Deleuze, stimulation « intempestive » et contradictoire
1La publication du numéro n°59 de Rue Descartes participe de l’engouement suscité ces dernières années (et particulièrement ces derniers mois) par la pensée de Gilles Deleuze, comme en témoignent les nombreux ouvrages portant sur l’auteur de Différence et répétition, dont plusieurs sont d’ailleurs chroniqués dans « Répliques », partie qui clôt le numéro.
2« Horizons », première section de l’ouvrage en forme d’avant-propos d’Évelyne Grossman et Paola Marrati, justifie le qualificatif « intempestif » donnant son titre à ce recueil : l’« intempestif », concept que Deleuze emprunte à Nietzsche, animé par la volonté d’aller à contretemps, apparaît seul susceptible de frayer un avenir à la pensée, en puisant « plus profond que le temps et l’éternité », définissant une philosophie qui « ne doit être ni philosophie de l’histoire, ni philosophie de l’éternel » (p. 3, allusion à Différence et répétition). L’article suggère ensuite un parallèle intéressant entre Deleuze et le dernier David Lynch, Inland Empire, dont les « scènes se succèdent moins qu’elles ne semblent se superposer par sédiments, temps sériel sans progression linéaire, strates qui s’entrecroisent », comme les plateaux du célèbre livre écrit avec Guattari, film donc « deleuzien et rhizomatique » (p. 4).
3Les articles regroupés dans « Corpus », deuxième rubrique, particulièrement consistants, sont les plus développés du recueil :
4- Jean-Michel Salanskis, dans « Deleuze, la transcendance et le slogan », exprime ici sa réticence sur la conception deleuzienne de la transcendance. On sait que, pour Deleuze, la création philosophique des concepts s’oppose à « l’élaboration religieuse des figures », composant, quant à elle, la triade à abattre : « religion, hiérarchie, répression » (p. 9). L’exemple de la psychanalyse, qui modélise l’expérience psychique d’après le schéma de l’arborescence œdipienne, recréerait, par cette opération, de la transcendance, en réprimant le « faire rhizome ». Le geste philosophique, tel que Deleuze le pratique, se mesure au chaos par l’invention de concepts, dont les connexions tissent l’étendue d’un plan d’immanence. Les « plans eux-mêmes se pluralisent sur fond d’un plan absolu, figure du dehors correspondant au chaos dans sa capture philosophique » (p. 9). Hors, comme le suggère habilement Jean-Michel Salanskis, il est difficile de ne pas assimiler ce dehors, « horizon de fuite qui est la merveille même » (p. 13), à la transcendance, comme de ne pas relever dans l’énonciation deleuzienne des « prescriptions » qui sont précisément l’apanage de la transcendance dont il fait l’ennemie de la philosophie. Les prescriptions de Deleuze se « déposent », selon le terme de Jean-Michel Salanskis, sous forme de « slogans », traduisant une haine contre la transcendance qui n’a pas d’équivalent chez ses acolytes Foucault, Derrida et Lyotard. À ce titre, comprendre la complexité du rapport entre la pensée de Deleuze et la transcendance s’imposerait comme un objet d’étude à part entière.
5- Ce motif du « dehors » fait l’objet de l’article suivant, de Peter Pal Pelbart, « Cartographies du dehors », qui compare la pensée du dehors de Deleuze à celle de son contemporain, Foucault, ainsi qu’à leur maître commun, Nietzsche. La pensée du dehors chez Foucault a fait l’objet d’une évolution voire d’un retournement radical de sa part, car dans la première partie de son parcours, Foucault croit en la capacité de la littérature à maintenir son site dans l’extériorité de la culture ; c’est pourquoi il croit en elle et que le langage de la folie l’intéresse, qui partage avec la littérature ce « caractère non circulatoire » (p. 21). Mais l’étude menée par Foucault sur les prisons et sur la « thématisation croissante du pouvoir » (p. 23) l’amènera à renverser sa position : il ne verra plus, en la marge, qu’un mythe, reconduit et pris dans les dispositifs du pouvoir. Pour Deleuze, en revanche, le dehors restera l’horizon absolu de la pensée. Nietzsche, lui, verra en « l’assimilation de l’extériorité […] la faculté même du vivant. » (p. 26). Ainsi, les trois penseurs partageraient cette vision de la subjectivité comme capacité de plier les forces du dehors.
6- La contribution de Paola Marrati, « La nouveauté de la vie », s’interroge sur la possibilité de déceler dans la pensée de Deleuze une « philosophie de la vie ». Elle y répond par la négative, arguant du fait que la vie n’est pas l’objet d’une conceptualisation chez lui, contrairement à ce à qui advient chez Nietzsche et chez Bergson par exemple. Les raison en sont plus ou moins profondes, nous nous contenterons de mentionner celle-ci : si on demande à Deleuze de « prouver » que le rôle de la philosophie, comme de l’art et de la littérature, est bien de libérer les formes de vie de tout ce qui les opprime, il ne le peut pas. C’est « une affaire de croyance, ou de perception, et non pas de connaissance ou d’argumentation. Il s’agit d’une intuition pré-philosophique et non d’un concept, mais, comme Deleuze nous le rappelle, la philosophie ne pourrait pas exister sans intuitions pré-philosophiques. » (p. 40).
7- Le parallèle entre la pensée de Deleuze et celle de Foucault, mentionnée dans d’autres articles, est exploré remarquablement dans celui de Monique David-Ménard, à partir de la comparaison qu’elle établit entre les agencements deleuziens et les dispositifs foucaldiens. Comparaison qui n’aboutit pas à un recouvrement, car si les agencements de Deleuze entrent en sympathie avec l’infini, les dispositifs des savoirs et des pouvoirs chez Foucault sont délimités, donc discrets et étanches les uns aux autres (p. 43). L’affinité dont témoigne néanmoins leur pensée conduit Monique David-Ménard à convoquer leur complémentarité, afin de renouveler l’approche du problème du transfert en psychanalyse. Deleuze, ainsi, invite à renouveler les modèles psychanalytiques établissant des « connexions entre alliances et filiation » (p. 54) mais son concept des « devenirs-indiscernables » et sa pensée des « affects déqualifiés » n’aide pas forcément à appréhender le cadre limité du transfert. Les dispositifs de Foucault, quant à eux, dans leur contingence et leur détermination, permettent de mieux saisir « ce qui revient dans une cure sans imiter un modèle et qu’il s’agit de faire passer à un autre régime » (p. 55).
8- Dans « Matérialismes métalliques », Jane Bennett se donne pour but d’expliquer l’affirmation, tirée de Mille plateaux, selon laquelle c’est l’activité, non la passivité ou l’inertie qui est « l’essence vague de la matière »1. Elle vise par là à discuter le « matérialisme vital » de Deleuze-Guattari, tout comme l’aide qu’il est susceptible d’apporter pour renouveler les concepts d’« agir » et de « structure ». Dans la proposition VIII de Mille Plateaux, Deleuze et Guattari « proposent […] une matière active, animée et frémissante » (p. 59) dont le vitalisme a été voilé par le modèle hylémorphique2. La matérialité qu’ils promeuvent s’oppose à celle, adamantine, héritée du marxisme dont ils considèrent qu’il en a exagéré la solidité et méconnu « l’hétérogénéité et la vitalité internes » (p. 60). Pour Deleuze et Guattari, métal et métallurgie surgissent ensemble : les métallurgistes sont, d’après leur perspective, « les artisans, et en un sens même les effets émergents, de la matérialité vitale qu’ils travaillent » (p. 62). On peut éventuellement regretter que, dans cette réflexion stimulante, Jane Bennett n’ait pas précisé, ou rappelé, la différence qu’entretient la conception de « l’agir » selon Deleuze et Guattari avec celle de la « praxis » aristotélicienne car on ne saisit pas forcément très bien en quoi, sur cet exemple précis, ils échappent de manière déterminante au modèle hylémorphique. Regret aussi qu’elle ne fasse ici nulle mention du nom de Simondon, influence notable des Deleuze-Guattari et penseur majeur de la question de la technique, qui s’était justement employé à refuser le modèle hylémorphique au profit d’une conception subtile et processuelle de l’interaction.
9- « Gilles Deleuze : le philosophe comme voyant » de William E. Connoly file la métaphore du philosophe-voyant en la mettant en regard avec la pensée deleuzienne du cinéma. Être voyant, dans cette terminologie, c’est « passer sans arrêt de la contemplation à l’intervention stratégique » (p. 74) « quand le temps bifurque et que la direction qu’il prendra en l’absence de toute action humaine concertée est encore incertaine » (p. 68). Ainsi, dans Cinéma 2, L’image-temps (Minuit, 1985) Deleuze s’intéresse au flashback, en tant qu’il revient au moment où les choses pouvaient encore tourner autrement. William E. Connoly mentionne et étudie à cette fin All about Eve, de Mankiewicz et The Nutty Professor de Jerry Lewis, comique dont les films sont abondamment cités dans l’ouvrage de Deleuze.
10La section « Parole » accueille un débat entre Évelyne Grossman et Jacob Rogozinski sur « Deleuze, lecteur d’Artaud, Artaud lecteur de Deleuze ». Jacob Rogozinski s’y montre assez critique quant à la lecture deleuzienne de l’auteur du Théâtre et son double (car, comme l’admet également Évelyne Grossman, il semble bien souvent survoler les textes d’Artaud), voire sur Deleuze lecteur en général, qui n’aurait par exemple pas saisi que le cogito de Descartes pose un moi « intermittent et précaire » (p. 88) et ne donne pas lieu à un sujet bien campé, achevé. Chez Artaud, Deleuze lirait, selon Jacob Rogozinski, un éloge de la folie, et une collusion de la poésie et de la schizophrénie en forme d’apologie de la destruction de l’ego alors qu’Artaud écrit en dépit de la folie pour rassembler son moi. Évelyne Grossman, quant à elle, ne lit pas dans l’œuvre de Deleuze un éloge de la folie mais du délire, des « forces qui font dévier le discours de droit commun vers un dehors qui le déborde » (p. 79). Deleuze aurait aimé chez Artaud une pensée qui ne renvoie plus aux systèmes de représentation établis mais fait jaillir du nouveau, étant capable de création et non plus simplement de recognition. La « schize créatrice » qu’Évelyne Grossman relève chez Artaud, et que Deleuze aurait analysée avec finesse, empêche par ailleurs qu’on brandisse des phrases d’Artaud pour contredire ses commentateurs car sa pensée s’est toujours défiée de tout figement dans un sens univoque.
11Dans « Périphéries », Marc Cerisuelo, explore le traitement deleuzien de la comédie, le génie propre de cette forme qui, parce qu’elle est petite, est dotée de l’énergie susceptible de bouleverser les lignes de nos vies. Dario Giugliano, à travers une contribution sur « Deleuze et la question de la bêtise », médite le rapport entretenu dès son origine par la philosophie avec son autre, la bête ou l’animal. Dans le rôle de la bête, Deleuze remplace le chien par le parasite (pou, tique, puce), ce qui revient à ébranler l’ordre mimétique, au sens où tout bon élève doit obéir à son maître, ou tout animal docile doit lui faire la fête. Cette opération de substitution traduit le désir de rompre avec la domestication qui est le propre de la dialectique historique. Sortir de cette logique, qui a pour charnière le principe d’individuation, permet de récupérer le concept d’individu, multiplicité infinie sur le plan de consistance de la Nature, où l’univocité de l’Être clame d’une seule insistance pour toutes les formes de vie, qui ne se distinguent que selon la vitesse ou la lenteur. Cette restauration de la dignité de l’animal, qui n’est plus le faire-valoir d’un retournement dialectique, plaide en faveur d’un Logos « qui n’est pas plus animal que végétal ou minéral, en accord avec un principe de transformation fluide des états et des stades qu’il sera possible de penser à partir d’une philosophie reconnaissant dans la relation la condition de possibilité de chaque identité réelle » (p. 108).
12Compte-tenu de l’envergure des intervenants, qui ne tient pas seulement à leur nom mais à l’acuité de leur lecture de Deleuze, il paraît difficile, du moins pour nous, d’entrer en dispute avec eux. Il n’en demeure pas moins que le potentiel de suggestion de ces articles tient, pour une bonne part, à ce que leurs analyses de la pensée deleuzienne en viennent parfois à des conclusions contradictoires, mais pas « incompossibles », pour reprendre un terme leibnizien, en tant qu’elles soulignent la dimension paradoxale de toute pensée puissante, à laquelle celle de Deleuze, dans la belle célébration critique de ce numéro, n’échappe pas.