Naturalisme parodié. Lettre suit
1Paul Bonnetain proposant ironiquement de doter le pays d’une « École littéraire », vivier de futurs naturalistes zélés, signe Lucien Décalque sa tribune : voilà tancée la prétention mimétique de Zola et consorts, mais exhibée de même la modalité polémique choisie. La bataille naturaliste, en effet, aura également eu lieu sur le terrain de la parodie, comme le démontre clairement la belle anthologie établie par Daniel Compère et Catherine Dousteyssier-Khoze.
2Réécritures prosaïques, poétiques et dramatiques du naturalisme zolien structurent ce fort volume, puisées dans une presse comique en plein essor au tournant des années 1880 (Le Chat Noir, La Caricature, Le Tintamarre…). L’enquête minutieuse menée depuis L’Assommoir (1877) jusqu’au Docteur Pascal (1893) — et dont une précieuse « bibliographie des parodies de réception des romans d’É. Zola et du naturalisme » conserve les traces précises — a permis aux deux chercheurs d’exhumer nombre de « critiques en action » qui s’exhibent d’abord comme plaisantes fictions de manuscrits retrouvés, bonnes feuilles envolées « du cabinet du Maître »1 voire déchirées au hasard2. Tant de figurations de cette préhension qu’est la pseudo-citation suffiraient à classer ces textes dans la rubrique parodies, au seul titre de la recontextualisation. Mais le topos de l’extrait dérobé, substantifique moelle d’un roman à deviner dans la trame et comme par induction, légitime ici en la masquant la densité métonymique de la réécriture narquoise (pastiche ou parodie) contrainte de se doter d’abord d’un modèle, idiolecte zolien abstrait d’une multitude d’occurrences3.
3Alors que Zola évoquait dans sa fameuse lettre-programme à Anthony Valabrègue les trois écrans qui lui semblaient borner l’expérience esthétique, ce volume consacré aux réceptions comiques vient en proposer un quatrième, de l’ordre de la parodie, « reflet déformant, multigénérique et complexe de l’esthétique naturaliste »4. Hauts le cœur et coups de trique : c’est bien à une étude de la réception polémique – oserai-je horions d’attente ? – des œuvres principales du naturalisme5 que convient D. Compère et C. Dousteyssier-Khoze ; pour une histoire littéraire par les crapauds, donc, de ceux que Zola disait se résigner à avaler quotidiennement6.
4Le geste parodique se veut ici légitime de réagir à un excès premier, agression aux critères du goût jusque-là à l’honneur dans la littérature française. « Pragmatique du ricochet »7, c’est-à-dire retour à l’envoyeur du scandale : Antoine append-il de véritables jambons sur la scène naturaliste ? Les bouchers des abattoirs, énamourés de Nana, lui jetteront au théâtre de la Villette « des côtelettes en papillotes et des biftecks de faux-filet en guise de bouquets »8 ! Et l’actrice de s’exprimer, pour la postérité : « Ah ! que c’est beau, la vie, que c’est bon les pommes de terres frites ! »9 C’est que le naturalisme est un matérialisme — Bloy l’aura crié assez fort — et qu’on ne lui pardonne pas de flétrir l’idéal et l’amour. L’idylle ne se noue plus qu’avec une « déesse des torchons », moustaches et double menton de rigueur, séduite un jour que « dans un bocal de grès [elle] mettait des cornichons » précise audacieusement un sonnet grivois10. Dès lors, tout répugne d’un naturalisme « à faire vomir un pourceau »11, coupable de s’adonner à « l’odorographie » que stigmatisait à la même époque le Petit Traité de littérature naturaliste12 : « C’était comme une vaste infection de dent cariée, comme une flatuosité d’estomac pourri, comme le dégagement d’un homme qui a trop bu, comme un suint d’animaux vautrés, comme un empoisonnement aigre de tinette. »13 Puanteur du discours, également, que ces réécritures qui « surcodent » le naturalisme identifient avec une constance remarquable dans l’usage de l’argot capable d’avilir l’amante en « pouffiace »14. Si tant de commentateurs dénoncent en l’argot une transgression socio-linguistique majeure, c’est qu’issu du bas, il affleure : les descriptions offusquées d’égouts crevés, voire de corps sauvagement éventrés ne disent pas autre chose que le travail d’exposition, proprement obscène, de l’écrivain naturaliste. On le sait, la « Grande vidange Parisienne » ne le requiert que si elle « émerg[e] à la surface du pavé »15, le tabou, signe et symptôme à la surface de la page, d’un corps « tout couvert d’ulcères vénériens, de bubons inflammatoires et de chancres infectants », lit-on dans « Le Cadavre de la charcutière ou les Charognes de Paris » 16.
5Le corps naturaliste sera pathologique, sapé de l’intérieur par une pulsion entropique qui soumet le texte à cette « poétique de la désintégration » qu’a repérée David Baguley17 : « boue », « putréfaction » dont « suintait un liquide noir et fétide » que le parodiste se plaît à anoblir ironiquement en « quintessence de fange, extrait d’infection distillé par le tassement »18 ; on croirait déjà presque entendre le diagnostic des goûts dépravés d’un des Esseintes. Ce n’est pas le moindre des intérêts de cette anthologie que de permettre à la parodie, excessive, de jouer à plein son rôle de révélateur historique et esthétique : excéder le naturalisme, c’est débusquer sa proximité avec une Décadence qui se profile. Telle semble être également la leçon des savoureux pastiches de l’écriture artiste, inspirés le plus souvent des légumes et fromages du Ventre de Paris.
6Que font, au final, ces parodies souvent cruelles et réjouissantes, au texte naturaliste ? À l’éternelle et insoluble ambivalence qui veut qu’une parodie détruise et/ou consacre sa cible, peut-être faut-il substituer une autre tension, entre fiction et non-fiction. La réécriture comique pratique souvent, en effet, ce qu’on pourrait appeler la métalepse parodique : tel personnage juge son auteur (faut-il attribuer la Légion d’honneur à Zola, se demandent Coupeau, Mes-Bottes ou Nana? 19), ou bien montre qu’il connaît — déjà — la chanson : « il doit se passer ici une scène à laquelle je ne serai pas fâchée d’assister » confesse Mme Flibochon, postée à proximité d’un célèbre lavoir20… « Parce que la parodie ne remet pas en question, comme le fait la fiction, la réalité de son objet, écrit Giorgio Agamben, — au contraire, il est tellement insupportablement réel qu’il s’agit, bien plutôt de le tenir à distance. Au "comme si" de la fiction, la parodie oppose un drastique : "c’est trop comme ça" — un "comme si non". C’est pourquoi, si la fiction définit l’essence de la littérature, la parodie se tient pour ainsi dire sur le seuil de la littérature, tendue de manière obstinée entre la réalité et la fiction, entre les mots et les choses »21. Centripète et centrifuge, la parodie écartèle la littérarité. En tant que réception par la réécriture de l’hypotexte naturaliste, ces reprises moqueuses contribuent à asseoir la nouvelle autonomie du champ littéraire. Parce que soucieuses de prendre en compte non seulement l’œuvre originelle, mais également sa première réception (on ne parodie pas un texte, mais un texte auréolé des réactions de son premier lectorat) les parodies s’affirment par ailleurs comme réceptions au carré, et d’un naturalisme aux prétentions de surcroît déjà sociologiques. C’est alors immanquablement vers la satire et une appréhension d’abord idéologique que tend à se déporter la parodie22, l’inter-textuel vers l’extra-textuel : entre l’extrême de la littérature et son effacement, voilà tendu le roman naturaliste, au fil de cette précieuse recension des réceptions comiques de l’œuvre de Zola.