Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Août-Septembre 2009 (volume 10, numéro 7)
Élisabeth Souny

Le déni : l’effacement du passé par la mémoire collective

Sous la direction de Pierre Bayard et Alain Brossat, Les Dénis de l’histoire. Europe et Extrême-Orient au XXe siècle, Paris : Éditions Laurence Teper, 2008, 400 p., EAN 9782916010304.

1Pierre Bayard et Alain Brossat proposent, en introduction de l’ouvrage, de déplacer l’attention habituellement portée aux productions de mémoires face aux violences extrêmes pour examiner au contraire l’effacement du passé par le rejet complet hors de la mémoire collective. Les deux auteurs dessinent ainsi un nouvel objet de recherche dans le champ des sciences humaines qu’ils appellent, non sans avoir conscience des limites et présupposés du terme, le déni. Le terme offre l’avantage de réunir, dans une perspective comparatiste inédite, dix-sept contributions consacrées à des aires temporelles et géographiques variées, avec une prédominance d’articles consacrés aux pays d’Europe de l’Ouest et de l’Extrême Orient. Ainsi se met en place, au fil de la lecture, un « système d’échos entre les événements »1 qui permet d’analyser les mécanismes d’un processus collectif.

2Le livre est né d’un colloque qui s’est tenu à l’Université Paris 8 et a permis de mettre en contact des spécialistes venus d’horizons géographiques et disciplinaires différents. Les contributions couvrent un champ de recherches étendu qui donne sa structure au livre. Les trois premières sections sont consacrées aux processus de refoulement relatifs à la Seconde Guerre mondiale et à la Shoah, aux violences des communismes, et des colonisations, tandis que les deux dernières sections étendent respectivement la recherche à des aires géographiques encore peu ou mal étudiées (Cambodge, Rwanda), ainsi qu’à l’utilisation conflictuelle des lieux de matérialisation de la mémoire collective.

3La partie consacrée à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah est la plus longue de toutes, elle réunit six articles qui traitent le sujet à différentes échelles. La section s’ouvre sur l’étude d’un cas particulier par Alain Brossat, une affaire juridique française relative à la responsabilité de la SNCF dans l’acheminement des Juifs vers les camps de la mort (affaire Lipietz, 2007). Le philosophe, spécialiste des formes politiques et des violences extrêmes, montre comment cette affaire rappelle le fonctionnement bureaucratique des phénomènes totalitaires et génocidaires propre à faciliter la dilution des responsabilités et donc le déni postérieur. Ce premier article donne un soubassement pour ainsi dire morphologique aux contributions suivantes qui ont toutes en commun d’interroger la « démocratie du consensus »2 actuelle. Deux articles, respectivement signés Ishida Yûgi et Chu Yuan-Horng, comparent les façons de « surmonter le passé » en Allemagne et au Japon. Tous deux mettent en relation modalités internes, nationales, de la Vergangenheitsbewältigung avec l’évolution du contexte politique international. Les deux auteurs parviennent à la même conclusion : la mémoire de la guerre est, en partie, une « construction idéologique au service d’intérêts politiques »3. Chu Yuan-Horng en vient à dénoncer le « théâtre du pardon » mis en place depuis 1945 qui tourne à l’abstraction et entraîne des dénis historiques. Le chercheur japonais signe donc un article courageux qui réfléchit, in fine, sur « la transformation du sens donné à la guerre »4 au nom d’une théorie de la « guerre juste » qui concerne notre actualité la plus brûlante. Un article fondamental, l’un des plus intéressants peut-être du recueil, est signé par l’ethnologue et psychanalyste Pierre-Yves Gaudard qui s’interroge sur la pertinence, à l’échelle collective, du mot déni, emprunté au vocabulaire de la psychanalyse freudienne. L’auteur propose de recourir plutôt à la notion, nourrie des avancées théoriques lacaniennes, de « logique discursive ». L’article offre donc l’intérêt de ne pas isoler artificiellement le processus d’effacement du passé d’un rapport quotidien au réel. Enfin, deux articles, centrés sur des zones géographiques précises, l’Autriche et le Japon, permettent de compléter la réflexion par le choix d’exemples originaux. La contribution d’Elissa Mailänder Koslov montre la construction collective du mythe fondateur de l’Autriche contemporaine grâce à un double processus de victimisation d’une part, et d’extériorisation du passé nazi d’autre part. Hishida Hidetaka reprend, quant à lui, l’exemple du processus mémoriel japonais en choisissant d’étudier un outil particulier de mémoire : la télévision. Le spécialiste des médias montre comment la surabondance d’images commémoratives finit paradoxalement par effacer les images au profit du « visuel », c’est-à-dire efface la fondamentale altérité de l’image et de l’expérience du réel.

4La deuxième section du recueil, intitulée « Communismes », est composée de trois articles qui présentent une commune sensibilité aux risques d’une mémoire trop esthétisante pour être désintéressée. Les deux premiers articles sont étroitement complémentaires puisqu’ils traitent du même exemple, le récit du Goulag, pour évaluer les pouvoirs de la représentation littéraire du passé. Dans son article relatif au récit rapporté par une brigade d’écrivains soviétiques d’un voyage sur le Belomorkanal, Annie Epelboin montre comment le primat de l’esthétique a permis de se dérober à la responsabilité éthique et à l’exigence critique. Cet appel à la vigilance est immédiatement relayé par l’article de Claude Mouchard qui, à travers une lecture de Claude Lefort lui-même lecteur de Soljénitsyne, rappelle le pouvoir d’investigation propre à la littérature : il permet de faire des pensées des événements à part entière, et rend ainsi possible l’intelligence d’une société. Le dernier article, signé Tu Xian Feng, déplace la réflexion dans une autre culture, celui de la Chine contemporaine. Il présente tout d’abord l’intérêt de prendre en compte les spécificités de la violence idéologique dans la Chine communiste. Il montre ensuite l’avers et le revers du processus mémoriel, « l’oubli dans la mémoire » et « la mémoire dans l’oubli », dénonçant, d’une part, l’utilisation du passé pour exalter le présent et, d’autre part, la tentation de consommer le passé comme un objet exotique. Les trois articles invitent donc à garder un écart vis-à-vis de certaines formes de mémoire et justifient la perspective comparatiste comme moyen de prendre ses distances avec la mémoire de sa propre culture.

5La troisième section, intitulée « Colonialismes », complète la réflexion engagée sur les pouvoirs de la littérature dans le processus mémoriel collectif. Les trois contributions qui la constituent sont consacrées à des aires géographiques bien différentes : le Japon en tant que puissance coloniale dans un premier temps, puis l’Algérie et le Viêt Nam en tant qu’ex-colonies dans un second temps. Le spécialiste du Japon, Arnaud Nanta, montre à partir de la querelle relative aux manuels d’enseignement de l’histoire japonaise comment histoire et mémoire peuvent s’opposer dans la mesure où cette seconde relève largement des intérêts présents, soit du contexte contemporain et non de celui d’hier. Les deux articles suivants élargissent la réflexion aux œuvres de fiction. Zineb Ali-Benali part d’une citation de L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar pour montrer comment la littérature a cherché à contourner, de façon médiate, le déni, soit « le barrage du silence » opposé par la société algérienne aux viols perpétrés durant la guerre. On notera que le texte de l’article résonne de témoignages parfois difficiles à lire tant y transparaissent l’atroce et l’insoutenable. Le dernier article s’articule, d’une certaine façon, avec le précédent puisque son auteur, Alain Guillemin, évoque, à propos du Viêt Nam, une « double occultation », soit non seulement la dissimulation propre à toute forme de violence, mais aussi le recouvrement de cette violence coloniale par une autre, omniprésente dans les débats récents : la violence coloniale en Algérie. L’article invite ainsi à réfléchir au phénomène de mémoire-écran. Surtout, le sociologue de la littérature appelle à compléter le travail de recherche archivistique par le recours à la littérature.

6L’avant-dernière partie étend le champ géographique des recherches menées à d’autres génocides peu ou mal étudiés. Dans une première contribution, Catherine Coquio prolonge la réflexion engagée dans la section antérieure sur les pouvoirs et les risques de la représentation littéraire du passé. Elle observe comment se porte la négation de l’événement dans la littérature à partir de deux œuvres puissamment esthétisantes, celles de Pierre Loti et de Peter Handke. Les deux derniers articles, « Le déni du génocide cambodgien » par Soko Phay-Valakis et «Un génocide, des génocides. Rwanda 1994, ou le déni par la multiplication » par David Collin, insistent tous deux sur l’importance des termes choisis pour désigner les événements antérieurs. Les deux chercheurs justifient le choix d’une appellation unique, celle de « génocide » et non de « guerre civile » pour évoquer les événements sous le régime khmer rouge, et celle de « génocide » au singulier  pour désigner le massacre de la communauté tutsie au Rwanda.

7La dernière partie rend compte, à partir de deux exemples précis, de l’utilisation conflictuelle des lieux de cristallisation de la mémoire collective. Takahashi Tetsuya nous rappelle l’histoire complexe d’un sanctuaire japonais dédié aux morts tombés du côté des armées gouvernementales et analyse la dimension du déni historique qui se rattache au débat sur son éventuelle renationalisation. De la même façon, en Corée du Sud, le cimetière national de Séoul constitue, comme le montre l’article de Kim Hang, à la fois un lieu de mémoire et d’oubli puisque, commémorant un massacre perpétré par l’armée en 1980, on ne sait s’il célèbre les soldats tués ou les insurgés massacrés. Ces deux lieux sont simultanément lieux de mémoire et d’oubli du passé, soit lieux de ce qui précisément « ne passe pas ».

8L’une des réussites majeures de l’ouvrage nous semble résider dans la mise en place effective d’un système d’échos entre les événements et les mécanismes du déni collectif sans jamais tomber dans la généralisation abusive, soit une perception abstraite de l’histoire qui oublierait les spécificités contextuelles et culturelles.