Littérature et photographie, du lisible qui fait voir au visible qui narre
1Après avoir trop longtemps délaissé les possibles interactions entre littérature et photographie, les récents travaux de chercheurs comme Philippe Ortel1 ou Paul Edwards2 (qui participent tous deux à ce colloque) ont ouvert d’intéressantes pistes de recherche sur les relations entre texte littéraire et photographie. Cet ouvrage, co-dirigé par Jean-Pierre Montier3, Liliane Louvel4, Danièle Méaux5 et Philippe Ortel fait suite au colloque international organisé à Cerisy-la-Salle en juillet 2007 et présente un important corpus de 36 articles rédigés par enseignants et chercheurs ainsi qu’un entretien entre Danièle Méaux et le photographe Michel Semeniako. Dans son Avant-propos, Jean-Pierre Montier avoue avoir pour ambition par l’intermédiaire de cet ouvrage de souligner l’influence de la photographie sur les œuvres littéraires des XIXe et XXe siècles et « de fonder la reconnaissance du phénomène “photo-littéraire” » (p. 11)
2Les différents intervenants cherchent ainsi à soulever d’éventuelles convergences entre littérature et photographie et prennent pour cela appui sur les œuvres d’écrivains du XIXe et XXe siècle (Zola, Flaubert, Barthes, Le Clezio, Houellebecq, Sollers mais aussi Lewis Caroll, Penelope Lovely…), celles de photographes comme Eugène Atget, Walter Evans, Catherine Poncin, Rémi Vinet ou d’artistes « plasticiens » mêlant photographie et écriture comme Sophie Calle. Nous nous permettrons (par souci de synthèse) de modifier dans ce compte-rendu l’ordre de présentation des articles et de dépasser la division de l’ouvrage initialement présenté selon les cinq chapitres suivants : « Convergences », « Le photographique à l’œuvre », « Espaces du livre, espaces de soi », « Territoires du visible et du lisible », « Zooms et aperçus » pour leur préférer un regroupement selon un premier axe chronologique allant du récit des origines photographiques à la présence d’un regard photographique dans le roman, puis une approche davantage fonctionnelle de la photographie à l’aune de la littérature pour finalement traiter de littérature et photographie dans la perspective du livre illustré, du carnet d’enquête et du livre d’artiste.
3Après avoir parcouru divers documents antérieurs à 1840 (correspondance de Niépce et Daguerre, discours, récits de témoins oculaires ou auditifs et récits de 2nde main), Monique Sicard expose un récit des origines complexe reposant sur un « héros à deux têtes » (p. 60) souvent occulté au profit d’Arago qui sera le premier à employer le terme de « photographie » lors de son Rapport sur le daguerréotype à la Chambre des Députés et à l’Académie des Sciences en 1839. Effectivement, en 1826, c’est bien à Nicéphore Niépce que l’on doit le premier cliché « photographique » : Point de vue pris d’une fenêtre du Gras, Saint-Loup-de-Varenne. Après le décès de ce dernier, son acolyte, Louis Daguerre, s’appropriera une partie des travaux de Niépce et emploiera sans grande modestie le substantif « daguerréotype » pour désigner ce que Niépce qualifiait dès 1827 d’« héliographie ». Suite au discours de présentation de cette invention par Arago en 1839 à l’Académie des Sciences de Paris, Marta Caraion nous fait part du développement d’un « mouvement de recyclage de légendes et de mythes » (p. 76) (de la camera obscura antique à Vinci) permettant de domestiquer ce nouveau medium qu’est la photographie tout en soulignant le caractère séculaire de ce désir humain de fixer une image durablement.
4Dès le XIXe siècle, la photographie suscite divers commentaires d’hommes de lettres : Lewis Caroll (particulièrement féru de photographie de 1855 à 1880) met en scène photographie et photographe dans son œuvre. Lawrence Gasquet souligne le fait que Caroll ne théorise pas sur le sens de la photographie mais fait osciller celle-ci du côté de l’occulte : lumière considérée comme « l’artiste véritable » (p. 190), séance photographique vue « comme relevant bien d’une sorte de rituel mystérieux » (p. 191). Il ne s’agit pas pour Caroll d’ « enregistrer la superficialité d’un monde d’apparences, mais au contraire de célébrer la poésie de la forme » (p. 198), la photographie se veut dans son univers acte de capture d’un réel fantasmé. De son côté, Alfred Tonnelle réfléchit dans deux textes importants des Fragments sur l’art et la philosophie (1859, posthume) sur le modèle photographique et les liens entre photographie et art. Paul-Louis Roubert présente le point de vue de cet écrivain qui, à l’instar d’une grande partie de la critique d’art de son temps, réalise le procès de cette nouvelle invention qui ne peut appartenir au domaine artistique en raison de sa simple nature de « système mécanique » ; retranscrire l’invisible est pour Tonnelle la mission de l’art, la photographie manque pour cela, selon lui, profondément de nuances.
5Pourtant, il est indéniable que les arts notamment les procédés d’écriture littéraire furent fortement influencés par cette invention, à ce sujet, Christelle Reggiani pose l’hypothèse d’un « âge photographique de la littérature » lié à ce nouveau dispositif optique, « âge photographique de la littérature » incarné par le roman moderne du milieu du XIXe siècle. Christelle Reggiani ne nie pas l’existence ponctuelle d’un point de vue « photographique » chez Balzac, elle précise cependant son propos : par naissance du point de vue, elle entend une véritable « intériorisation », et non un point de vue raconté ou asserté mais véritablement « représenté ». En ce sens, le roman flaubertien et sa pratique du discours indirect « aurait permis à Flaubert de cristalliser littérairement les avancées balzaciennes pour constituer la première écriture proprement photographique […] avant la conscience romanesque explicitement photographique de Zola. » (p. 180) Envisageant la photographie comme étant à l’origine d’un renouvellement de la littérature à la fin du XIXe siècle, Leszek Brogowski s’intéresse à son tour à Zola : si ce dernier refusait l’appellation de romanciers « photographes » dont l’assénaient certaines critiques (« Un reproche bête qu’on nous fait […] c’est de vouloir être uniquement des photographes6. »), la passion de Zola pour la photographie est incontournable (elle deviendra son « violon d’Ingres », donnant lieu à plus de 7000 clichés consacrés à sa double famille) mais le romancier s’en tient à une pratique en amateur, à un usage que Charles Grivel qualifie de « familiariste7 ». Après avoir relevé quelques procédés techniques photographiques dans le style zolien (effets de contrastes premier / second plan, goût du détail, effets de flou…), Leszek Brogowski précise que « le style de l’écriture naturaliste n’est pas photographique, mais que la démarche de Zola s’inspire sans doute d’une certaine culture photographique. » (p. 137) La démarche d’enquête du romancier est effectivement similaire à celle d’un photographe (visites sur les lieux et immersion plus ou moins longue dans l’univers à représenter), pourtant on ne dénombre aucune photographie dans ses carnets d’enquête (que l’on peut comparer à des albums) mais de simples notes (« au lieu de prendre des photos » (p. 133)). Brogowski applaudit « l’intuition géniale de Zola [qui] consiste à être plus sensible au medium […] qu’au style photographique » (p. 135). En dépit de mises en scène péjoratives de la photographie dans l’œuvre zolienne (album photographique que consultent Maxime et Renée dans La Curée), Emilie Piton-Foucault souligne, dans un autre article, la présence de nombreuses métaphores photographiques positives dans Les Rougon-Macquart : « images latentes » dans La Fortune des Rougon (reflets de Silvère et Miette dans l’eau d’un puits revêtant une portée « magique ») ou apparition miraculeuse et irréelle de Félicien dans Le Rêve. Elle présente la fascination du romancier pour l’opération photographique proche du « pouvoir créateur de l’esprit imageant » (p. 209) qui s’oppose à sa répulsion pour l’image photographique fixée sur le papier (photographie envisagée comme un simple « procédé marchand de multiplication »).
6Quelques années après Zola, Roussel publie le poème La Vue (1904), Jean-Pierre Montier s’intéresse au rapport de cette gigantesque description de 2 000 vers avec la mimesis. Par le truchement de l’œilleton d’un porte-plume à vue, Roussel nous présente une vue panoramique d’une station balnéaire et met en scène un regard original, « photographique » (la fenêtre présente dans la situation d’énonciation n’est plus qu’une source de lumière…). Jean-Pierre Montier souligne l’innovation de cette démarche mimétique littéraire se servant d’un truchement mécanique et insiste sur la question originale que pose ce poème, celle « du rapport entre l’objet à décrire, ou à reproduire, et la posture […] de « recul » de celui qui prend en charge cet acte de reproduction, de représentation. » (p. 414) La démarche photographique de Claude MAURIAC est quelque peu différente de celle de Roussel : il ne s’agit plus de représenter le regard photographique dans le roman mais de réaliser une photographie de son roman avec L’Agrandissement (1963). Marie-Hélène Boblet résume ainsi cet ouvrage d’une grande originalité, il s’agit de l’« histoire d’un monsieur qui se demande comment il va écrire un roman déjà écrit » (p. 219). Mauriac aime à comparer ce roman à « quelque chose comme un instantané. Un tableau ? Mieux : une photographie8 ? » À travers cette métaphore photographique, Marie-Hélène Boblet distingue l’obsession du temps propre à Mauriac : « sauver le passé […] conjure l’angoisse de la mort, et entretient la mélancolie endeuillée du passé-perdu-rendu » (p. 221). Ce roman devient ainsi « l’équivalent écrit de la photographie, qui est elle-même un analogon, et un arrêt sur image réitéré et réfléchi » (p. 226).
7Nous venons de le voir la photographie, initialement reléguée au rang de simple procédé technique, prend progressivement une place prépondérante dans le roman du XXe siècle pour finir par y occuper des fonctions diégétiques ou extra-diégétiques capitales. Un tel sujet d’étude ne pouvait omettre de traiter de l’ekphrasis, c’est ce que réalise Véronique Montemont dans son article « Dites voir (sur l’ekphrasis) » où elle distingue les ekphraseis substitutives (sans support iconographique) des ekphraseis complétives (en complément du support iconographique). Elle insiste notamment sur les jeux d’interpénétration du texte et de la photographie : le texte qui peut se déployer en ekphrasis (dont la légende serait la forme minimale) oriente la lecture de l’image tandis que la photographie questionne le texte. Laurence Petit nous présente dans « “Spectres de Kath” : la photographie “au négatif” de Penelope Lively », l’importance que revêt la photographie dans le roman The Photograph (2003) de Penelope Lively. La romancière y met en scène dès l’incipit la découverte par son personnage principal, Glyn, d’une photographie de son épouse décédée, Kath, en compagnie d’un inconnu. Bien que non représentée, in absentia, cette photographie devient embrayeur de la narration et développe non seulement un « fantôme » de Kath mais une véritable pluralité de spectres. Isabelle Roussel-Gillet dans « Les paradoxes de la photographie chez Ernaux et Le Clézio » s’attache à ces deux auteurs pour qui la photographie est elle aussi embrayeur du récit. Mais en sus de l’interaction avec la diégèse de ces illustrations (in praesentia cette fois-ci), Isabelle Roussel-Gillet souligne les enjeux identitaires et esthétiques que soulèvent ces photographies : chez Le Clezio, cela s’apparente à un hommage au regard du père, le romancier cherche à « voir avec les yeux du père » (p. 280) tandis qu’Annie Ernaux s’applique à différer « la mort en l’exhibant dans les photographies sous forme de dépouilles » (p. 284). Et les deux auteurs de conclure « sur la carence de la photographie » (p. 295), en regard de la vie partagée, aporie qu’ils éprouvent aussi « devant l’écriture ».
8Laurence Perrigault réalise elle aussi une étude comparative entre deux ouvrages autobiographiques reposant sur des séries de photographies : Le royaume des voix d’Antonio Munoz Molina (15 clichés non représentés) et La ferme du Garet de Raymond Depardon (250 photographies). La photographie y devient « déclencheur de la mémoire » — en dépit des limites de la disposition à la réminiscence (mémoire personnelle) des deux auteurs concernés qui en viennent à un nécessaire questionnement sur leur rapport à l’image. Ce même questionnement apparaît chez Barthes et Guibert auxquels Anne-Cécile Guilbard consacre un article sur le « roman du regardeur en 1980 ». À travers deux ouvrages à la 1ère personne : La Chambre Claire de Roland Barthes et L’image fantôme de l’écrivain photographe Hervé Guibert, elle présente une esthétique du regard photographique étroitement liée à une double fracture chez ces auteurs : fracture temporelle chez Barthes (qui s’adresse devant chaque photographie « la question fondamentale : pourquoi est-ce que je vis ici et maintenant9 ? ») et fracture topologique chez Guibert pour qui comme le résume Anne-Cécile Guilbard « rien de ce que je vois en photographie n’est jamais devant moi » (p. 270). Nicolas Bouvier, écrivain photographe iconographe, se définit comme « un chercheur d’images », par son intermédiaire Laurence Guyon met en lumière une autre fonction que l’on peut attribuer à l’association photographie et littérature, fonction qu’elle qualifie de « métaphysique » dans « C’que c’est beau la photographie ! » Lors de ses nombreux voyages, Bouvier cherche à révéler ce qu’il y a « sous le vernis social ou sous le masque du quotidien » (p. 490) et à montrer la polyphonie du monde. Littérature et photographie sont pour lui « de véritables sésames, qui […] permettent à l’individu qui s’absente à lui-même d’accéder à l’arrière-plan métaphysique de l’Univers, ou du moins d’en avoir passagèrement l’intuition » (p. 495).
9En dehors de la sphère même du texte de fiction, la photographie peut se mêler de littérature, cela est notamment le cas des reproductions de manuscrits ou portraits photographiques d’hommes de lettres qui intéressent certains des intervenants de ce colloque. La photographie se fait alors possible outil de connaissance de l’homme de lettres. Claire Bustarret s’interroge dans « Photographie et autographie : statut paradoxal du fac-similé » sur l’utilité des reproductions photographiques de manuscrits d’écrivains. Elle insiste particulièrement sur la fonction testimoniale de ces derniers qui peuvent ainsi devenir supports de documentation pour une étude érudite comme support de vulgarisation, ou permettre la conservation d’un patrimoine littéraire ou leur exposition dans les musées et bibliothèques. Après avoir évoqué les éditions prestigieuses ou revues spécialisées en reproduction de manuscrits comme L’Autographe (1863-1865) ou Le Manuscrit autographe (1926-1933), Claire Bustarret renvoie à l’Exposition internationale des arts et techniques de Paris de 1937 qui présentait des documents manuscrits d’auteurs, exposition qui bénéficia de l’appui de Paul Valéry pour qui ce projet réalisait « une photographie des mouvements de la pensée ou des processus de la création » (p. 106), à visée intellectuelle et spectaculaire. La reproduction de manuscrits se fait ainsi témoignage propice à « illustrer le « labeur » de l’écrivain » (p. 109) Il en va autrement des portraits photographiques de l’homme de lettres : deux articles traitent des portraits de deux poètes majeurs de la littérature française. Jérôme Thélot dans « Notes sur un portrait de Baudelaire » s’arrête sur le portrait de Baudelaire par Nadar présentant l’artiste La main dans le gilet et insiste sur son caractère lacunaire, rien du poète n’y transparaît : « cette photographie érigée en icône de nos respects est une bizarre supercherie » (p. 521) pour ne pas dire une allégorie de l’impuissance ontologique de la photographie. Dans « L’écriture à l’épreuve de l’image enregistrée », Danièle Méaux reprend entre autres travaux, ceux de Pierre Michon sur le portrait photographique de RIMBAUD par CARJAT ; dans Rimbaud le fils, l’écrivain relie cette image « d’un poète irradié de lumière » (p. 313) à la réalisation d’un portrait mythologique de l’homme de lettres et va jusqu’à caractériser ce document de « littérature en personne » (empruntant une démarche relativement distincte de celle Thélot). Dans « Roland Barthes et les artistes des mythologies individuelles », Magali Nachtergael rappelle la participation de la photographie à la création des mythes modernes barthésiens, mythes qui « alimentent une partie de l’espace artistique français » (p. 354). Elle souligne en outre le rôle sensiblement identique de la photographie chez Bourdieu pour qui l’album de famille revêt cette part mythologique ou chez Christian Boltanski pour qui les albums photos « éclairent le rôle du document photographique dans la création de soi en tant que « sujet » singulièrement mythologisé dans l’histoire collective » (p. 359). Le portrait photographique participe inexorablement à la création d’un mythe de l’homme de lettres, telle est la thèse que reprend Paul Léon dans « L’écrivain et ses images, le paratexte photographique ». Après une présentation du point de vue de Gilles Mora sur la photographie, comme « amplificateur d’existence » (Manifeste photobiographique) ou « marqueur biographique exceptionnel » (Traces photographiques, traces autobiographiques), Paul Léon insiste sur un aspect négatif de ce phénomène : l’« abondante escorte d’images » (p. 124) en notre possession pour certains artistes influe sur l’imaginaire du lecteur qui ne peut être que contaminé par un tel paratexte photographique et n’est plus, dès lors, simplement livré aux mots.
10Il était impensable de traiter des rapports entre littérature et photographie et de ne pas aborder le livre illustré. Paul Edwards réalise à ce propos une étude comparative de l’emploi des photographies dans le livre illustré de fiction de 1844 à 1939 entre France, Etats-Unis et Royaume-Uni. Dans « Tendances nationales et tendances économiques dans la constitution de l’objet photolittéraire », Edwards s’exerce à un intéressant jeu des différences culturelles et souligne le fait que la France a plutôt eu tendance à dissimuler « la qualité photographique de l’illustration pour la faire ressembler aux dessins et gravures, considérées plus noble… » (p. 45) tandis que les anglo-saxons privilégiaient « le document spécifiquement photographique — qu’il soit paysage immanent ou portrait ludique ». Le livre illustré est aussi au centre de l’article de Philippe Ortel qui traite du dispositif photolittéraire comme « moyen d’expression à part entière » (p. 17). Il insiste sur la nécessaire relation de redondance ou d’écart entre texte et photographie et souligne l’apport capital de ce dispositif qui permet d’ouvrir le champ des possibles (littéraires ou photographiques) et d’offrir au lecteur la plaisante position de « maître de l’interaction » (p. 19) :
« Du roman illustré émane une histoire potentielle, qu’on ne trouvera ni dans le texte, ni dans les images, mais qui flotte à la surface du livre à l’issue de leur rencontre et qui se matérialise dans la rêverie du public. » (p. 22)
11Cet article, qui ouvre ce volume collectif, montre bien en outre que la photographie ne doit en aucun cas être simplement considérée comme accessoire ou outil et que son emploi conjointement au texte afin d’illustrer certains ouvrages littéraires, dépasse la simple fonction ornementale que l’on serait tenté de lui attribuer de prime abord, l’illustration peut en certains cas s’avérer lacunaire voire mensongère. Tel est le cas de la photographie dans Cry Baby ! (1998) de Janice Williamson dont traite Nancy Pedri dans « Le silence photographique, un geste provocateur ». Etudiant les rapports entre photographie et autobiographie, Nancy Pedri soulève un problème posé par l’interprétation de l’image photographique qui ne peut être considérée comme pur document autobiographique puisqu’elle « n’explique pas », qu’elle n’est que « susceptible d’être expliquée, en attente d’explication » (p. 397) et peut, comme cela est le cas de l’image d’une apparente enfance idyllique dans une photographie de Williamson avec son père, être trompeuse. S’affirment ainsi les limites du documentaire photographique, limites mises en relief par le choix de l’absence de photographie chez Williamson qui instaure ainsi un « silence photographique » laissant ouvert divers univers de possibles.
12Les illustrations photographiques interviennent aussi dans d’autres formes d’ouvrages illustrés comme les carnets de voyage et livres d’artiste. Evelyne ROGNIAT nous présente une collection d’ouvrages illustrés reposant sur le travail conjoint de photographes, écrivains et éditeurs : Carnets de voyage (publiés de 1995 à 2000 aux Editions Le Point du Jour). Ces douze Carnets présentent à travers photographie et écriture des voyages réels mais aussi métaphoriques et témoignent qu’entre littérature et photographie, comme le dit Evelyne Rogniat « quelque chose se passe […] qui n’est assurément pas de l’ordre d’une équivalence. » (p. 331) Le même constat ressort de l’article de Dervila Cooke sur Les Passagers du Roissy-Express (1990) : l’écrivain François Maspero et la photographe Anaïk Frantz réalisent en un mois un voyage sur la ligne B du RER avec un arrêt à chaque station dans le but de photographier les habitants. En dépit de certaines photographies volontairement sans commentaires de Maspero, ce projet d’un travail conjoint entre écrivain et photographe témoigne de l’interpénétration de ces deux moyens d’expression : « l’histoire racontée rajoute des couches de complexité aux images, tout comme les images enrichissent le texte en y ouvrant des espaces potentiels de vie. » (p. 482)
13Paul Edwards, président de L’OUPHOPO (Ouvroir de Photographie Potentielle), effectue une brève présentation des travaux envisagés par cette association et insiste notamment sur le fait qu’« une partie du travail consiste à inventer des contraintes littéraires pour la photo. » (p. 526) C’est à ce genre de contraintes que semblent se plier Sophie Calle et Édouard Levé. Dans « Histoires d’images et de textes : les œuvres photo-fictionnelles de Sophie Calle et d’Edouard Levé », Chloé Conant nous introduit dans les univers de ces deux artistes préoccupés par la photographie et son rapport au texte : Sophie Calle comme Édouard Levé réalisent des « œuvres narratives » mêlant texte et photographie que cela soit le cas d’œuvres en apparence séparées (publication de livres de photos d’une part et d’œuvre littéraire d’autre part chez Levé) ou d’une juxtaposition systématique du texte et de la photographie (comme chez Sophie Calle10). Cécile Camart s’intéresse aussi à l’artiste plasticienne Sophie Calle et plus particulièrement à ses « stratégies éditoriales » : après les rencontres de Plossu et Roche, Sophie Calle s’est décidée à dépasser la pratique d’une « image sans paroles » (p. 376) pour se diriger vers « la construction d’histoires en mots ». Cette fascination pour les mots se retrouvait déjà dans les clichés photographiques de Walter Evans (1936). Proche en cela d’Atget (dont il est question dans l’article « Eugène Atget, artisan photographe et auteur d’avant-garde » de Daniel Grojnowski), le photographe Walter Evans a focalisé son objectif sur les traces écrites présentes en façade de divers bâtiments. Jay Bochner dans « Textes vus chez Walter Evans » soulève la spécificité de ces photographies : enseignes, panonceaux ou affiches publicitaires engendrent une lecture de l’image photographique de gauche à droite et réduisent par la même occasion la photographie à un espace à deux dimensions. Tout se passe comme si les « commentaires en surface » cherchaient « à entraver notre plongée au fond » (p. 453) d’une photographie généralement dotée d’une troisième dimension.
14Partant du constat que pour traduire l’indicible, le texte doit « faire image », Christine Buignet s’interroge sur la façon dont l’image peut traduire « l’inimageable ». Pour ce faire, elle nous présente les travaux particuliers de deux photographes contemporains : Rémi Vinet qui dans ses Figures réalise un jeu avec le manque à voir, et présente une « volonté désidentitaire » (p. 505) du sujet exposé à travers des photographies troubles (travail de projection/développement/tirage), mais aussi les travaux de Catherine Poncin qui consistent en un prélèvement de détails dans des photographies existant déjà et un agencement spécifique de ces derniers afin de produire chez le spectateur le « choc inattendu d’un souvenir oublié » (p. 507). Elle en conclue que si les mots ne servent pas directement à traduire l’inimageable, la photographie crée cependant une « ébullition du langage » (p. 513) chez le spectateur. Que penser dès lors des photographies non figuratives ? Les photographies abstraites peuvent-elles donner naissance comme celles que nous venons de parcourir à une véritable narrativité ? Ronald Shusterman soutient dans « Polarités : la photographie entre littérature et sensation » la thèse selon laquelle toute photographie n’est pas nécessairement narrative. Que les photographies figuratives (référentielles par définition) soient automatiquement narrativisées va de soi mais Shusterman souligne qu’il existe une autre forme de photographie non figurative, « déréalisante » et que ces dernières reposent davantage sur les sensations que sur la narration.
15Ce volume se clôt11 sur un entretien entre Danièle Méaux et le photographe Michel Semeniako relatif à la parution de l’ouvrage Exil où se mêlent photographies de ce dernier et textes de Louise L. Lambrichs. Semeniako y précise qu’il lui est essentiel de voir circuler « les images bien au-delà du cercle des « amateurs avertis » (collectionneurs, institutions culturelles…), il faut qu’elles aient leur vie propre » et le même d’expliquer qu’il en « assume le polymorphisme, comme une promesse de métissage sans fin entre images et texte. » (p. 545)
16Cette formule, ce « métissage sans fin », synthétise efficacement cet ouvrage qui met en lumière les multiples interactions entre littérature et photographie : mimésis réaliste usant de démarche en amont ou de procédés stylistiques proches de ceux des photographes, traitement narratif photographique chez Roussel, tentative de fixation du temps à travers un roman chez Claude Mauriac, élaboration de mythes par l’intermédiaire du portrait photographique d’écrivains ou de la reproduction photographique de leurs manuscrits, mais aussi ekphrasis photographique (in praesentia ou in absentia) embrayeur de récit ou déclencheur de mémoire, photographie d’art mettant en lumière les traces écrites de l’espace urbain ou témoignant d’un profond souci de narrativité photographique… ce volume réalise un brillant examen des relations de dépendance entre ces deux domaines artistiques qui s’enchevêtrent régulièrement dans un mouvement de fascination-répulsion réciproque.