières, de mettre au jour des présupposés qui, sans une telle intervention, seraient restés à l’état impensé. Le narrateur prêche explicitement le faux, pour obtenir implicitement le vrai. Mais il faut sans doute aller plus loin : au fur et à mesure que l’on avance dans l’ouvrage, la thèse acquiert de la consistance, et le lecteur finit, non par y adhérer, mais par sentir confusément qu’une forme de vérité gît au cœur de l’impossibilité.
3De ce point de vue, on peut bien dire que les ouvrages de Pierre Bayard relèvent du genre de l’essai fantastique, du moins si l’on s’en tient à la caractérisation du genre par Tzvetan Todorov : le lecteur est amené à hésiter entre deux explications (en l’espèce, l’effet de lecture rétrospective ou le plagiat par anticipation), étant entendu que l’explication rationnelle prévaut toujours, tout en étant entamée à la marge, troublée, rendue moins assurée. Plus encore que le fait de se situer à l’intersection de la littérarité constitutive de la fiction et de la littérarité conditionnelle de l’essai, c’est peut-être cette capacité de faire « reculer le signifié », comme disait Barthes, qui fait la valeur pleinement littéraire de ce volume.
4À texte indécidable, lecteur vacillant : il semble donc que Le Plagiat par anticipation, peut-être plus que les autres ouvrages du même auteur, se fait le lieu d’un mimétisme entre une écriture qui joue sur plusieurs tableaux et une lecture qui ne sait à quoi s’en tenir. C’est que ce vertige, cette dépossession, ce dédoublement, cette présence de l’autre en soi, qui sont autant de marques de la pratique de l’écrivain comme de celle du lecteur, sont au cœur de l’ouvrage, en constituent l’objet même. Pierre Bayard recourt d’ailleurs, vers la fin de son étude, à une explication du phénomène qui paraît bien être donnée de façon un peu moins ironique, un peu moins semi-fictionnelle, que toutes celles qu’il énumère ailleurs : il s’agit de l’expérience, qu’il nomme après Didier Anzieu2, du « saisissement » (p. 132) qui, au cœur de l’acte de création, ouvre une brèche furtive dans le temps.
5Il ne faudrait toutefois pas réduire la perspective de Pierre Bayard à une théorie vaguement ésotérique de la création — que celle-ci soit le fait de l’écrivain ou du lecteur. On rappellera à cet effet que notre auteur est à la fois héritier de Freud et d’Aristote, qu’il combine ici comme ailleurs l’approche herméneutique et l’approche rhétorique, ce qui ne va pas sans difficultés3. Il est assurément difficile pour le lecteur de suivre les deux directions et chacun aura sans doute tendance à tirer l’ouvrage dans la direction qui lui importe. Ainsi, si Pierre Bayard présente d’abord quatre chapitres de « constatations », où l’on découvre que les oulipiens ont plagié l’essai que l’on est en train de lire, que Voltaire s’est inspiré de Conan Doyle, que Maupassant a pillé Proust, et, plus subtilement, qu’une influence réciproque s’est exercée entre les romantiques et Tristan et Iseult, il fournit ensuite une série d’« explications » dont il y a fort à parier que chacun retiendra celle qui lui convient. La première consiste à rappeler l’évidence : le plagiat par anticipation n’est sans doute qu’un effet de lecture rétrospective. Cette explication est aussitôt écartée — et l’on conçoit évidemment qu’il s’agissait avant tout de rappeler une banalité, pour mieux s’en jouer par la suite, en prétendant la dépasser. Ce sont les trois explications suivantes qui seront essentielles, et c’est là que se fait le partage des eaux : les herméneutes retiendront plus volontiers la réflexion sur la nature des idées (d’autant qu’elle est illustrée, par une sorte de mise en abyme, par la relation entre Freud et Tausk) ou sur la circularité du temps (qui reprend la perspective, pour le coup presque totalement herméneutique et fort peu rhétorique, de Demain est écrit). Les rhétoriciens de leur côté, savoureront l’éblouissant chapitre sur la création aléatoire, qui emprunte ses outils conceptuels à Valéry, et semble de nature à autoriser la lecture que l’on proposera dans les paragraphes qui suivent, consistant à considérer que Pierre Bayard s’inscrit pleinement dans un ensemble de réflexions menées par Gérard Genette, Michel Charles et quelques autres, autrement dit dans une réflexion sur les textes possibles, qui sont ici évoqués sous les traits des textes futurs.
6Ce type de réflexion est au cœur de la démarche de Pierre Bayard depuis Le Paradoxe du menteur : ce qui paraît tout à fait nouveau dans Le Plagiat par anticipation est donc la troisième partie. Celle-ci propose de transformer l’histoire littéraire en la distinguant résolument de l’histoire événementielle, autrement dit en créant une double histoire sur le modèle du double écrivain dans Contre Sainte-Beuve. Cette histoire proprement littéraire serait évidemment mobile, puisque chacun pourrait, selon sa propre perception des plagiats par anticipation, déplacer les œuvres afin de les réinstaller, de les « héberger » dit Pierre Bayard, dans le siècle qui est le leur et qu’elles n’auraient jamais quitté, n’étaient les hasards d’une chronologie souvent mal inspirée. Cette histoire serait ouverte aux autres arts : une belle analyse des pages que Georges Dibi-Huberman consacre à un fragment de Fra Angelico qui semble directement importé d’une toile de Pollock en montre la fécondité. Enfin cette histoire pourrait donner matière à une véritable critique d’anticipation, dont Pierre Bayard offre un aperçu en montrant comment Kafka a pu, dans ses textes, plagier par anticipation une des représentantes de la littérature féminine.
7Sans s’étendre outre mesure sur la paraphrase de l’ouvrage (on préfère laisser aux lecteurs le plaisir de la découverte), on voudrait ici réfléchir à quelques implications de sa troisième partie. En effet, si Pierre Bayard a toujours réfléchi à la notion de texte et aux usages qui en sont faits (la lecture et l’interprétation, en particulier), et s’il réfléchit ici à l’histoire, on constate qu’il tend à recourir aux mêmes modèles d’intelligibilité pour penser les deux objets ; à la théorie des textes possibles répond une théorie de l’histoire possible. Il faut alors en tirer toutes les conclusions qui s’imposent.
8À l’origine de la réflexion de Pierre Bayard (si tant est qu’il y ait encore une quelconque pertinence, après la lecture d’un tel ouvrage, à parler d’« origine »), on peut sans doute trouver la célèbre formule de Jacques Petit reprise par Louis Hay : le texte n’existe pas4. Parmi les nombreuses raisons qui fondent cette non-existence, Pierre Bayard choisit néanmoins d’insister davantage, et même de se concentrer exclusivement, sur les phénomènes qui se situent en aval, à savoir les multiples problèmes liés à la réception, et non ceux qui se situent en amont, les multiples problèmes liés à la genèse.
9Bien entendu, ce n’est pas seulement l’intégration du texte dans une telle série de processus, c’est aussi sa fragilité propre, l’artifice de sa clôture liée notamment à son insertion dans un réseau intertextuel, qui permet d’en contester l’existence même5. Or, Pierre Bayard a tendance à rabattre cette question de l’intertextualité sur la question de la lecture, d’où le reproche, exprimé par certains commentateurs, d’inféoder la rhétorique à l’herméneutique. Le Plagiat par anticipation est à ce titre l’illustration d’une conception de l’intertextualité qui traverse l’ensemble des travaux de Pierre Bayard et s’exprime par exemple dans Le Hors-Sujet : « Il convient en effet de ne pas réduire l’intertextualité, comme on le fait trop souvent, à la présence active des occurrences ou des références étrangères, que tout lecteur serait objectivement à même d’établir par l’analyse des sources. Il importe de la penser plus profondément, d’une part comme l’implication inconsciente de certains textes littéraires dans l’œuvre, d’autre part comme le mouvement même de l’activité de lecture, par laquelle chacun établit des filiations entre les livres qui constituent sa bibliothèque intérieure6. » À l’époque où il écrit ces lignes, Pierre Bayard est encore victime du préjugé commun consistant à limiter son propos aux rapports qu’un texte entretient avec « un certain nombre de textes précédents », même si une formulation ambiguë, dans cette même page, tend à laisser pressentir l’idée de plagiat par anticipation : « croire qu’il existerait des textes autonomes serait entretenir la fiction que certaines œuvres ne sont pas déjà des fragments d’autres œuvres, ou que certains de leurs fragments ne figureraient pas dans des textes antérieurs. »
10L’idée de « fragment » est ici importante à relever : d’une part, le fragment est une catégorie qui apparaît avec une certaine constance dès qu’il est question de Proust, d’autre part, cette même catégorie semble avoir un rôle majeur dans Le Plagiat par anticipation. De la même façon qu’il s’agissait chez Proust de repérer des morceaux autonomes parce que « digressifs » et par là même amovibles ou suppressibles dans la Recherche, il va s’agir ici de retrouver chez des écrivains des morceaux autonomes parce que « dissonants » et par là même transférables à une autre œuvre, à un autre écrivain. Ce qui est mis en jeu est donc, clairement, la relation du fragment à l’unité, de l’énoncé au texte. La lecture, qui a habituellement pour rôle de constituer une collection d’unités en texte, se voit ici investie du rôle inverse. Le fait de concevoir une forme d’intertextualité tournée vers l’avenir, et non le seul passé, présente, de ce point de vue, entres autres vertus de ne pas réduire l’altérité du fragment, comme le fait un recours aux notions habituelles d’influence, dont l’idéologie du texte s’est toujours accommodée. L’exemple du fragment de Maupassant issu de Proust l’illustre de façon évidente.
11Cet exemple permet également d’ajouter une analyse supplémentaire à partir de la notion de « troisième texte », qui illustre la façon dont Pierre Bayard, plutôt que d’asserter la non-existence du texte, tend à mettre en évidence ses multiples degrés d’existence liés aux phénomènes de réception. La notion de « troisième texte » présente du reste une ambivalence féconde : si, comme le dit Bayard, le texte de Maupassant n’existe tout simplement pas avant que nous l’ayons lu à travers le filtre proustien, l’appellation « troisième texte » n’a pas lieu d’être. La définition qui apparaît dans le glossaire final reconduit le paradoxe, puisqu’elle le définit comme un « texte transformé par la lecture d’un second texte » (p. 154). En réalité, il n’y a pas de premier texte. Ou plutôt, ce qui revient au même : il y a toujours un troisième texte, qui est le premier. Pour donner à une collection d’énoncés son unité et son identité, il faut nécessairement la rapporter à une autre collection d’énoncés dont l’unité et l’identité sont déjà établies. La proposition de Pierre Bayard fait donc signe vers l’idée que la lecture fabrique nécessairement des diptyques. On ne lit jamais un seul texte : lire un texte présuppose toujours d’en avoir déjà lu un autre.
12Ces deux aspects de la théorie de Pierre Bayard que sont l’importance du fragment, et l’idée d’interaction, deux manières en somme de ruiner l’unité du texte, soit de l’intérieur soit de l’extérieur, se nouent peut-être autour de la question de la mémoire. C’est en effet la mémoire qui permet de construire l’unité d’un texte en assemblant les morceaux et en tissant les liens supposés les unir, et c’est pour cette raison que Michel Charles fait du critique un lecteur impossible, doté d’une « mémoire totale7 ». C’est aussi la mémoire qui construit l’unité de tous les textes dans l’histoire en assemblant les œuvres singulières et en tissant les liens supposés les unir, mais qui dans le même temps déconstruit l’unité des textes en y décelant la présence d’éléments dissonants, qui rappellent d’autres textes. De sorte que, si Le Plagiat par anticipation est bien, comme l’a fait observer Laurent Zimmermann, un ouvrage sur la mémoire8, c’est peut-être surtout un ouvrage sur le conflit des mémoires, la première qui construit l’unité du texte, la seconde qui la pulvérise, la dissémine, la fait éclater en collection d’énoncés isolables, reconfigurables et fragmentables à l’infini.
13Pour qui a déjà lu Bayard, il n’y a jusque-là rien de bien extraordinaire (pour les autres, en revanche, un temps d’adaptation est peut-être nécessaire). Le geste inédit du Plagiat par anticipation consiste alors, peut-être, à reprendre la même démarche pour l’appliquer à l’histoire. Dans ce livre, une prémisse mineure tend en effet à agir de façon diffuse : l’histoire est un texte.
14Si l’histoire est un texte, c’est d’abord, bien sûr, parce que l’histoire s’écrit, selon des modalités naguère étudiées par Paul Veyne dans des pages des plus célèbres9. C’est aussi parce que l’histoire est un genre qui se réalise à travers des textes, et que ce genre a lui-même une histoire. Dire que l’histoire est un texte signifie donc que l’histoire ne préexiste pas à l’écriture de l’histoire, que l’histoire n’existe que comme objet de l’historien. Ainsi à la fameuse interaction entre texte et commentaire qui selon Michel Charles doit être posée comme préalable, prévenant par là même toute croyance en l’existence du texte, faut-il donner pour pendant la relation entre histoire-objet et histoire-discours. Le Plagiat par anticipation s’intéresse néanmoins spécifiquement, même si elle l’ouvre aux autres arts, à l’histoire littéraire. Or l’histoire littéraire, plus encore que l’histoire tout court, est une création récente, liée au romantisme et à l’idée que l’être de la littérature est historique. Tout cet arrière-plan est évidemment requis implicitement par l’analyse de Pierre Bayard.
15Mais s’il est permis de dire véritablement que l’histoire est ici un texte, c’est d’abord parce que Pierre Bayard considère ces deux objets en leur prédiquant des propriétés identiques : la plasticité, la ductilité, la mobilité de l’un deviennent celles de l’autre. Le geste fondamental de Pierre Bayard demeure le prélèvement d’un élément à une totalité et son transfert à une autre, que ce soit telle page de Maupassant déplacée chez Proust, ou tel écrivain du XVIIIe siècle, ainsi Sterne, déplacé au XXe siècle. L’histoire apparaît à son tour comme une collection d’événements, isolables, reconfigurables et fragmentables à l’infini.
16En somme, Pierre Bayard, à la fois herméneute et poéticien, devient aussi historien, et parvient à combiner les trois démarches moyennant une ontologie fondamentale de ses trois objets, le texte, la période, et le genre. Il y a là un point théorique sur lequel on peut s’attarder, tant il est vrai que l’herméneute, l’historien et le poéticien peuvent avoir quelques difficultés à s’entendre : l’herméneute et l’historien reprocheront toujours au poéticien de se mouvoir hors de la réalité et lui intimeront de retourner aux textes, le poéticien et l’historien reprocheront à l’herméneute de s’enfermer dans la singularité purement illusoire de l’œuvre, voire son « immanence », l’herméneute et le poéticien reprocheront à l’historien d’ignorer la spécificité de la littérature. La réconciliation semble devoir se faire à partir du statut des objets utilisés par chacun de ces trois personnages, mais là encore la difficulté paraît venir de la nécessité de réunir les trois en même temps : en faisant de l’histoire un texte, on exclut le genre. La solution répond symétriquement à celle qui consisterait à faire de la période un genre, pour exclure le texte. C’est par exemple la proposition de Marc Escola selon laquelle « la ligne de démarcation ne passe pas […] entre histoire et théorie, mais entre discours herméneutiques (-[…] qui cherchent à cerner la singularité d’un texte ou d’une œuvre donnés, et les pratiques qui visent à construire des objets transcendants […] : la “période” ou le “genre” sont des objets de statut épistémologique comparables10. » Il semble pourtant que l’on puisse aussi tenir qu’il existe une certaine communauté de gestes entre l’interprète et l’historien, qui construisent, l’un un texte, à partir d’une collection d’énoncés, l’autre une période, à partir d’une collection d’événements. Ce sont de ce point de vue le « texte » et la « période » qui seront à envisager comme résultats de processus similaires. De plus, affirmer que la « période » et le « genre » sont de statut épistémologique comparable n’est possible qu’à la condition d’oublier que la notion de « genre » regroupe elle-même des objets de statut épistémologique distinct. Ou pour le dire autrement, si ces deux objets sont bien identiquement transcendants, leurs modes de transcendance sont amenés à différer. Il faudrait ici rappeler l’analyse des régimes de généricité par Jean-Marie Schaeffer et souligner notamment l’opposition entre l’exemplification globale, d’une part, et la modulation générique, d’autre part11. On dirait volontiers que, du point de vue du statut épistémologique, les « périodes » ne peuvent se comparer qu’aux « genres » fondés sur la seconde de ces deux logiques. Par quoi, le poéticien qui travaille sur le récit, par exemple, reste dans le cadre strict de la poétique, tandis que celui qui travaille sur le roman est déjà passé à la poétique historique, et donc à l’herméneutique. La ligne de démarcation est alors tout autre : le premier, qui déduit ses catégories a priori, peut proposer une poétique ouverte, le second, qui induit ses catégories a posteriori, s’en tient à une poétique fermée, qui reconduit les gestes de l’historien comme ceux de l’herméneute. On ne voit pas, en d’autres termes, qu’aucun historien de la littérature ait jamais déduit a priori l’existence d’une période possible pour la retrouver ensuite dans l’histoire. Aucun, sauf, bien sûr, Pierre Bayard.
17De même que la théorie des textes possibles suppose de traiter un texte comme un genre, la théorie de l’histoire possible ici déployée conduit à traiter l’histoire comme un texte. D’où, bien sûr, la curieuse ambivalence qui traverse ici comme ailleurs la démarche de Pierre Bayard qui invente la littérature du futur aussi bien à partir d’une démarche typiquement herméneutique, en reconstituant une logique sous-jacente de l’histoire, que d’une démarche typiquement poéticienne, en remplissant la case blanche d’une table des possibles, sans que l’on sache trop lequel des deux gestes est tenu pour valide, ni même s’il faut vraiment choisir.
18Au demeurant, si l’on voulait se faire à son tour tant soit peu herméneute, on repèrerait volontiers, dans l’ontologie fondamentale qu’on vient d’évoquer et qui autorise la circulation permanente entre les trois types de discours, une configuration récurrente qui semblerait davantage tenir à une axiologie idiosyncrasique qu’à une distinction théorique : dans tous ses ouvrages, Bayard en appelle à concevoir les objets qu’il étudie comme des objets mouvants, fluctuants, instables. La subjectivité du propos, que Pierre Bayard revendique, se trouverait peut-être dans cette manière de préférer le mobile à l’immobile comme on préfère l’ouvert au clos, ou le vivant au mort. Et c’est là sans doute que l’on décèlerait chez Pierre Bayard la présence agissante d’une forme de romantisme12, dans l’organicisme que l’on retrouve au fil des divers chapitres. Il est bien évident toutefois qu’il faut là encore compter avec l’ironie de l’auteur, et que l’organicisme du narrateur est de fait mis à distance et par là même contesté. Il n’en demeure pas moins qu’il y là peut-être un écueil, en forme de retour du refoulé, de tout travail sur les textes possibles. Si l’on voulait se faire tant soit peu historien, on rappellerait en effet que l’idée de possible est apparue à la faveur du passage de Gérard Genette de la critique structurale à la poétique structuraliste. La transition a supposé non seulement un changement d’échelle (du texte particulier à la littérature générale) mais surtout une modification de la notion de structure, qui, dans la critique structurale, se distingue difficilement de celle de totalité organique, tandis qu’elle s’y oppose, dans la poétique structuraliste. Parler de textes possibles revient à opérer un changement d’échelle inverse, à revenir de la littérature au texte, sans revenir cependant de la structure comme ensemble des possibles à la structure comme organisation interne de l’œuvre, risque qui guette toujours néanmoins, et qu’on retrouverait peut-être dans divers travaux de Bayard. Dans Le Plagiat par anticipation, c’est évidemment tout le jeu qui consiste à prêter aux idées, au temps, aux textes et à l’histoire, dans une sorte d’homologie généralisée, la même nature d’organismes vivants.
19La « nouvelle histoire littéraire » que propose Pierre Bayard est ainsi marquée par un certain organicisme, et l’idée selon laquelle l’ensemble de la littérature n’est qu’une vaste combinatoire, évoquée à l’aide des références à Valéry et Borges, semble infléchie en ce sens. L’organicisme, toutefois, est peut-être le trait de toute histoire de la littérature — et Brunetière n’a peut-être fait qu’en procurer une version un peu trop explicite. Peut-être est-ce aussi le seul moyen de conjuguer histoire et herméneutique : le lien organique qui est censé exister entre les œuvres est le pendant de celui qui est censé exister dans les œuvres. On peut opposer à cette nouvelle histoire littéraire le modèle destiné à articuler histoire et poétique qu’a proposé Gérard Genette, dans un article rarement cité alors même qu’il offre une continuation de « Poétique et histoire », qui semble cependant prendre toute la mesure des implications de la notion de « possible » en congédiant tout fonctionnalisme :
[…] la poétique trace en quelque sorte la carte des choix offerts à l’Histoire par la structure du champ littéraire. Ce champ une fois dessiné dans sa totalité (je ne prétends pas qu’il le soit encore), j’y rêve parfois comme à une sorte de vaste table de contrôle pour aiguilleurs du ciel, ou d’ailleurs. Toujours en rêve, je m’y installe, le « mur des siècles » m’apparaît, et j’y vois passer l’Histoire (et la géographie) : selon les époques et les cultures, des cases s’allument, d’autres clignotent ou s’éteignent, des carrefours s’embouteillent ou se dégagent, des correspondances s’établissent, etc. Oui, c’est ça : une sorte de Mondrian psychédélique13.
20On conçoit qu’une telle représentation soit sous-jacente à la notion de plagiat par anticipation, qui a d’abord pour fonction de mettre en évidence les enjeux du passage de la synchronie à la diachronie, et que l’on puisse très bien se passer de l’organicisme rencontré çà et là sous la plume de Pierre Bayard. La question que se pose l’historien est bien en effet celle qui consiste à se demander pourquoi tel possible a été actualisé à telle époque. C’est là en définitive une question d’herméneute : le poéticien, pour sa part se contentera de dire que « la raison la plus profonde (la moins conditionnelle) serait ici, comme ailleurs, “parce que c’est comme ça”. Tout le reste est motivation14. »
21La notion de plagiat par anticipation permet évidemment de se jouer desdites « motivations », en pratiquant une herméneutique des plus traditionnelles, mais en en exhibant la fragilité par le recours à des objets inexistants, ou en tous les cas fantomatiques. C’est précisément ce que Pierre Bayard fait de Kafka, en recourant consciencieusement aux trois formes de critique historique en vigueur. C’est d’abord la critique biographique qui est représentée : l’œuvre est influencée par un certain nombre d’événements de la vie de l’écrivain qui ne se sont pas encore produits. C’est ensuite la critique contextualiste qui apparaît : l’univers de Kafka préfigure l’univers des régimes totalitaires. C’est enfin, et surtout, la critique des sources que l’on voit mobilisée, la « part du féminin » dans l’œuvre se voyant rapportée, non à une psychologie de l’auteur, mais à l’existence d’une « survenante » privilégiée. Si de telles conjectures peuvent paraître aventureuses, elles ne le sont pas moins que les analogies que pratique à l’occasion la critique des sources et que la pudeur philologique nomme « rapprochements inattendus ». La démarche de Pierre Bayard consiste à construire de toute pièce la source à venir, mais il n’est pas sûr que ceux qui s’attachent à la source passée n’en fassent pas parfois autant. Encore une fois, les enjeux épistémologiques de cette spectacularisation des usages habituels des textes sont évidents. Ce n’est toutefois pas le seul aspect qu’on doit retenir de ce dernier chapitre intitulé « Pour une histoire littéraire d’anticipation ». Pierre Bayard semble en effet pratiquer sur Kafka ce qu’on pourrait appeler une « herméneutique ouverte15 ». L’expression, que Christine Montalbetti proposait d’appliquer à Michel Charles, convenait assez mal au type de démarche proposé par celui-ci, pour qui il s’agit de proposer un commentaire qui exhibe les divers possibles d’un texte et prévienne toute tentation unifiante et totalisante, toute tentative de reconstruction de quelque chose qui s’apparente à un texte. Le propos est donc anti-herméneutique, et le commentaire tend à se nier comme commentaire. En revanche, ce que propose Pierre Bayard consiste bien à reprendre, ou à feindre de reprendre, la démarche herméneutique consistant à justifier le texte tel qu’il est, mais à créer pour ce faire des textes possibles. C’est ainsi que l’herméneutique devient, au même titre que la poétique, le lieu où s’invente la littérature à venir.
22Paul Veyne, dans l’ouvrage déjà cité, était allé jusqu’à plagier de façon éhontée le titre du présent compte rendu dans l’un de ses chapitres. Mais la justification qu’il apportait était sensiblement différente de celle qui est retenue ici : l’histoire n’existait pas, pour lui, parce que tout était historique, et que, partant, l’histoire se trouvant à la fois partout et nulle part, c’est en choisissant quelques éléments au sein d’une grisaille de faits, portés par le fait même à la dignité d’événements, que ceux-ci se voyaient constitués en histoire. Une telle représentation n’est pas sans lien avec celle qui nous intéresse : la question du choix du fragment à interpréter (question bien étudiée par Pierre Bayard à propos d’Hamlet) dans le texte renvoie à la question du fragment (œuvre, auteur ou courant) à sélectionner et à intégrer au sein d’une histoire littéraire. Le geste est identique, qui amène à tenir ledit fragment pour « caractéristique » d’une « vision du monde » ou d’un « esprit du temps ».
23De ce point de vue aussi, le modèle proposé par Pierre Bayard pour penser l’histoire est ambivalent. Il consiste en effet à distinguer une histoire superficielle, où les dissonances et donc les plagiats par anticipation existent, et une histoire profonde, où toute harmonie est rétablie. Cette manière de distinguer deux histoires, un désordre apparent et un ordre caché, n’est évidemment pas sans rappeler l’idée de Providence. Bossuet, qui savait que l’histoire est un texte mais tenait qu’elle ne pouvait se lire qu’à partir d’un seul autre texte, comparait la prédication à une anamorphose. Barthes, dans Critique et vérité, comparait pour sa part la critique à une anamorphose, afin de caractériser un tournant essentiel, le passage de la critique conçue comme désignation d’un sens à la critique conçue comme indexation d’une cohérence. Ce « rapprochement inattendu » nous permet de comprendre comment, si l’herméneutique n’est qu’un providentialisme appliqué au texte, le maintien d’une perspective herméneutique conduit Pierre Bayard, dès lors qu’il fait de l’histoire un texte, à retrouver le motif providentiel. Barthes, on le sait, passera encore à autre chose, peu de temps à près Critique et vérité : renonçant à la quête aussi bien d’un sens que d’une cohérence cachés, il ne manquera pas de souligner tout ce que de telles conceptions ont de proprement théologique. La proposition de Pierre Bayard peut donc se voir opposer des arguments familiers : soulevons le masque de la chronologie superficielle, on trouvera, non une chronologie réelle, mais un autre masque, une autre surface. Même si Pierre Bayard pluralise l’histoire profonde en en faisant la création provisoire d’un sujet (chacun ayant donc sa propre histoire, et la modifiant pour sa part à chacune de ses lectures), le motif même de la profondeur reste chez lui déterminant.
24On n’oubliera pas cependant le statut indécidable de la proposition de Pierre Bayard. Elle ne permet certes pas de penser l’hétérochronie16, comme le montre la proposition de déplacer Sterne pour l’héberger dans son milieu naturel, contrairement, par exemple, à la table de contrôle de Gérard Genette, qui connaît bien des clignotements erratiques. Mais, d’une part, cette proposition n’est que l’aboutissement d’un raisonnement par l’absurde qui pose comme axiome l’existence des plagiats par anticipation ; et d’autre part, elle ne fait que reproduire ce qui se pratique déjà couramment dans le cadre des histoires littéraires, lorsque l’on affirme que tel auteur est typique de son siècle, ou au contraire qu’il s’en distingue, voire qu’il est entre les deux. La croyance en l’existence du texte et en l’existence de l’histoire conduit à neutraliser l’altérité, à réduire le divers, en recourant à des notions comme celles de « précurseur », dont Bayard, après Borges, montre le caractère problématique. On ne peut résoudre le conflit : Pierre Bayard est autant un herméneute qui conçoit le texte et l’histoire comme autant de lieux où déceler des totalités sous-jacentes, qu’un rhétoricien qui pense que ni le texte ni l’histoire n’existent, sinon comme collections de fragments.
25On ne voudrait toutefois pas terminer sans avoir tenté de prendre la proposition au sérieux. Admettons donc que l’on déplace Sterne pour le faire figurer après le Nouveau Roman, que se passera-t-il si l’on décide de déplacer aussi le Nouveau Roman lui-même ? La chose n’est pas envisagée par Pierre Bayard, pour qui le Nouveau Roman est manifestement un îlot de stabilité. Une histoire littéraire devenue, non simplement mobile, mais perpetuum mobile serait-elle tenable ? Et que deviendraient les manuels ? On peut certes imaginer des protocoles éditoriaux, mais ils seraient fort coûteux, et l’heure, on le sait, est aux économies. Face à la proposition de Pierre Bayard, on peut donc être tenté de répondre, en citant le père de Gérard Genette (chacun son tour) : « On voit bien que ce n’est pas toi qui paies17. » Et l’on proposerait éventuellement de recourir à une solution nettement plus économique : si l’on tient vraiment à supprimer la dissonance et à rétablir l’homochronie18, ne suffit-il pas de refaire, non l’histoire, mais les œuvres, afin qu’elles coïncident avec leur siècle ? Les histoires littéraires classiques y trouveraient un nouvel emploi, puisqu’elles auraient pour fonction, en inventoriant les traits grâce auxquels elles instituent, par exemple, la croyance en l’existence de quelque chose comme un « XVIIIe siècle », de nous indiquer comment « dix-huitiémiser » Sterne. Et l’on n’en parlerait plus.
26L’auteur du présent compte rendu aurait pour sa part tendance à répondre d’une façon qui paraîtra peut-être encore plus désabusée que celle du grand-père de la narratologie : « À quoi bon ? » Si l’histoire n’existe pas, la chronologie devient un classement arbitraire, comparable à l’alphabet. On peut penser ici encore à Barthes, qui classait ses fragments dans l’ordre alphabétique, le plus artificiel qui soit, pour éviter tout ordre injecté a posteriori. De la même façon, la chronologie événementielle fournit un ordre qui en vaut un autre et qui prémunit au moins contre l’illusion d’une nécessité cachée. De ce point de vue, l’approche de la littérature par ordre chronologique comme on le faisait naguère dans les classes de lycées n’a ni plus ni moins de sens que celle de l’autodidacte de la Nausée.
27La seule chose que l’on puisse ainsi (re)demander à l’histoire littéraire, c’est de ne pas oublier cette artificialité. Ici, le poéticien a peut-être (encore) un rôle à jouer, en se penchant (derechef) sur la façon dont le discours historique construit la nécessité, échafaude la consécution, fabrique l’inévitable, en permettant de penser l’arbitraire de l’histoire, comme on a pu penser l’arbitraire du récit (Genette, encore) ou l’arbitraire du texte (Charles, toujours). Les paradoxes de Pierre Bayard sont aussi une invitation à l’analyse des discours du passé, et si Le Plagiat par anticipation remplit une case blanche, il dessine aussi les contours d’une typologie, à laquelle peut-être on pourra s’atteler. Les tableaux à double entrée des poéticiens sont sans doute moins propres à susciter le rire que les fables théoriques de Pierre Bayard, mais que vaudrait la pratique, si elle ne servait pas aussi à inventer la théorie ?