Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Mars 2009 (volume 10, numéro 3)
Adeline Wrona

Dans la mêlée : ce que la société fait aux idées

Yves Jeanneret, Penser la trivialité I. La vie triviale des êtres culturels, Hermès-Lavoisier, 2008. EAN : 978-2746218789.

1Avec cet ouvrage qui s’annonce comme le premier d’une série de trois, Yves Jeanneret rassemble dans une synthèse hors du commun des travaux et recherches engagés depuis plus de dix ans autour de la question des signes et des sens pris dans le social — théories que l’on peut nommer sémiologie, sociologie des idées, ou, de préférence, sciences de l’information et de la communication.

2Une synthèse hors du commun, pour plusieurs raisons d’ordres très différents : d’abord, parce qu’Yves Jeanneret y recompose un panorama intellectuel constitué non seulement de ses propres investigations — qui concernent notamment la réception de la littérature, les discours vulgarisateurs, la sémiologie des écrits d’écrans, les aspects proprement théoriques des études communicationnelles — mais aussi, et c’est plus rare, des recherches menées sous sa direction par des chercheurs en cours de formation. Le livre orchestre donc, autour de la notion de trivialité, la mise en dialogue de recherches anciennes ou très récentes, qui donnent aussi à la bibliographie, en fin de volume, une dimension de cartographie particulièrement utile. Penser la trivialité se présente comme le résultat d’une réflexion individuelle et collective : on peut y voir l’aboutissement de questionnements persistants chez l’auteur, et aussi le bilan de plusieurs années passées à ce compagnonnage particulier qu’implique le rôle de directeur de thèse. À cette double source qui alimente le cours des idées ici développées, s’ajoute un troisième courant : celui de la vie des revues, et principalement Communications et langages, dont Yves Jeanneret est, avec Emmanuel Souchier, le directeur de rédaction.

3L’ambition du livre, adossée à ces ressources très variées et d’autant plus riches, est à la mesure de ce terme, qui doit d’abord être défini : celui de « trivialité ». La compréhension du projet intellectuel contenu par cet ouvrage suppose d’accepter un certain nombre d’accommodements terminologiques. Même si l’auteur se défend à plusieurs reprises de vouloir créer un lexique ad hoc, selon une tendance jargonnante qui a fait beaucoup de dommages en matière de pensée communicationnelle, il avance toutefois quelques définitions qui doivent être rappelées pour donner sens à la démarche.

4Qu’est-ce que la trivialité, au sens « jeanneretien » du terme ? Il s’agit d’une « catégorie descriptive », qui permet de saisir et de penser le fait que « les objets et les représentations circulent et passent entre les mains et les esprits des hommes » (14). Cette acception du terme suppose une inversion des valeurs qui lui sont traditionnellement associées : la trivialité ne désigne plus le processus dégradant par lequel les idées, en circulant, se dévalorisent, mais le parcours enrichissant par lequel les individus, en s’appropriant par leurs usages les « êtres intellectuels », les recréent. Le trivial s’entend ici au sens étymologique : il désigne la rencontre au carrefour, les hasards de la circulation. La trivialité, en conséquence, est un peu plus que la transmission, l’interprétation, la tradition et la traduction, même si tous ces phénomènes ont à voir avec le transport des idées d’un univers à un autre. La « vie triviale » est création, poésie au sens étymologique du terme — fabrication de nouveau avec de l’ancien, ou bien anticipation par l’ancien de ses usages à venir, ce qui revient peu ou prou au même.

5Que doit-on entendre au juste par ces « êtres culturels » dont la vie, faite d’appropriations successives, expérimente la « mise en trivialité » ? Il s’agit, explique l’auteur, de réalités bien tangibles, mais qui ne s’objectivent pas nécessairement ; ou, pour le dire en sens inverse, il s’agit d’idées, mais qui ont une matérialité. En d’autres termes, ce sont des « complexes » associant « objets matériels, textes et représentations », et qui ont pour caractéristique d’élaborer des « idées, des savoirs, des jugements » (16).

6La trivialité dessine donc le spectre singulièrement large des « formes culturelles d’une société », comprises dans leur caractère composite, mêlant des objets, des représentations, des pratiques. Elle ne se limite pas à des objets nobles, opposés à des objets vulgaires, puisqu’elle désigne un processus susceptible d’affecter tout ce qui, dans la vie intellectuelle, se prête à l’échange. Du même coup, culture et communication entrent en équivalence : les « êtres culturels » ici considérés sont ceux qui peuvent s’échanger, donc se communiquer ; et la communication, telle que redéfinie par la notion de trivialité, a pour opérativité majeure de faire circuler en les recréant les idées et les représentations. Elle est, propose Yves Jeanneret, « une activité qui ne se borne pas à transmettre du social déjà existant, mais qui en engendre » (17).

7L’ambition réelle, pourrait-on dire, de cet ouvrage, et de la trilogie qu’il annonce, réside dans une redéfinition profonde de la notion même de communication — une ambition qui n’est pas littéralement énoncée, mais qui paraît lisible derrière l’immense panorama des recherches revisitées, et des ressources théoriques mobilisées. De Tarde à Barthes, de Peirce à Foucault, de Latour à Wolton, de Michel de Certeau à Emmanuel Kant — tous les penseurs du fait communicationnel, qu’ils soient du côté du signe ou du sens, de l’objet ou des représentations, ont rencontré, un jour, la question de la trivialité, sans la nommer ainsi. Le parcours proposé par Yves Jeanneret recoud ensemble tous ces apports, en faisant le tri, parmi ce grand corpus savamment mis à profit, entre les systèmes qui pensent les idées dans toute la richesse de leur vie sociale, et ceux qui séparent excessivement les différents plans d’existence des sens et de leur représentation. Car l’essentiel, dans ce projet intellectuel, consiste à trouver le moyen de qualifier « ce qui fait la valeur sociale de nos savoirs » (230). Au final, la conclusion explicite le fait que « la notion de trivialité est un effort de réécriture de la question de l’information-communication, parmi d’autres possibles » (231).

8Voici pour la démarche générale. Venons-en désormais au cœur de l’ouvrage, qui déploie sur un mode à la fois herculéen et modeste une série de démonstrations concrètes, dans des univers de sens et de pratiques extrêmement diversifiés. Comment s’analyse le « faire partager » qui définit la trivialité ? Comment capter sans modéliser un phénomène qui lui-même ne fonctionne que par symbolisation ?

9La réponse s’organise en cinq temps : un premier, théorique, confronte la trivialité à trois autres conceptions de la circulation des idées – la propagation (chez Tarde), la transmission (en médiologie), la reproduction (dans la pensée sémiotique). Le second chapitre analyse les processus matériels mobilisés par la trivialité, le troisième, les formes de l’appropriation sociale, le quatrième interroge les pratiques de communication comme essentiellement discontinues, et le dernier, bouclant la boucle, examine les imaginaires triviaux du trivial.

10Au fil de ces chapitres, la fécondité de l’approche déroulée convainc absolument le lecteur qui accepte certains détours un peu ardus. Quelques acquis théoriques, parmi d’autres : que Tarde, dans sa pionnière psychologie sociale, ait proposé une théorie de la communication, ne fait pas de doute ; qu’il ait manqué, en quelque sorte, la pensée des médiations, au profit d’un imaginaire de la contagion, surprend, mais paraît au final une évidence. Chez lui, comme Yves Jeanneret l’expose très clairement, « les médiations sont mises hors jeu », et la pensée des médias repose essentiellement sur des glissements métaphoriques. Une telle ellipse s’accompagne de l’idée qu’on peut mettre en formules figées les formes de « l’imitation » : oublier les médiations, c’est aussi s’aveugler sur la « dynamique des écritures et des paroles » (34).

11Acquis théorique encore, la relecture de la pensée médiologique, à laquelle est souvent réduite, vue de l’extérieur, l’ensemble de la recherche française en information et communication. Les Cahiers de médiologie, aujourd’hui la revue Médium, pratiquent une pensée des objets et des médias (ce qu’Yves Jeanneret appelle un travail de « médiographie »). Mais dans l’ensemble, la pensée médiologique, notamment parce qu’elle oppose la transmission et la communication, préfère une typologie des moments civilisationnels en « ères » ou « sphères » définies par la domination de tel ou tel dispositif technique, à une prise en compte concrète des pratiques historiques, qui mettent en oeuvre la liberté interprétative et le jeu avec les objets.

12Le voisinage de la pensée « triviale » et de la sémiotique donne lieu à des développements lumineux ; voici deux disciplines qui travaillent les signes et leurs interprétations. Si une certaine sémiotique tend à se rigidifier autour de codes, inspirés des sciences du langage, qui réduisent le champ des pratiques observées, des approches plus « ouvertes », c’est-à-dire plus concrètes, ont ouvert la voie à l’analyse de la trivialité comme circulation des idées en société : ainsi de Barthes, quand il se donne pour projet, après Saussure, de penser « la vie des signes dans la vie sociale » (50), ou de Bakhtine quand il montre, à propos du dialogisme, que « l’hétérogénéité des textes relève de l’interaction sociale » (51).

13Démonstrations en acte, les exemples d’analyses développés dans le second chapitre précisent le fonctionnement de l’analyse en termes de trivialité. Michel Foucault patronne cette seconde approche, où la trivialité s’inscrit dans ce que l’Archéologie du savoir désigne comme le travail de l’archive — ce « processus par lequel tout ce qui a été produit dans la culture est perpétuellement repris et transformé » (58). L’approche de la littérature en réception a beaucoup à gagner de cette relecture de Foucault ; on y trouve en effet de stimulantes hypothèses pour organiser un « déplacement » du point de vue sur la culture, et sur la culture littéraire en particulier — déplacement qui saurait analyser « la valeur culturelle et politique de la collection », et les phénomènes de « qualification, de sélection, de hiérarchisation des œuvres et des idées » (59). Il s’agit bien de « faire surgir » des objets, en produisant « de l’énonçable », en repérant des phénomènes qui jusque-là n’avaient pas même de visibilité. À commencer par les processus de transformation : la « dispersion » du discours, ou comment sa transformation accompagne sa transmission, l’exégèse, le commentaire, la « prolifération interne du sens ». « Parce que les énoncés sont rares », expose Foucault, « on les recueille dans des totalités qui les unifient, et on multiplie les sens qui habitent chacun d’eux » (60). D’où le champ largement ouvert d’investigations empiriques inédites : conservation des objets, appropriation des textes, légitimation des postures, réécriture…, toutes les « conditions dans lesquelles s’exerce une pratique, selon lesquelles cette pratique donne lieu à des énoncés partiellement ou totalement nouveaux »(61).

14L’opérativité de la notion de trivialité réside dans sa capacité à saisir les sens dans leur contexte, non seulement social, mais matériel, ce que l’archéologie foucaldienne avait déjà illustré. Les formes matérielles de la culture, qui déterminent les processus de circulation des sens, ont une histoire : ainsi du livre, « machine triviale », « qui confère un format matériel à des formes rhétoriques de l’expression ». Il importe de saisir les différentes étapes d’un « devenir trivial », qui donne accès à des médiations plurielles (64-65).

15Comment comprendre la nature du rapport existant entre le texte et sa réception ? La lecture, et ses conditions matérielles (livre, rouleau, journal) modifient-elles le sens du texte, ou bien doit-on penser que le texte est écrit en anticipant les appropriations qui en seront faites ? Dans ce cas, les « objets médiatiques » participent à l’élaboration du savoir (66). Pour le cas du livre, une forme particulière du texte, le « texte livresque » (67), adapte l’énoncé à la matérialité de l’objet qui en assurera la diffusion. Encore importe-t-il de détacher le livre du texte, de rendre l’objet visible – ce travail de mise en visibilité constitue tout l’apport d’une théorie de la trivialité. Alors écriture et lecture ont partie liée, puisque le processus de circulation triviale n’autorise la réception du texte qu’au prix de sa réécriture (73).

16Les analyses développées dans les chapitres suivants revisitent des notions constamment employées, pour en proposer une définition à nouveaux frais : ainsi en va-t-il des concepts de réécriture, de médiation, de dispositif, de trace, de contrat de lecture. Au fil de la lecture, s’impose l’idée que les phénomènes communicationnels doivent s’analyser dans leur double dimension matérielle et symbolique, selon une double orientation, contemporaine et historique. Cela suppose de toujours interroger en même temps les aspects logistiques, sociaux, et symboliques qui sont mobilisés par tout fait culturel : ne pas réduire les messages à leur support, mais ne pas réduire non plus l’échange au sens transmis.

17Il est particulièrement important de souligner, comme le fait Yves Jeanneret, qu’analyser la communication ne signifie pas s’en tenir au contemporain ; l’approche ici proposée permet de penser les formes et les sens dans le temps long, à la manière d’un Foucault, d’un Chartier, ou d’un Barthes, dont la « mythologie » consacrée à l’abbé Pierre dans les médias renvoie à la tradition de la vignette pieuse : « pour expliquer la trivialité contemporaine d’un certain type d’image, il faut postuler l’efficace d’une trivialité transhistorique de certains objets structurants » (98). L’analyse des transformations liées aux circulations de la culture donne à voir comment les formes ont une « mémoire sociale », qui fait sens à sa façon. Ainsi les innovations techniques reprennent-elles leur juste place : non pas celle de révolutions qui modifient radicalement l’ensemble des systèmes de représentation, mais un possible de plus dans un système qui n’exclue pas les formes anciennes. L’informatique, par exemple, se voit déléguer une partie des opérations autrefois réalisées manuellement (la réécriture, le résumé, la recherche, l’indexation) ; toutefois, cette automatisation de certaines pratiques est elle-même le résultat d’une série de choix, qui ne sont pas ceux des logiciels, mais des concepteurs de logiciels. Ainsi peut-on conclure que l’informatique est avant toute chose « une réécriture des cultures » (82).

18La « polychrésie des êtres culturels », qui occupe le troisième chapitre, spécifie l’acception de la trivialité : il s’agit de penser la communication comme altération, et la vie culturelle comme série de recréations — « il n’existe de culture qu’altérée » (87). Du grec kreistein, « user », la polychrésie désigne la multitude des appropriations possibles auxquelles se prêtent les idées et les représentations. Phénomène que beaucoup de penseurs ont baptisé d’autres noms : de la « paraphrase », chez Montaigne, à l’analyse des « faire avec » chez de Certeau, la dialectique réception/création ne cesse, elle-même, de se prêter à des reformulations qui attestent son importance.

19Ce perpétuel travail de recréation vaut pour tous les domaines concernés par la diffusion des idées et des savoirs ; la vulgarisation scientifique se plie ainsi à des modes de vraisemblance et de narration parfaitement autonomes du projet de connaissance concerné, parce que « la science ne donne pas en elle-même du sens au monde » (100).

20Le regard se déplace alors des objets transformés, aux acteurs de la transformation, les médiateurs : la professionnalisation de ce travail, et le nombre croissant de recherches, et de mises en visibilités médiatiques qui s’y consacrent, rend nécessaire la mise au point en termes de trivialité.

21S’il y a tant de jeu pour les formes de la réécriture polychrésique, c’est que la communication met en œuvre ce qu’Yves Jeanneret appelle une « cybernétique de l’imparfait », un pilotage (sens étymologique de la cybernétique) incertain : « les dispositifs engagent de la relation avec l’hypothèse que celle-ci n’obéit ni à une finalité ni à une rationalité globales qui mériteraient d’être restituées par l’analyse » (137). Le chapitre 4 analyse les causes et les conséquences de cette discontinuité : l’absence ou la distance, du côté des causes, rendent nécessaires la fonction sémiotique, la mise en visibilité de l’invisible ; l’imprévisibilité des appropriations, du côté des conséquences, suppose une fiction, le contrat, ou « l’engagement des interactants à jouer durablement le même jeu » (152). Ce chapitre pointe avec une très grande pertinence le fait que les processus de communication, parce qu’ils sont construits autour d’une suspension de l’interaction (liée à la distance ou à l’absence), fournissent eux-mêmes des représentations de la communication, ou « doubles sémiotisés de l’interaction » (153). Il faut donc apprendre à analyser, dans le texte, comment les formes matérielles conditionnent le jeu relationnel projeté — Yves Jeanneret propose donc de remplacer l’idée de contrat par celle « d’implication de communication » (155), moins abstraite, moins métaphorique, plus apte à mettre sur le voie des indices concrets d’une relation suscitée. La « rentabilité » de cette approche ne doit pas être surestimée : car observer le concret des pratiques ne permet pas, reconnaît l’auteur, de tout rendre lisible dans le social, seulement de se donner les moyens d’observer à la fois, et plutôt ponctuellement, ce qui est anticipé dans les objets, et ce qui est produit dans l’activité des sujets (159). Ainsi sont rendus lisibles des processus souvent méconnus : l’exposition, analysée comme média par Jean Davallon, doit intégrer l’ensemble des interventions qui vont conduire les spectateurs vers l’interprétation, ce qui implique non seulement la présence des œuvres, mais aussi l’organisation d’un espace de médiation, et tout un travail de métamorphose qui anticipe l’interprétation (161).

22La conclusion de ce chapitre doit être soulignée : finalement, il n’y a pas lieu dans une approche en termes de trivialité, d’opposer production et réception — puisque la production anticipe la réception, et que la réception est production. Si l’on replace l’objet lui-même au centre de l’analyse, alors on doit bien reconnaître qu’il est lui-même toujours déjà « pris dans l’archive » (164). Mieux vaut donc préférer le terme de médiation, qui dit à la fois les interactions, et la matérialité des situations et des objets. Et donc inventer les méthodes d’une analyse de cette médiation, selon différents « niveaux de pratique » : des dispositifs techniques où s’inscrit le texte ou le message, aux conditions de l’interaction, en passant par les formes et leur mémoire. Alors on s’apercevra que la circulation des représentations suppose aussi la production d’une certaine idée de la communication : publier un livre, produire une émission de télévision, se prononcer publiquement sur les OGM, créer un site de critique littéraire sur Internet — tout ceci mobilise des idées d’interaction, et donc la mise en œuvre d’un échange projeté, dont on peut analyser les formes matérielles (comment peut-on écrire sur la page Web ? l’émission prévoit-elle des envois de SMS, des votes ? etc…). Cela suppose aussi la réappropriation constante, dans les nouveaux moyens de communication, des formes anciennes de l’échange : « toute innovation dans le complexe média/texte présuppose une mémoire des formes passées », sans quoi, comme le dit très spirituellement l’auteur, « les objets textuels » seraient aussi illisibles « qu’une page de livre pour un chat » (173).

23Venons-en au dernier chapitre, en sautant par-dessus une multitude d’analyses qu’on ne pourrait commenter sans les résumer. Dans cet ultime volet, intitulé « le symbolique, le populaire et le public, la trivialité comme valeur », Yves Jeanneret examine les discours d’évaluation qui, depuis Platon, conduisent à renommer pour mieux les juger les aventures du sens dans le social. Produire des idées, c’est aussi prendre position sur la valeur anticipée de leurs réappropriations : il s’agit donc de répertorier les « axiologies de la trivialité », parce qu’elles disent quelque chose de la vie des idées, en termes politiques notamment. L’axiologie « prend position à la fois sur ce qui compte dans la culture, sur un espace social et sur un processus de diffusion » (183). Où l’on voit que « la valeur attribuée au trivial fait partie de ce qui définit l’essentiel d’une culture » (184).

24Un pôle négatif voit émerger la « hantise du trivial », qui sévit chez Platon, dans le rêve d’une « police du texte» telle qu’élaborée par le discours du Phèdre, comme chez les acteurs de l’affaire Sokal ; elle anime les controverses liées à la patrimonialisation, qui souvent ne voient pas à quel point ce que l’on considère comme dégradation du monument, en est aussi l’invention, par-delà la discontinuité de la mémoire sociale. Parler de « vulgarisation », de même, c’est estimer que « la traversée des espaces sociaux dégrade les messages » (195), selon une logique déjà examinée par l’auteur dans Écrire la science, paru en 1994.

25Un pôle positif se dessine dans la vision « pastorale » sous-jacente dans les notions de « peuple » ou de « populaire », qui, depuis Rousseau jusqu’à Vitez, rêvent de « faire coïncider physiquement l’espace de la cité et le lieu du théâtre » (198), et plus largement, de la culture. Cette euphorie du trivial se caricature dans les discours contemporains sur l’accessibilité, qui finissent par dériver la valeur des objets du fait même qu’ils circulent (200). « Populaire » devient alors « répandu », et l’industrie de la culture se voit opportunément investie de vertus démocratiques.

26Enfin la notion même d’espace public intègre le vaste ensemble formé par les pensées du trivial : mais Habermas se voit alors relu à l’aune de la pensée kantienne, dans la mesure où la notion d’espace public consiste à poser les conditions politiques de l’Aufklärung (206), ou « usage public de la raison ». Finalement, c’est Kant penseur du trivial, qui est réinventé par Yves Jeanneret : le voici en effet devenu théoricien de la trivialité, et même de l’énonciation éditoriale dans « Qu’est-ce qu’un livre ? », chapitre de la Doctrine du droit déjà revisité par Roger Chartier (209). Les conditions politiques du mouvement des Lumières éclairent les discours contemporains sur l’open space : « en somme », conclut Yves Jeanneret, « l’öffentlich n’est pas, du tout, l’open ».

27Qu’est-ce qu’un compte-rendu sinon l’appropriation subjective, et socialisée, d’une pensée livrée à ses interprétants ? Écrire sur la « vie triviale des êtres culturels », Yves Jeanneret le note à plusieurs reprises, c’est aussi faire œuvre de trivialité ; et la chaîne se poursuit de lecteur devenu auteur, en auteur qui, à la faveur de cette publication, redeviendra lecteur…

28La circulation des idées, pour peu qu’on invente le moyen d’en rendre compte, constitue un champ d’une richesse vertigineuse, et toujours renouvelé. L’un des plus grands mérites de cet ouvrage à l’écriture sobre, et aux accents latinisants, réside dans la mise à l’épreuve d’une « posture méthodologique » novatrice : penser la trivialité, beaucoup l’ont fait, mais, comme le souligne la conclusion, il reste encore à faire, ne serait-ce que pour « soutenir un examen critique des évolutions actuelles ». Les « sept principes de latitude méthodologique » énoncés en fin de volume équiperont utilement les chercheurs s’engageant dans cette vaste entreprise, qui consiste à rendre visible, et donc pensable, ce que la vie sociale fait aux idées.