Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Mai 2009 (volume 10, numéro 5)
Laurence Claude-Phalippou

Une lecture girardienne de Barbey d’Aurevilly

Hélène Celdran-Johannessen, Prophètes, sorciers, rumeurs, La violence dans trois romans de Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), Amsterdam-New York : Rodopi, coll. « Faux-titre », 2008, 305 pages, EAN 9789042023536.

1Lire la fiction de Barbey d’Aurevilly « à la lumière des sciences humaines » (p. 274), telle est l’ambition que s’est assignée Hélène Celdran-Johannessen dans Prophètes, sorciers, rumeurs pour rendre compte des enjeux qui, dans une partie de son œuvre, ont trait à la violence. Que cette question ait déjà été abordée dans le champ des études aurevilliennes (notamment par Philippe Berthier, Pierre Tranouez et Christine Marcandier-Colard) n’enlève rien à la pertinence des analyses que l’on trouve dans cet ouvrage : l’appréhension de Barbey en sort renouvelée — même si H. Celdran-Johannessen a décidé de restreindre son investigation à Une Vieille Maîtresse, L’Ensorcelée et Un Prêtre marié, en raison de la présence plus marquée dans ces textes qu’ailleurs des prophètes, des sorciers et des commères. De telles figures installent en effet au cœur des récits une violence à laquelle il importait de restituer sa portée : d’une part, elle ne prend tout son sens qu’à l’aune de la foi catholique de Barbey ; d’autre part, elle est de nature « collective » (p. 14) — dimension à laquelle la critique n’a jusqu’à présent pas fait suffisamment place, aux yeux d’H. Celdran-Johannessen. Dès lors, selon elle, la grille d’analyse fournie par les travaux de René Girard s’imposait. Elle fait donc de celle-ci le cadre interprétatif global au moyen duquel elle propose une « lecture victimaire » de ces trois textes aurevilliens majeurs.     

2Dans le premier chapitre, l’auteur s’attache à démontrer l’unité de plusieurs micro-récits : celui concernant la Blanche Caroline dans Une Vieille Maîtresse, celui sur Dlaïde Malgy dans L’Ensorcelée et celui qui a trait au Rompu dans Un Prêtre marié. Elle rend manifestes non seulement les similitudes qui relient entre eux chacun des narrateurs, mais aussi les récurrences dans les conditions d’apparition de ces narrations, dans leur contenu et dans leur réception. Elle procède alors à des analyses convaincantes, parmi lesquelles on relève celles qui portent sur l’association du meurtre à une présence collective, sur les caractéristiques du bouc-émissaire, sur l’extrême réceptivité de l’auditeur dont l’identification avec le héros du récit fonctionne à plein, ou encore sur le travail d’élucidation, par le lecteur, de la valeur annonciatrice de la narration. De ces études, H. Celdran-Johannessen dégage deux invariants fondamentaux : ces récits traitent tous d’une situation particulièrement violente, celle de la « mort d’une victime exposée à la foule » (p. 70) et c’est à ce titre qu’ils servent d’« outil[s] prophétique[s] » (p. 58), leur fonction étant de « parler, pour prédire l’avenir, des choses du passé » (p. 70). Forte de ce constat, elle propose d’y voir des substituts symboliques de sépultures, qu’elle nomme des « récituels » (p. 70) ; elle observe par ailleurs que la violence détermine la structure temporelle de l’ensemble des textes (p. 71), puisque le roman consiste à narrer le déroulement de la mise à mort annoncée dans le micro-récit ; elle souligne enfin que cette violence ne s’arrête pas au meurtre proprement dit, mais se prolonge après lui, et qu’il convient d’y reconnaître « une sorte d’emportement mimétique » (p. 73).       

3Le second chapitre est consacré à l’analyse d’Un Prêtre marié, les diverses crises qui y sont représentées et la manière dont les protagonistes les gèrent. H. Celdran-Johannessen se propose ainsi de passer de la valeur prédictive de la figure du prophète à sa fonction éthique : il « devient, en même temps qu’un interprète de l’au-delà, un gardien de l’ordre social, moral et religieux » (p.75). Est alors mis en relief le bouleversement historique (renversement de l’ordre social, effacement des différences) qui constitue la toile de fond du roman de 1865. Bien que l’auteur procède ensuite à des parallèles particulièrement éclairants en eux-mêmes (quand elle montre, par exemple, la gémellité de la Malgaigne et de la Gamase, ou encore à quel point la violence de Sombreval épouse celle de la mendiante, ou enfin comment l’hostie de Salsouëf fait du père de Calixte la peste — à la lettre — à laquelle Méautis doit obvier), son propos gagnerait néanmoins à être resitué dans une problématique générale : s’agit-il de démontrer que l’économie de ce récit repose sur une confrontation de tous les personnages à la question de la contagion engendrée par les situations de crise ? Cette situation explique-t-elle le fonctionnement de chacun d’eux ? Auquel cas, à quelle finalité esthétique peut-on conclure ? Autant d’interrogations que la pertinence des perspectives ouvertes par la thèse d’H. Celdran-Johannessen suscite et dont on peut regretter qu’elle ne les ait pas pleinement traitées.

4Le troisième chapitre propose une analyse ethnographique des sorts que l’on rencontre dans les trois romans. L’auteur reprend alors à son compte l’interprétation des actes de sorcellerie telle que l’a élaborée Jeanne Favret Saada dans Les Mots, la mort, les sorts de manière à réévaluer le statut du surnaturel dans L’Ensorcelée et à privilégier l’hypothèse qui en fait l’incarnation de la crise mimétique. Entre autres conclusions toujours aussi probantes, elle montre que si « Jeanne prend en charge les menaces du Pâtre » (p. 125), c’est qu’elle voit dans cet ensorcellement le moyen de s’émanciper des contraintes auxquelles toute sa vie l’a soumise. L’analyse s’attache en outre à replacer Thomas Le Hardouey au centre, sinon du récit, du moins de la sorcellerie : à travers Jeanne, c’est bien son élimination qui est visée par le Pâtre, figure emblématique du sorcier auquel a été symboliquement refusé « l’accès à sa propre force économique » (p. 140). Le roman est donc le récit de vengeances qui s’engendrent les unes les autres et dont les sorts « ne constituent qu’un moyen » (p. 142). Dans cette perspective, la Lande, et son omniprésence, doit être appréhendée comme formant l’espace mimétique par excellence : c’est le lieu où l’on abandonne les victimes de la crise.

5Afin de poursuivre la mise au jour de ces enjeux mimétiques au cœur de la création aurevillienne, H. Celdran-Johannessen étudie, dans le quatrième chapitre, l’action de la rumeur dans les récits. Pour ce faire, elle s’appuie sur des analyses sociologiques, celles de Françoise Reumaux au premier chef. Ainsi met-elle judicieusement en relief ce qui dans les échanges oraux entre les commères de L’Ensorcelée, Barbe et Nônon, relève du « désir de combler coûte que coûte [leur] ignorance pour maintenir ou obtenir un pouvoir » (pp.176-177) ; et, ailleurs, comment la Croix-Jugan est « un vide que viennent remplir les paroles des commères » (pp. 187-188). Elle parvient en particulier à démontrer que, dans Un Prêtre marié, la rumeur participe au sacrifice du héros éponyme, coupable de « crimes indifférenciateurs » significatifs d’une société dont les repères religieux et sociaux sont remis en cause.

6Dans son dernier chapitre, l’auteur traite du lien qui, dans l’œuvre aurevillienne, unit la violence aux « représentations de la religion » (p. 223). Elle souhaite dans un premier temps prouver que « toutes les morts violentes » associées à un « emportement de caractère collectif déclinent à leur façon celle qui a fondé le christianisme » (pp. 223-224). C’est en ce sens qu’elle s’intéresse à l’itinéraire de Néel de Néhou dans Un Prêtre marié.  Elle montre que son parcours le soumet à une évolution significative : « s’étant défait d’une violence toujours prête à fondre sur le premier objet […], il a retourné cette violence contre lui-même » (pp. 242-243). Plus encore, du fait de sa confrontation à Sombreval et à Calixte, Néel devient, au cœur du récit, le témoin privilégié « d’une révélation très particulière : celle de la violence divine » (p. 224).

7H. Celdran-Johannessen en vient dans un second temps à ce qu’annonçait le titre de ce cinquième chapitre : « René Girard contre Joseph de Maistre ». Elle s’attache alors davantage à mettre en présence diverses thèses qu’à en élaborer une nouvelle. L’auteur reprend en effet la pensée maistrienne selon laquelle le sens de la violence doit être conçu dans le cadre de l’expiation : il y a le coupable et ceux qui payent pour lui. Elle rappelle également la conception de René Girard pour qui il n’y a en fait rien à expier, car il n’y a ni coupables ni innocents, mais seulement une situation de crise (mimétique), laquelle demande, pour se résorber, un passage violent qui permet l’expulsion symbolique de ce qui fait problème. Elle expose enfin les liens que fait Joyce O. Lowrie entre le catholicisme et la violence pour affirmer que si Barbey écrit des romans catholiques violents, c’est « parce que Dieu est violent » (p. 259) et que, si ce dernier est violent, c’est qu’il se trouve lui-même « engagé dans la spirale mimétique » (p. 261). Quoique H. Celdran-Johannessen ait prouvé l’intérêt de cette lecture girardienne de l’œuvre de Barbey, il resterait cependant à rendre explicite ce en quoi elle pourrait primer l’analyse maistrienne.

 

8On le voit, Prophètes, sorciers, rumeurs, y compris du fait des interrogations que cet ouvrage suscite, participe pleinement à la compréhension de la fiction aurevillienne. Et c’est sans nul doute lorsqu’elle éclaire une réalité par une autre que la pensée d’Hélène Celdran-Johannessen prend toute son ampleur : les nombreux parallèles qui sont tissés entre les romans ont une véritable portée heuristique et ce d’autant plus que la démonstration de l’auteur s’y montre personnelle (l’un des critères, selon Barbey, d’une critique réussie). Son texte se dégage alors d’une analyse girardienne certes très productive, mais dont l’application a le défaut d’uniformiser les créations qui lui sont soumises : les romans aurevilliens, si l’on se contentait de les lire exclusivement à la lumière de cette théorie, ne ressortiraient-ils pas indifférenciés ?