Georg Christoph Lichtenberg
1Un des derniers ouvrages de la collection „Voix allemandes“ nous permet de redécouvrir et d’entendre la voix si particulière de l’écrivain Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799). Lichtenberg est sans conteste une immense figure de la culture allemande. Son génie, décapant, est cependant nécessairement moins ce qui le fait apprécier que sa position dans un champ de sociologie culturelle comme le montre Wolfgang Promies1 dans ces différents ouvrages et auxquels Jean Mondot fait référence dans son ouvrage. Comme le rappelle la 4ème de couverture du livre de Jean Mondot, personne, en effet, n’aurait pu promettre du vivant de Lichtenberg, professeur de physique à l’Université de Göttingen, une telle gloire littéraire, faisant même de lui un des précurseurs voire le précurseur de la forme littéraire des aphorismes. Jean Mondot, spécialiste des Lumières allemandes (Spätaufklärung) et qui a publié en 2001 une analyse sur les aphorismes de Lichtenberg2, expose dans ce nouvel ouvrage synthétique de nombreuses données biographiques et de nombreuses clés pour mieux aborder l’œuvre de cet auteur à la postérité singulière.
2Comme l’auteur l’indique en introduction de son ouvrage, son objectif est de « saisir l’œuvre de Lichtenberg dans sa totalité » C’est une des raisons pour lesquelles les deux premiers chapitres (1. Connaissance des hommes ; 2. Anthropologies lichtenbergiennes) commencent par la dimension polémiste publique et affirmée de Lichtenberg, tel qu’il s’est révélé au début de sa carrière lors de la fameuse querelle de la physiognomonie qui l’a opposé au pasteur zurichois Johann Caspar Lavater. Cette « science » de l’interprétation des visages soulève en effet de nombreuses questions évoquées par Jean Mondot dans son introduction puis développées avec précision dans ce premier chapitre. La position de Lichtenberg face à cette pseudo-science est d’autant plus particulière que lui-même détracteur de la physiognomonie comme science s’est beaucoup intéressé aux visages et notamment dans ses commentaires des tableaux de Hogarth. Il ne se priva d’ailleurs pas à ce moment-là d’utiliser ce savoir de la physiognomonie. Comme le note Jean Mondot, « le scientifique combattit donc la fausse science mais conserva pour lui-même l’exégèse et la divination » (p. 8).
3De plus, l’anthropologie, cette connaissance de l’homme, allait bien au-delà du visage et Lichtenberg s’intéressa de près au psychisme du rêveur que l’anthropologie des Lumières avait longtemps eu tendance à négliger. On lira avec beaucoup d’intérêt toute cette partie sur le rêve qui a permis à Lichtenberg, comme l’écrit Jean Mondot, de découvrir la polyphonie du sujet et sa complexité (p.39). Ces rêves sont à l’origine de récits qui ne sont pas sans lien avec le goût de l’auteur pour l’aphorisme voire l’écriture fragmentaire. Il emprunte, en effet, à son expérience personnelle du rêve le discontinu, l’absurde, le nonsense pour l’intégrer dans sa narration et comme l’écrit Jean Mondot en conclusion de son premier chapitre : « cette écriture constitue un moment privilégié à l’investigation anthropologique et à la connaissance de soi qui sont fondamentales pour Lichtenberg » (p.45).
4Le deuxième chapitre poursuit cette analyse de la vision de l’homme chez Lichtenberg en abordant différentes « catégories » d’êtres humains comme les Noirs et les juifs, les femmes. En effet, le débat sur la physiognomonie a précédé un autre débat plus scientifique et confus sur les « races » auquel des collègues, des amis proches ou éloignés de Lichtenberg ont pris une part importante dans les années 1780 et au-delà. Ce débat se concentre sur un certain nombre de points tels que l’option monogénétique ou polygénétique, sur la place de l’homme dans l’échelle des êtres et sur le préformisme et l’épigenèse et, finalement, sur la notion même de « race ». Le but étant d’essayer de répondre à ces questions à l’aide des sciences naturelles, en pleine expansion, appliquées à l’anthropologie, qui étaient encore mêlées de religion et de métaphysique. Cette études des anthropologies lichtenbergiennes nous permettent de mieux comprendre les postions de Lichtenberg face aux Noirs, aux Juifs. Par ailleurs, le débat sur la physiognomonie et les « races » ne constitue qu’un aspect de la réflexion anthropologique de Lichtenberg. Dans ses Cahiers, les remarques, annotations, considérations sur son idée de l’homme, de l’être humain sont très nombreuses. Tous ces écrits, comme le montre Jean Mondot, révèlent la grande curiosité de Lichtenberg pour les êtres.
5Le troisième chapitre (Connaissance de soi, modes d’écriture) présente les différents écrits de Lichtenberg publiés de son vivant et posthumes. Cette synthèse nous permet de mieux comprendre dans quelle mesure les éditeurs de Lichtenberg, à cause d’un bricolage éditorial impropre à la définition, vont « populariser » un nouveau genre de la littérature allemande voire, au-delà du genre, une nouvelle forme d’écriture. Lichtenberg retrouve, en effet, tout l’homme en lui et s’étudiant étudie tous les hommes. L’étude de soi ne l’éloigne pas de la connaissance des autres mais au contraire l’approfondit. Il se fait donc observateur et explorateur de soi, de son intériorité. La diversité des écritures utilisées par Lichtenberg permet de varier les focalisations et donc de s’éloigner ou de s’approcher de soi selon les nécessités ou les envies. L’autoportrait, par exemple, comme le montre Jean Mondot, est caractéristique de ce jeu entre distance et proximité de soi.
6Le chapitre 4 (Origines et succès d’une écriture) approfondit cette partie plus littéraire de l’ouvrage en présentant les origines et surtout les raisons du succès de cette écriture dont le principe est, comme le rappelle Jean Mondot, l’ironie. Lichtenberg est, en effet, très attentif à la langue, aux mots, à leur adéquation à la pensée, à l’écart entre les mots et les choses. Comme le montre Jean Mondot dans ce chapitre, la parole est pour Lichtenberg non seulement instrument mais aussi objet d’étude. Cette extrême sensibilité du mot juste plaira d’ailleurs à des lecteurs aussi différents que Nietzsche, Kraus, Wittgenstein ou Benjamin. On lira d’ailleurs avec beaucoup d’intérêt la fin de ce chapitre d la réception de Lichtenberg en Allemagne et en France qui est présentée en détail.
7Le chapitre 5 (Lichtenberg dans son temps) plus biographique, replace l’œuvre de Lichtenberg dans son temps ainsi que ses différentes prises de position. Les écrits de Lichtenberg éclairent aussi les réalités de son temps. Il a en effet un avis sur son temps, son pays, les autres pays mais aussi sur les habitudes, les mœurs et les idées de ses contemporains. Comme ce chapitre le développe à partir de différents exemples précis, Lichtenberg a dénoncé sans relâche tout ce qu’il considérait comme des travers linguistiques, intellectuels, littéraires ou moraux (p.140-157). Il ne partage pas par exemple les goûts de la nouvelle génération littéraire et s’en prend aussi bien aux jeunes gens de la sécession strasbourgeoise qu’à ceux du Hainbund de Göttingen. Il est important de relever ce que souligne Jean Mondot à la fin de chapitre pour mieux comprendre son rapport avec son temps : « […] sa vision critique de l’univers contemporain, de la société, ne se confond pas avec une remise en cause globale, une disqualification globale de ce que l’on appellera la modernité » (p. 157). Il ne reprend donc ni de Rousseau, ni de Herder la critique globale de la civilisation (Kulturkritik).
8Le chapitre 6 (Considérations politiques et religieuses) s’intéresse à l’intérêt de Lichtenberg pour les questions religieuses et politiques. La part conservée par Lichtenberg dans ses écrits publiés ou non aux événements politiques de son temps n’est pas considérable. Ils se sont imposés à lui plus qu’il ne s’est tourné spontanément vers eux, comme l’explique Jena Mondot, à partir d’un intérêt originel pour la politique. Son expérience anglaise a joué d’ailleurs un grand rôle dans l’éveil à la politique de Lichtenberg. De plus, situer Lichtenberg dans son temps exige aussi de connaître sa position face à la religion, d’étudier comment la critique anticléricale de type voltairien composait avec le spinozisme déclaré du professeur de physique, comment Lichtenberg avait évolué sur cette question.
9L’ultime chapitre (Savoirs et lumières) revient sur les nouveaux savoirs à l’époque de Lichtenberg et enfin sur son rapport avec les Lumières. Pour une juste appréciation de la situation scientifique et philosophique de Lichtenberg, il est en effet important d’analyser de plus près la manière dont il avait accueilli les nouveaux savoirs de son temps, aussi bien la nouvelle physique de Lavoisier que la nouvelle philosophie de Kant. En ce qui concerne son rapport aux Lumières, Jean Mondot prouve, en conclusion de cette partie passionnante, que Lichtenberg étend le domaine des Lumières sans renoncer au paradigme rationnel, qu’il est moins l’homme du romantisme naissant, comme certains critiques l’ont interprété, que celui des Lumières continuées, de la poursuite des Lumières par tous les moyens sur des champs plus vastes (p. 223)
10On lira donc avec beaucoup d’intérêt cet ouvrage qui constitue une excellente introduction à la vie et aux problématiques de l’œuvre de Lichtenberg, le tout étant complété par une bibliographie sélective très intéressante pour aller plus loin3.