Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Avril 2009 (volume 10, numéro 4)
Olivier Penot-Lacassagne

Saisons de Christian Prigent

Christian Prigent, quatre temps. Rencontre avec Bénédicte Gorrillot. Argol éditions, coll. « Les Singuliers », 2009, 270 p. EAN : 9782915978452.

1Né en Bretagne en 1945, co-fondateur et animateur de la revue TXT, Christian Prigent poursuit avec exigence, depuis plus de quarante ans, une traversée du « faux », de « l’inerte », de l’ « hostile », pour poser livre après livre (une cinquantaine à ce jour) « une voix à peu près juste » (p. 89).

2Plusieurs entretiens avec Bénédicte Gorrillot forment la matière des quatre chapitres (D’où ça vient, Comment c’est apparu, Comment c’est fait, De quoi ça parle) d’un ouvrage qui vient de paraître aux éditions Argol, richement illustré d’inédits, de documents, de brouillons, de photographies et de lettres. Suivant le cours des questions qui lui sont posées, Christian Prigent y évoque ou rappelle les moments d’une œuvre singulière, dite d’avant-garde quand le mot était encore d’usage. Moderne avec et contre les Modernes, il y aborde et approfondit ses saillances, ses territoires, ses mouvements et ses déplacements.

3« Plusieurs bibliothèques » nourrissent l’écriture de Prigent. : bibliothèque affective, ouvrante et inspirante des avant-gardes des XIXe et XXe siècles  (Rimbaud, Ponge, Denis Roche, Joyce, Artaud et beaucoup d’autres) ; bibliothèque classique, pour une « mémoire de longue portée », où se rangent les Antiques et les Anciens (Hésiode, Homère, Virgile, Lucrèce, Chrétien, Rabelais…). Sans doute d’un auteur à l’autre des « différences d’intensité » s’exercent-elles ; mais toujours se noue un dialogue, éphémère ou durable, et le désir pour l’auteur de  Ceux qui merdRent de les réécrire dans ses propres écrits.

4Une certaine conception de la littérature et du travail d’écriture s’est affermie à la lecture de ces textes « irréguliers », quoique impeccables. Leur « frappe stylistique », leur « forme », leur «lexique », leur « phrasé », leur « syntaxe » ont obligé Prigent à réapprendre à « lire » pour mieux entrer dans l’énigme de leur fabrique et trouver sa propre langue. Les interrogeant au plus près, son écriture n’a depuis lors cessé de les « ré-enfanter », de « les rendre à l’inquiétude de la vie ».  

5Aussi nous faut-il reconsidérer avec lui la notion d’avant-garde et la débarrasser des facilités qui l’encombrent. Le mot, par trop utilisé, était alourdi de préjugés, positifs ou négatifs. Prigent le formule à nouveau pour en souligner la rigueur et l’ampleur. « Dire des avant-gardes du XXe siècle que leur idéal était de faire table rase des valeurs artistiques anciennes pour ne supporter qu’une modernité radicalement sui generis (sans généalogie) et absolument autonome (sans parentèle), c’est répéter un cliché polémique et perpétrer paresseusement une contre-vérité » , affirme-t-il (pp. 16-17). A la fois iconoclaste et fondatrice, la passion avant-gardiste invente donc et réinvente, au-delà de « l’immédiate précipitation moderniste ». Elle est la recherche et l’expression d’une langue « envers et contre tout vivante », inscrite dans la longue portée du temps. Écrire est alors un geste de « dé-familiarisation » : s’y défont les lieux communs de la reconnaissance et de l’appartenance familiales, qu’ils soient biographiques ou livresques.

6Le lancement de la revue TXT, en 1969, ouvre pour Prigent et ses amis (Steinmetz, Verheggen, Clémens, Boutibonnes ou encore Le Pillouër) une longue période d’expérimentations formelles et de débats intellectuels et esthétiques. Dans la proximité de Tel Quel, « du même côté du passé et de l’avenir » (Sollers), est menée individuellement et collectivement une offensive poétique et tracée une ligne de démarcation politique nette et coupante. L’histoire de cette aventure avant-gardiste, avec ses inventions, ses égarements et ses exaltations, est en partie connue. Sans jamais souscrire à l’embellissement nostalgique, sans craindre d’avouer les errances du moment, Prigent en a souvent rendu compte, soulignant ici et là l’effort de résistance à un certain état de la pensée et la volonté de refonder les critères de « modernité » et de « nouveau » que cette posture impliquait. Plusieurs livres paraîtront durant ces années de « langagement » (Verheggen) : Power/powder en 1977, Œuf-glotte en 1979, Peep-Show en 1984.  Long moment de formation et de déformation, soutenu d’abord par l’éditeur Christian Bourgois, puis par P.O.L. « Mes écrits ont mis beaucoup de temps avant de trouver quelque chose qui soit leur langue, observe Prigent. Il m’a fallu sortir de la bouillie fade de la poésie que j’étais spontanément enclin à faire ; traverser, difficultueusement, beaucoup d’influences très prégnantes, qu’elles soient formelles (les surréalistes, puis les poètes beat, puis Artaud, puis Denis Roche, etc.) ou intellectuelle (Bataille, Ponge) ; estomper le volontarisme maniériste et apaiser les crispations théoricistes de ma période “ avant-gardiste de l’extrême ” […]. Dépouillement d’ailleurs jamais fini, formation toujours à faire, déformation toujours à radicaliser. » (p. 112)

7Ainsi s’est formée la figure d’un « auteur » (« l’ôteur »), dans l’accomplissement de ce mouvement de dissolution et à son échéance toujours différée. Livres de poésie, essais et fictions : l’écriture de Christian Prigent n’a rien cédé à la demande institutionnelle, mercantile ou mondaine de « lisibilité ».  Le troisième entretien expose donc l’émergence de cette figure dépouillée, qui ôte plus qu’elle n’augmente, et la fabrique de sa langue : transformation d’énoncés, glissement d’une matière écrite à une autre par des opérations de transposition formelle (anagrammatique, homophonique, paronomastique), manipulations verbales (prélèvement, détournement, cut-up, recyclage d’énoncés politiques, éthiques, pornographiques ou publicitaires). Car le débat est « dans la langue », une langue déformée, peu à peu « défigurée », pour qu’adviennent d’autres formes, libres et vivantes. Suspens de la visibilité, défaite de la lisibilité frontale : il ne s’agit pas ici de surenchère provocatrice ou paroxystique (aller « plus loin », faire « pire ») ; il s’agit d’attenter à l’aliénation et à la fadeur de la langue commune pour faire parler, dans cette langue, « une autre langue qui soit si hétérogène, si polysémique, si sensuellement rythmée, à l’occasion si savamment obscure, à d’autres si délibérément infantilisée, qu’elle gonfle comme une tumeur de vie anarchique dans le cadavre de la langue normée. » (p. 172)

8Nous pourrions avancer — l’objection est facile — que ces « attentats » sont datés, voire périmés. Au contraire, remarque Prigent, la recherche et la sensation d’une langue vivante ne peuvent être assignées à des pratiques d’époque. Il n’y a pas d’écriture véritable sans ce « chant négatif », et la promesse d’une refondation. Affronter cette « intenable articulation » est l’impératif auquel Prigent s’est soumis. Cet impératif, il ne lui a pas suffi de le reconnaître et de le dire. Il fallait qu’il « opère » : « que sa puissance d’égarement et de coupure creuse l’écrit, le déforme et le rythme » (p. 187).

9Si dans la langue il y a plusieurs langues, dans la voix aussi il y a plusieurs voix. Les « lectures publiques » de Christian Prigent, depuis près de trente ans, ont imposé la figure du poète que nous connaissons. Mais ces lectures, certes appuyées sur un texte déjà écrit, ne se réduisent pas à « une médiation vocale de ce texte ». Elles le tirent bien plutôt vers « quelque chose » qui est en lui, traces d’oralité implicite saisies dans la « performance » orale. Ouvert sur un autre espace, il nous rend attentifs au brusque éclat de sa polyphonie.

10Il arrive ainsi que la « justesse » d’une phrase et de son phrasé bouscule les normes esthétiques et soustrait le poème à la compréhension immédiate. Résistance salutaire dont ce livre d’entretiens remonte avec bonheur et souplesse le long cours, conclu par ces mots : « Je n’aurais jamais rien écrit si écrire ne m’avait pas, parfois, donné la sensation d’effectuer ce geste d’arrachement heureux. »