Nerval et les limbes de l’histoire
1Nerval donnant pour titre à son recueil de textes disparates les Illuminés (qu’il qualifie lui-même dans sa correspondance de « faux titre très réel ») n’a pas simplifié la réception de cette œuvre bigarrée un peu déroutante. Le sous-titre « ou les Précurseurs du socialisme » brouille encore les pistes, aucun des deux substantifs n’étant vraiment pertinents sur l’ensemble du corpus. Ces indications délibérément maladroitement fléchées postulent cependant une double direction religieuse et politique qui, théoriquement au moins, est justiciable d’une analyse possible, l’explorant dans toute sa complexité. On attendait un tel travail d’élucidation qui fût à la hauteur du défi, celui d’éclaircir en somme l’énigme ainsi posée sur un mode déceptif et volontiers ironique — ce que les commentateurs ont dès la publication ressenti parfois avec humeur. Ecrite par un auteur dont l’importance ne s’est pas livrée immédiatement, l’œuvre s’est trouvée confinée en marge de la critique, même récente, alors que, précisément, elle interroge le devenir incertain de personnages historiques d’arrière-plan (auprès d’un Cagliostro attendu, place est faite à un illustre inconnu comme Raoul Spifame).
2C’est ce programme que remplit magnifiquement le livre passionnant de Keiko Tsujikawa, qui dégage dès l’abord la zone conceptuelle qu’une telle approche se devait de déterminer, sous le terme de limbes. L’époque ajoutait en effet à la référence chrétienne une connotation socialiste, d’après la classification de Fourier, sans oublier une valeur poétique déjà suggérée par le désir de Baudelaire, un temps caressé, de baptiser ainsi ses Fleurs du Mal. Dans le corpus nervalien le terme est de première importance (on se souvient de l’incipit d’Aurélia), et ce titre de Nerval et les limbes de l’histoire est justifié par la mise au jour d’une nouvelle positivité qui doit lui être conférée car « les limbes conservent aux choses du passé une force de résistance face au présent et une sorte d’efficace pour l’avenir.1 »
3L’approche théorique s’inscrit dans la perspective des travaux de Jean-Nicolas Illouz qui voit en Nerval plus qu’un grand auteur qu’il faudrait consacrer après une désaffection injuste : sa sensibilité remarquable en fait surtout un sismographe subtil, plein de sagacité dans sa perception des tremblements d’une épistémè bouleversée, et d’autant plus sensible peut-être qu’il est resté en retrait des turbulences de surface. Le choix méthodologique fait le pari, et l’auteur s’en explique clairement dans son introduction, d’un refus de présupposés interprétatifs trop contraignants pour obtenir un équilibre dans sa lecture qui n’en gomme aucun aspect singulier ; tout en évitant, par une interrogation serrée, l’éparpillement d’un savoir textuel purement philologique. Ligne de conduite parfaitement tenue, au bénéfice de notre compréhension affinée de ces textes. Pour cela, chaque chapitre des Illuminés fait l’objet d’une étude complète, à l’érudition notable (chaque livre source semble avoir été consulté et mis en regard de l’usage nervalien, ce qu’attestent des Annexes impressionnantes).
4L’étude de « La bibliothèque de mon oncle », seules pages originales jointes (en une façon de préface) aux six chapitres qui, tous, avaient été publiés en revue de 1839 à 1851, permet à Keiko Tsujikawa de souligner clairement tout l’enjeu d’un recueil menacé, à l’image de la vie de l’auteur d’Aurélia, par la dispersion.
5Celle de la folie, annoncée tout de suite en rapport à l’ouvrage d’Erasme, et questionnée ici dans toute son épaisseur contextuelle (quels liens avec ces « excentriques de la philosophie » dans la présentation du projet ?). Cette analyse se poursuit particulièrement dans le portrait du Roi de l’asile de Bicêtre, Spifame, en observant le discours médical contemporain.
6Poussée centrifuge aussi d’une boulimie bibliophile presque sans limite, encourageant une pratique scripturaire qui enveloppe d’un même geste toute l’étendue de l’intertextualité (allant de la citation, autographe et allographe, au plagiat parfois massif). L’annexe consacrée aux emprunts directs à Restif de la Bretonne est parlante ! Par quel mystère Nerval parvient-il néanmoins à unifier tout cela ? Max Milner se demandait déjà d’où pouvait venir la cohérence ressentie à la lecture des Illuminés, qui semble juste écrit au hasard des lectures faites, sans volonté de hiérarchie ni d’ordre apparent. C’est un des grands mérites de ce livre que de répondre à cette question : s’il n’opte pas pour une approche poétique théoricienne, il procède à ce sujet à une enquête minutieuse exemplaire. On touche alors du doigt « l’ambiguïté du je nervalien, partagé entre le désir d’affirmer son individualité et le besoin de souligner son appartenance à une communauté ou à des traditions2 » (dilemme posé plus généralement, mais en des termes rarement aussi visibles, à tout écrivain).
7Keiko Tsujikawa parvient aussi à montrer comment, pour Nerval, cette hantise de la place du moi dans l’écriture s’articule à une réelle méditation sur l’histoire ; de ses limbes plus exactement, véritables « envers de l’histoire3 ». Que l’on explore avec le filtre des sociétés secrètes dans « l’histoire de l’Abbé de Bucquoy » et dans « Cagliostro », entrevoyant alors ce qui résiste au pur progrès téléologique, entendant la voix ténue des vaincus du pouvoir triomphant (Nerval publie son recueil en 1852). Le moment historique décisif et traumatisant que fut la Révolution creuse, à la façon de l’image du fleuve de sang couramment employée, un fossé qui sépare les hommes de leurs anciennes croyances, voire même de la possibilité de croire, autrement que sur le seul mode alternatif des utopies sociales. L’étude du portrait de Cazotte le révèle très clairement. Gérard, homme aux dix-sept religions selon son ami Théoplile Gautier, peut ensuite remonter comme à rebours une autre généalogie, celle des mystiques, ce qu’achève d’établir le portrait de Quintus Aucler. Parmi toutes les belles citations que l’on glane à la lecture de ce livre, celle-ci est lumineuse : « il vaut mieux croire à une folie que de ne croire à rien du tout4 ».
8Nerval et les limbes de l’histoire marque donc une étape importante de la critique nervalienne ; mieux encore, il nous interroge nous tous, simples lecteurs, sur notre capacité à redonner vie à ces marges de l’histoire (sens étymologique de limbes), qu’elle soit littéraires ou historiques, en nous saisissant de leur ambivalence. Comme l’écrit joliment Jean-Nicolas Illouz dans sa préface, elles sont toujours promesse à la fois d’un oubli et d’une renaissance possible.