René Ghil marginal et magistral
1En publiant aux éditions Ellug un choix de textes théoriques de René Ghil (De la poésie scientifique et autres écrits), Jean-Pierre Bobillot poursuit et complète le beau travail de redécouverte de l’œuvre de René Ghil, qui l’avait conduit à publier en 2004, aux Presses Universitaires de Rennes, une rigoureuse édition critique du Vœu de vivre (et autres poèmes).
2Rééditer René Ghil, même dans une édition savante, reste sans doute un défi : l’obscurité de son œuvre est provocante, d’autant plus qu’à la différence de l’obscurité de Mallarmé, elle ne se pare d’aucune aura idéaliste, mais s’enferme dans la revendication d’un parti pris scientifique, qui l’a très tôt tenue à l’écart de la mouvance symboliste. En vérité, Ghil est à la fois, et contradictoirement, marginal et magistral : marginal, dans la façon dont il s’oppose au champ littéraire dominant (celui d’un symbolisme idéaliste et « égotiste ») ; et magistral, non seulement par l’influence qu’il eut effectivement sur quelques-uns de ses contemporains (de Stuart Merrill à Verhaeren ou Marinetti), mais aussi par la façon dont, quoique solitaire, il ne cesse de se poser lui-même en chef d’école, fondant sa propre revue (Les Écrits pour l’Art), baptisant et rebaptisant son propre mouvement (« Symbolique et Instrumentiste » ; « Philosophique-Instrumentiste » ; « École Évolutive-Instrumentiste »), et tentant sans relâche, de manifestes de combat en textes théoriques, de formuler sa propre pensée de la poésie scientifique.
3La présentation de Jean-Pierre Bobillot, très dense, est admirable de justesse. Elle ne se contente pas de sortir la poésie de Ghil du pré carré de la poésie fin de siècle, pour la relier à quelques-unes de ses postérités les plus vivantes (notamment la « poésie sonore »). Elle tend surtout à montrer comment l’œuvre de Ghil s’édifie en quelque sorte sur les lignes de faille de l’épistémè symboliste. D’où les contradictions dans lesquelles l’oeuvre se débat : si Ghil récuse tout idéalisme, son matérialisme, entre science et mystique, reste lié à une métaphysique qui fait du rythme du poème la reproduction du rythme de l’univers ; si la théorie de « l’instrumentation verbale » prend appui sur l’acoustique expérimentale de Helmholtz pour donner aux sons du langage leur pleine expansion matérielle, la langue du poème est encore mythiquement conçue par Ghil comme la restitution, en « mots musique », d’une langue originaire perdue ; quant au vers, il n’est, pour Ghil, ni le vers strict, ni le vers libre, mais une unité abstraite de douze syllabes que la parole soumet à des « rythmes évoluants » n’ayant entre eux aucun patron métrique commun.
4Isolé et marginal, Ghil, dans la relecture qu’en propose Jean-Pierre Bobillot, se voit repris dans une constellation nouvelle de poètes et d’artistes qui révèle mieux la portée et l’intensité de son œuvre : sa théorie des correspondances le relie non plus seulement à Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé, mais aussi à Kandinsky ou Scriabine ; son vers est à la fois rapproché et distingué de celui de Rimbaud ou de Verlaine en marge du vers-librisme des symbolistes ; sa « musique », si différente de celle de Verlaine ou de Mallarmé, se comprend mieux dans l’horizon de la poésie sonore, lettriste ou bruyante. Saisi et compris dans son historicité, Ghil se révèle dans sa modernité.