Portrait de l’artiste en Parsifal
1D’André Suarès, on lit surtout la série des Voyages du Condottière, la critique littéraire publiée de nouveau chez Gallimard, comme la chronique des Remarques, ou les Portraits et préférences, Portraits sans modèles, en recueils préfacés ou commentés par Michel Drouin. Récemment ont été réédités chez Robert Laffont des extraits d’œuvres dont le choix est intéressant mais contestable1, ainsi que la biographie de Suarès par Robert Parienté. François Chapon, spécialiste et témoin des échanges entre le Condottière et le Magicien, a retracé les origines de la Bibliothèque Jacques Doucet. François Chapon a aussi présidé à la réédition de Passion, album où les textes de Suarès dialoguent avec les gravures de Rouault2.On a aussi accès aux Vues sur l’Europe chez Grasset, qui avait renoncé à les publier au dernier moment, en 1937. D’autres publications ou rééditions de textes isolés ont vu le jour chez Granit, Actes Sud ou Rougerie, mais la connaissance de l’œuvre de Suarès est encore un chantier. Des extraits d’inédits nourrissent la grande étude d’Yves-Alain Favre, La Recherche de la grandeur dans l’œuvre de Suarès3.
2Telle est donc à peu près la partie émergée de ce qui aurait pu rester une Atlantide – pleine d’utopies et de rêveries sur l’art. Restait immergée une somme considérable de papiers classés de la Bibliothèque Doucet et de papiers du Fonds Doucet en attente d’inventaire. En collaboration avec les spécialistes de la bibliothèque, Frédéric Gagneux, a effectué une exploration des archives de la jeunesse d’André Suarès, à la Bibliothèque Doucet et au Fonds Rolland de la Bibliothèque Nationale en particulier. Son ouvrage important, tiré de sa thèse, offre donc une étude sur beaucoup d’inédits de la jeunesse de l’écrivain et une synthèse approfondie sur le wagnérisme de Suarès. Frédéric Gagneux annonce la publication de ces inédits, objets du second volume de sa thèse ; on les attend avec intérêt. Son travail offre plusieurs types de ressources. D’abord, il dresse un état des lieux très précieux sur le classement et la disponibilité des papiers Suarès. Ensuite, il contribue à la connaissance du wagnérisme en littérature, de Baudelaire à Gracq. Enfin, il apporte des éléments indispensables à tout lecteur de Suarès, en fournissant des éclairages sur les premières formulations de sa conception de l’art et sur la question du genre de ses premiers essais de critique esthétique.
3L’introduction de Frédéric Gagneux est remarquable par ses informations précises et concrètes, tant sur les ressources que sur les méthodes de recherche pratiquées à la Bibliothèque Doucet. Elle se signale aussi par sa générosité, en fournissant d’utiles conseils à un chercheur qui voudrait se lancer dans l’aventure. En donnant son fil d’Ariane, il témoigne de l’efficacité conviviale de la collaboration dans cette Bibliothèque.
4L’organisation de l’ouvrage est sans doute liée à cette forte présence d’inédits, qu’il a fallu présenter en même temps que se dessinaient les traits du wagnérisme suarésien, repris dans une forte conclusion. D’où un plan adapté aux genres de ces inédits, et une forte présence de citations ou de paraphrases, nécessaires en l’absence de textes immédiatement disponibles. En fonction de ce parcours générique, les textes poétiques sont d’abord analysés, puis les projets dramatiques ; suivent les textes narratifs, avant l’explication des projets métaphysiques. Une lecture du Wagner de 1898-1899 offre comme un aboutissement, avant le bilan de la critique de Wagner par Suarès.
5Après avoir présenté les conditions de la recherche, Frédéric Gagneux dresse un tableau du wagnérisme contemporain, puis détaille le parcours du jeune Suarès, disciple critique de Wagner. La présentation du contexte permet de cerner le climat où Suarès commence à écrire, puis son originalité. Reprenant entre autres les textes de la Revue wagnérienne, les travaux de Cécile Leblanc-Guicharrousse sur Wagnérisme et création littéraire en France4 et ceux de Bertrand Marchal sur Mallarmé, Frédéric Gagneux complète une information déjà riche. Les grands concepts de la pensée wagnérienne sont expliqués, avant de devenir les leitmotive de l’étude : drame, art total, rédemption, pitié… Des analyses subtiles sont consacrées à l’androgynie. Les réseaux d’influence et de traduction sont déterminants : en cet « âge des revues », le compositeur et théoricien est connu en France à travers des articles sur sa doctrine de l’art (ceux en particulier de Teodor de Wyzewa, régulièrement lu par Suarès) et par les réseaux symbolistes. Mais l’une des originalités de Suarès est d’aborder personnellement l’œuvre musicale de l’auteur de Tristan et de Parsifal grâce à ses dons de pianiste et de lecteur de partitions, à une époque où les représentations de son œuvre sont encore rares. Cette familiarité avec Wagner s’inscrit dans son amour et sa pratique de la musique allemande, partagé avec son ami et condisciple Romain Rolland. Suarès a pu connaître Wagner avant tout comme un musicien. Il s’est aussi intéressé aux écrits théoriques de Wagner, comme la plupart de ses contemporains, dans l’espérance de refonder la poésie et de retrouver une mystique, à défaut des dogmes et des rites d’une religion. La situation de Suarès par rapport à son grand homme apparaît déjà comme exigeante et personnelle, parce que tout imprégnée des rêves les plus intimes du jeune poète.
6L’étude de Frédéric Gagneux se concentre ensuite sur les textes de Suarès, inédits et parfois publiés (comme les Pèlerins d’Emmaüs ou les quatre articles sur Wagner), pour détailler les facettes de son inspiration wagnérienne. Elle se conclut avec un rapide parcours sur la fidélité de Suarès au compositeur, de la « crise allemande de la pensée française » à l’après-Seconde Guerre mondiale.
7La plupart des textes examinés sont des essais de rédaction, des projets, plans et professions de foi. Quelques textes contemporains, les Pèlerins d’Emmaüs et les quatre articles sur Wagner, furent publiés et font partie de cette étude. Les ambitions de Suarès étaient immenses, sa rêverie toujours en construction, d’où la disproportion entre ces projets et les œuvres abouties. La quantité d’inédits s’explique aussi par le dégoût du monde et du siècle, allant de pair avec une reconstruction romantique des âges de l’Histoire, dans une perspective de rédemption. L’œuvre de Suarès est une tentative d’accomplissement de soi et de pèlerinage vers le Salut. Au fond, le lecteur ou le spectateur lui importe peu : certes, Suarès a souffert d’un isolement dû à son caractère altier autant qu’aux douleurs de sa vie, mais il partage aussi avec certains de ses contemporains une conception aristocratique de l’art qui lui fait espérer un « peuple » rédimé, dans un avenir lointain. Frédéric Gagneux situe bien la façon dont le public et le « peuple » sont considérés par Suarès et par les wagnériens, dans leur réflexion sur la portée révolutionnaire de l’art.
8Frédéric Gagneux dégage ainsi des lignes de cohérence fondamentales pour comprendre toute l’œuvre de Suarès et l’esprit de son époque. Il analyse la construction de la figure de l’artiste. C’est l’artiste – aux dépens de l’art pourrait-on penser – qui concentre l’énergie de Suarès, persuadé que tel est l’accomplissement de toute grande âme. Tristan et Parsifal retiennent pour toujours Suarès, plus que la Tétralogie. Sa vision de l’amour est très judicieusement rapprochée des analyses de Denis de Rougemont sur le mythe de Tristan. La vision du Christ par Suarès, toute médiatisée par le personnage de Parsifal, est très précisément expliquée. Un développement essentiel sur l’influence de Schopenhauer, à travers le filtre wagnérien, permet de comprendre les implications du vouloir-vivre et de la compassion chez Suarès.
9La redéfinition des notions d’art total et de drame par Suarès est développée avec rigueur, notamment la critique de l’ambition de Wagner, qui n’aurait pas réussi à refaire la tragédie grecque, ni à retrouver l’unité perdue. Les critiques de Suarès portent aussi sur des critères génériques : Wagner n’a pas produit d’œuvre dramatique, mais des poèmes épiques. Pour Suarès, Wagner demeure uniment un musicien, et ce n’est qu’en cela qu’il est poète. L’intégration de la musique dans la poésie reste à accomplir, et Suarès en a rêvé. En réfléchissant sur les conditions d’un art nouveau, il s’attaque aux sectateurs du wagnérisme qui vont à Bayreuth et font du compositeur une idole stérilisante. Globalement, c’est l’homme Wagner, capable d’une énergie sublime5, qui montre la voie aux artistes – et non le promoteur d’une théorie inapplicable. Selon Suarès, les écrits théoriques de Wagner ont d’ailleurs un rôle de justification, secondaire par rapport aux œuvres. Le premier Wagner de Suarès, celui de la toute fin du XIXe siècle, associe donc exercice d’admiration et réflexions hétérodoxes sur le compositeur. La fidélité de Suarès à Wagner demeurera jusqu’à la fin, surtout centrée sur la reconnaissance de l’art comme accomplissement sacrificiel.
10La richesse de la culture de Suarès et la complexité de ses premières œuvres rendent leur abord difficile. L’un des mérites de l’ouvrage de Frédéric Gagneux est de les exposer avec une grande maîtrise. Ce faisant, il suscite encore des interrogations, inévitables quand on entre dans l’univers de Suarès. Suarès fait jouer ensemble les pensées de ses grands hommes, pour en faire son miel, sa synthèse intime et mystique. Le lecteur peut donc être tenté de réfléchir à certains points de rencontres entre ces auteurs, touchant à l’art comme mode de connaissance. Ils seraient peut-être difficiles à trouver ailleurs : l’intuition chez Schopenhauer, Wagner…et Pascal, est en un exemple. Frédéric Gagneux fait rapidement référence à l’ordre du cœur6, si important pour le lecteur des Pensées que fut Suarès. On aimerait aussi en savoir davantage au sujet de l’influence platonicienne sur la conception suarésienne de l’artiste et du drame. Enfin, Frédéric Gagneux le souligne, le champ est largement ouvert aux travaux sur le style. L’étude du voyage chez Suarès est aussi suggérée par Frédéric Gagneux : son livre ouvre la route à de nouvelles explorations, non sans avoir fourni aux chercheurs nombre d’excellents repères.