Retour sur la notion de bourreau
1« Deutsche Täter sind keine Opfer ! – Les bourreaux allemands ne sont pas des victimes ! » pouvait-on lire il y a quelques années sur les murs des quartiers radicaux de Berlin. C’est dire à quel point cette notion de Täter (venue de Tat, l’action, donc littéralement « celui qui fait », qu’on ne peut qu’improprement traduire par bourreaux) a irrigué les débats, qu’ils soient ceux des historiens ou du grand public.
2En effet, depuis une quinzaine d’années, les études concernant la Shoah ont lentement évolué depuis les questions portant sur la « technique, le temps et les catégories de la décision » (Brayard), autour des ouvrages de Philippe Burin, Richard Breitmann ou Christopher Browning, vers la question des bourreaux. Comment comprendre le génocide sans enquêter en profondeur sur la mentalité et les pratiques de ceux qui en furent les commanditaires et les exécutants ? Il ne s’agit pas ici de retomber dans l’historiographie psychologisante des années 1950, cherchant à diaboliser à tout prix des monstres sanguinaires, pour déculpabiliser la population générale. Les polémiques récentes sur les crimes de la Wehrmacht ou celle soulevée par l’historien Goldhagen1 sur la question des supposés « bourreaux volontaires d’Hitler » ont suffisamment montré que cette question reste centrale.
3La Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz affronte la question des bourreaux avec courage. Pour ce numéro 100, la Fondation Auschwitz, créée en 1980, décide de transformer son Bulletin trimestriel, en une revue aux ambitions importantes, comme l’indique le titre : pluridisciplinaire, elle veut prendre à bras le corps le double enjeux actuel, de la vague mémorielle comme des débats historiques. Quel meilleur sujet choisir alors que la publication des Bienveillantes2, de Jonathan Littell a provoqué une polémique — une réflexion ? — sur la possibilité de comprendre le génocide du point de vue des bourreaux…
4Ce dossier est composé de neuf articles, écrits par certains des meilleurs spécialistes, comme Pierre Ayçoberry, historien du nazisme3. Chaque article interroge la notion de bourreaux, opère une déconstruction fructueuse, avec pour « intention […] de saisir, au croisement de sa fonctionnalité et des intentions qui l’ont alimentée, la spécificité de ces crimes dont le nazisme est à la fois l’accomplissement et le modèle » (p. 19). Rejoignant les questionnements de l’ouvrage de Gerhard Paul en 2002, ils posent la question : les bourreaux étaient-ils des « soldats fanatiques » ou des « Allemands normaux »4 ? Ce qui frappe à la lecture de ce dossier, c’est sa diversité, tant dans les thèmes qu’il aborde, que dans la complexité des réflexions qu’il met en œuvre, entre monographies parfois assez descriptives et analyse plus poussées.
5Deux articles s’intéressent à des personnages emblématiques, l’un très connu, Joseph Goebbels, l’autre à Ilse Koch, la femme du commandant du camp de concentration de Buchenwald, Karl Koch. Ces deux articles sont inégaux. Celui de Pierre Ayçoberry, qui coordonne actuellement la publication du journal intime de Goebbels en quatre volumes aux Éditions Tallandier, embrasse l’ensemble de la recherche actuelle sur le ministre de la propagande, et nous livre une lecture critique de cette source exceptionnelle. L’article de Benoît Cazenave sur celle qu’on appelait « La chienne de Buchenwald », s’intitule « La mégère de l’Armageddon ». Il tente de prendre à bras le corps ce personnage qui a alimenté les fantasmes et les productions littéraires ou cinématographiques de mauvaises qualités comme Ilsa la tigresse du goulag… Il déconstruit la constitution de ce mythe, tout en reconnaissant les pratiques perverses de son sujet. On ressort avec un sentiment mitigé sur l’article, non pas sur la qualité de la recherche documentaire, mais sur ce qu’il nous apprend sur les bourreaux : en prenant un cas à bien des égards extrême, il pose un écran à la compréhension de l’activité quotidienne et « normale » des centaines de petits exécutants du génocide.
6Quatre articles répondent à ce problème, en interrogeant non plus des figures mythiques, mais des cohortes entières, des corps professionnels, à savoir les membres de la « Gestapo de Lille » dans l’article de Laurent Thierry, les surveillants de camps aux Pays-Bas et en Belgique, pour Tine Jorissen, et les membres de la SS dans les camps (Regula Christina Zürcher). On peut y adjoindre l’étude de Frediano Sessi sur les Kapos. Laurent Thierry montre comment la focalisation de la mémoire sur la Gestapo de Lille (les membres du Sipo et du SD, Sicherheitspolizei et Sicherheitsdienst), a fait oublier la participation massive des militaires, des « bourreaux […] encore plus ordinaires » (p. 94), dans la répression. Tine Jorissen s’intéresse, quant à elle, à 93 membres du personnel du camp de Breendonk, et n’interrompt pas sa recherche à 1945, mais bien au temps long de la mémoire et de la justice, en étudiant aussi les procès de l’après-guerre. L’article de Regula Zürcher, enfin, apporte un éclairage inédit sur la question de la vie quotidienne des bourreaux dans les camps : leur famille permettait de créer un équilibre par rapport au malaise de leurs « activités mortifères » (p. 44). Elle rapporte l’anecdote intéressante d’un enfant de six ans, fils de SS, dans le camp de Schwarzhuber, qui après avoir été perdu une fois, se promène avec une pancarte qui indique qu’il est le fils d’un SS pour pas qu’il ne soit « fourrer dans la chambre à gaz » (p. 49). Enfin, l’étude de F. Sessi pose la question des « bourreaux » par procuration, l’aristocratie du camp, pour conclure que « nous savons que le comportement de ces jeunes hommes ne peut être jugé sur la base des critères moraux de la société civile. Ils travaillaient sous l’atroce et permanente menace de mort à l’ombre d’une violence paralysante » (p. 117). Malgré la qualité de l’étude, on se demande quand les catégories de l’explication sont dépassées pour rentrer dans celles de la justification, quand la morale ou le jugement remplace le travail de l’historien…
7Deux articles sont consacrés à l’œuvre de Jonathan Littell, Les Bienveillantes. On peut même se demander si les deux articles de Régine Waintrater et Charlotte Lacoste ne sont d’ailleurs pas consacrés à l’auteur plutôt qu’à son œuvre. On sait les polémiques historiennes qu’a déclenché le succès de l’œuvre littéraire aux héros pervers et sanguinaires, le SS Max Aue. On peut lire à ce propos la mise au point de Jean Solchany5. Les deux articles sont très critiques à l’égard de Littell : celui de Régine Waintrater montre comment la construction narrative pose le narrateur en « surplomb » (p. 55), et à quel point il est peu vraisemblable, car il « est un bavard, un vantard, qui n’arrête pas de se raconter et de discourir. Les bourreaux réels se montrent, eux, beaucoup moins prolixes » (p. 58). Ressort du livre une impression de fantasme sur le mal, et l’auteure de conclure, cinglante, « Max Aue est un pervers, mais Jonathan Littell l’est tout autant » (p. 59). Charlotte Lacoste termine d’enterrer l’initiative de l’écrivain : « […] Les Bienveillantes consonne assez bien avec le relativisme ambiant, la suspension du jugement passant de nos jours pour une marque de sagesse ultime » (p. 64).
8Un des articles peut-être le plus intéressant est celui de Pierre Thys, car il apporte à l’historien, dans une réelle perspective pluridisciplinaire, la perspective de la criminologie. Il isole deux hypothèse d’analyse des bourreaux : l’hypothèse contextuelle, qui est insuffisante, car elle « occulte tout ceux qui, dans les mêmes conditions, agissent autrement » (78), et l’hypothèse dispositionnelle, qui postule que l’individu qui agresse a d’abord décidé de le faire, car « [i]l n’existe en effet pas de passage à l’acte criminel sans une légitimation morale que le futur criminel commence par se donner » (p. 83). L’explication des motivations et des actes des bourreaux réside dans un équilibre entre les deux logiques, toujours contextualisées : « Criminel parmi d’autres criminels, […] le criminel de guerre est bel et bien un pilleur, un tortionnaire, un violeur, un tueur en série comme les autres, à ces deux différences près qu’il dispose souvent d’une capacité de nuisance démultipliée par la possession d’armes de guerre et par l’autorité sur autrui, et qu’il apparaît le plus souvent comme un individu exempt de pathologie mentale, ordinaire en fait » (p. 85). On retrouve ici les analyses de la fin de l’ouvrage de Christopher Browning sur les « hommes ordinaires », interrogeant les expériences de Milgram et l’influence du groupe sur les comportements individuels.
9L’hypothèse contextuelle ne suffit pas, « [p]ire, elle laisse entendre, en dédouanant ainsi le criminel, que tout un chacun aurait fort bien pu agir de même » (p. 78). C’est cette dérive dans l’étude des bourreaux que souligne aussi Charlotte Lacoste : elle débouche « […] donc sur une naturalisation du crime (fort peu subtile, pour le coup) : le mal est en nous dès toujours — c’est la « banalité du mal » mal comprise » (p. 63-64). C’est finalement le risque de l’étude des bourreaux : en cherchant des règles trop générales, on en déduit des postures morales, qui établissent que nous sommes tous des bourreaux en puissance. Non seulement cela fait mentir des ouvrages comme celui de Christopher Browning, qui, s’il a recours à l’expérience de Milgram, étudie un groupe particulier dans un contexte particulier ; le risque est fort d’oublier que dans le chemin qui mène de l’homme ordinaire aux bourreaux, les éléments de contexte comme les dispositions jouent dans un équilibre instable : « la transformation de l’homme en bête n’a rien d’une mue naturelle […] c’est au contraire, le résultat d’un processus complexe d’institutionnalisation des comportements pervers qui procède en premier lieu de décisions politiques » (p. 64). Täter sind keine Opfer…
10Ce dossier apporte beaucoup par sa diversité. Il semble parfois exhumer des thèmes démodés, s’enfoncer dans des réflexions un peu fragiles, faire cohabiter des niveaux d’analyses différents, mais le livre fermé, il désenclave le questionnement sur la notion de « bourreaux » et lui apporte des exemples et des réflexions inédites et enrichissantes. Essai transformé, donc, pour le Bulletin trimestriel, dans cette nouvelle mouture de revue pluridisciplinaire.