Barbey polémiste
1La réédition aux Belles-Lettres de l’œuvre critique de Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes, sous la direction de Pierre Glaudes et Catherine Mayaux, est l’occasion de revenir sur la réputation d’éreinteur, de polémiste qui va « à tort et à travers »1, de « grand exterminateur »2, de celui que l’on surnommait « le Connétable des Lettres ». Aussi, les articles réunis dans ce volume de Littératures sous le titre « Barbey polémiste » ont-ils pour objet de « cerner les caractères et les enjeux de la polémique » aurevillienne. Il s’agit, écrivent Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard dans leur introduction, « d’affiner l’image d’éreinteur à laquelle on identifie généralement Barbey, en dégageant à côté de la posture du pamphlétaire, celle d’un écrivain qui discute, argumente et s’interroge, selon une démarche constructive, sur un certain nombre de pratiques et de valeurs » (p. 6).
2La première partie de l’ouvrage est consacrée aux « cibles et adversaires » de Barbey et montre que le critique n’hésite pas à se confronter à des gloires établies, mais qu’il attaque aussi avec virulence le théâtre et la presse contemporaine.
3La deuxième partie, intitulée « Imaginaire, esthétique et rhétorique de la polémique », s’intéresse à l’écriture polémique de Barbey et à l’imaginaire qui l’alimente.
4Enfin, la troisième partie, « Écriture polémique et fiction », étudie les enjeux et la rhétorique de la polémique dans l’œuvre romanesque de Barbey, soulignant un jeu d’interférences entre œuvre critique et œuvre fictionnelle.
5Dans cette première partie est mise en valeur la notion de confrontation, de face-à-face entre le critique et ses adversaires. Les quatre premiers articles (Marie-Catherine Huet-Brichard, « La polémique et ses paradoxes : Barbey et Les Misérables » ; Francesco Spandri, « Barbey face à Tocqueville » ; Mathilde Bertrand, « Jules et George : les dessous d’une animosité » ; Helmut Meter, « Gloire littéraires mises à nu : Barbey critique de Goethe et d’E.T.A. Hoffmann, de Dante et de Leopardi ») montrent avec quelle jubilation Barbey attaquait et cherchait à renverser les gloires établies. On peut voir que le critique s’engageait avec ses adversaires dans une véritable lutte de pouvoir. Cependant, il ne s’agissait pas tant de renverser l’ennemi visé dans la critique que de détruire ce qu’il représentait, de remettre en question les idéaux qu’il incarnait et la société qui l’encensait.
6Marie-Catherine Huet-Brichard s’intéresse aux articles que le critique a consacrés aux Misérables de Victor Hugo et qu’il a réunis en plaquette en 1862. Le critique, pour qui les mots ont valeur d’actes, considère que le roman de Victor Hugo est dangereux. Il a en effet pour objet de « faire sauter toutes les institutions sociales » en utilisant les larmes et la pitié comme arme. Dès lors, c’est une véritable guerre qui s’engage entre les défenseurs des Misérables et leur opposant qui se trouve dans une situation paradoxale, puisque « tout en cultivant la violence, il adopte la posture du non-violent ». Il affiche en effet sa volonté d’objectivité critique et d’analyse méthodique, et n’affronte pas Victor Hugo sur des questions de politique ou de morale, mais centre le débat sur une question purement littéraire : « la question de la gloire vraie ». M.-C. Huet-Brichard analyse la méthode aurevillienne, qui vise à démontrer que le succès des Misérables n’est en aucun cas un succès littéraire. Mais, au-delà du dialogue qu’il instaure avec les admirateurs du roman, le polémiste s’adresse également à Victor Hugo, qui fut à ses yeux un génie admirable avant de déchoir. Aussi l’entreprise de désacralisation engagée par Barbey ne se fait-elle pas sans regrets, d’autant plus que l’on peut peut-être voir une identité de tempérament entre le critique et le romancier. C’est donc à une guerre fratricide que se serait livré le critique, guerre qui ne laisserait aucun survivant puisque le polémiste et son adversaire sont si intimement liés que l’un ne vit pas sans l’autre.
7C’est à des articles consacrés à un autre auteur à succès, Tocqueville, que Francesco Spandri s’est intéressé. Barbey n’a écrit que deux comptes-rendus sur l’historien, l’un sur L’Ancien Régime et la Révolution3 dans Le Pays du 29 juillet 1856, l’autre sur les Œuvres et Correspondance inédites4 dans Le Pays du 22 janvier 1861. Dans ces articles, Barbey prétend faire justice d’une gloire non méritée. Selon lui, la publication posthume de la correspondance de l’historien révèle un mauvais épistolier, dénué de toute originalité. De même, L’Ancien Régime et la Révolution est l’œuvre d’un mauvais historien. Fr. Spandri démontre que tout oppose Barbey et Tocqueville, à la fois sur le plan de la méthode et sur celui des idées. Mais, derrière la critique de l’historien et de son œuvre, les articles de Barbey dévoilent sa profonde aversion pour un XIXe siècle décadent, marqué de « scepticisme politique », dont Tocqueville serait l’emblème.
8L’intérêt de l’étude de Mathilde Bertrand est de centrer sa réflexion sur les motifs esthétiques de l’animosité de Barbey à l’égard de George Sand. Si la représentante des bas-bleus, produit d’une époque de « véritable hermaphrodisme social »5, suscite l’indignation du critique, Mathilde Bertrand souligne l’ambivalence des rapports que Barbey entretient avec son œuvre. En effet, celle qu’il accuse d’être dénuée de génie spontané et incapable de poésie vraie n’est pas sans avoir influencé le romancier, et les « qualités mâles que Barbey refuse à George Sand comme à tous les bas-bleus semblent pouvoir à l’occasion lui faire défaut à lui aussi. » (p. 47). M. Bertrand remarque alors que les attaques virulentes contre Sand et les bas-bleus pourraient révéler quelque chose du rapport complexe que le critique et romancier entretient avec le genre hybride du poème en prose, George Sand et Barbey ayant tous deux puisé leur inspiration dans la prose poétique de Maurice de Guérin.
9Helmut Meter s’intéresse aux articles que Barbey a consacrés à des auteurs étrangers de renom : Goethe, E.T.A. Hoffmann, Dante et Leopardi. Il constate que le critique prend plus de libertés avec la littérature étrangère, que le grand public ne connaît pas bien, qu’avec la française. Barbey la juge sévèrement car son influence sur la littérature française n’est pas sans danger : cette littérature est en effet considérée comme la manifestation esthétique d’un état historique bien éloigné de l’idéal de Barbey. H. Meter étudie la technique de Barbey et les voies qu’il choisit pour mettre en œuvre sa polémique. Après avoir montré que la critique de Barbey était une critique émotive, sans appui véritable sur les textes, et que sa stratégie polémique s’adaptait aux auteurs pris pour cibles et à leur renommée, il remarque que le regard de Barbey sur la littérature étrangère est particulièrement réducteur et qu’il nie la valeur positive qui aura été reconnue de tout temps aux auteurs en question. Cependant, souligne H. Meter, la polémique aurevillienne garde toute sa valeur en ce sens qu’elle « étale des convictions morales, esthétiques et sociales formulées sans restriction ni fausse pudeur » (p. 66) et est l’expression d’une opposition aux idées et aux convictions communément acceptées. La réflexion d’Helmut Meter aboutit à l’idée que le discours polémique tend à supplanter le discours littéraire à examiner et à s’imposer en tant que genre textuel à part, autonome, ayant sa fin en lui-même.
10Les deux derniers articles de cette partie s’intéressent à deux autres cibles de la polémique aurevillienne : le théâtre (Pascale Alexandre-Bergues, « Barbey d’Aurevilly et le théâtre : discours critique, discours polémique »), et la presse (Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « Grandeur et décadence de la presse au XIXe siècle selon Jules Barbey d’Aurevilly »).
11Pascale Alexandre-Bergues se propose d’étudier la parole polémique à l’œuvre dans les feuilletons dramatiques de Barbey. Elle nous donne un aperçu de cette pratique littéraire — qu’elle définit comme un « genre très libre qui prend le plus souvent la forme orale d’une conversation » (p. 73) — pour souligner la singularité de la chronique théâtrale aurevillienne, qui s’apparente à « un jeu de massacre » (p. 73). Après avoir montré en quoi le feuilleton dramatique de Barbey était le lieu d’un discours hautement polémique, P. Alexandre-Bergues s’intéresse aux cibles du critique : la polémique se situe bien sûr à un niveau artistique et esthétique (acteurs, directeurs de théâtres, dramaturges), mais elle est également dirigée, sur le plan moral, social et politique, contre son époque et ses contemporains. Si la critique dramatique de Barbey est particulièrement sévère, P. Alexandre-Bergues remarque qu’il ne s’agit pas d’une critique de combat aveugle : les jugements du polémiste en matière de théâtre sont souvent confirmés par les autres critiques. De plus, la polémique de Barbey contre le théâtre de son temps s’inscrit dans une crise du genre dramatique déplorée par d’autres à la même époque. Enfin, Barbey a su faire l’éloge de quelques pièces et mettre en valeur l’art de l’acteur, dont le talent seul peut, selon lui, assurer le triomphe d’une pièce.
12Marie-Françoise Melmoux-Montaubin s’intéresse au cas particulier de la presse qui est à la fois un medium et une cible de la polémique aurevillienne. Elle remarque que si Barbey attaque la presse, ce n’est pas parce qu’il la méprise pour elle-même, mais parce qu’il en a une grande estime et que ses contemporains ne sont pas à la hauteur de ce qu’il tend à considérer comme une forme littéraire à part entière. Il conçoit en effet la polémique journalistique comme une expression contemporaine de la comédie (mêlant gaieté et dénonciation morale), à une époque où la presse s’éloigne de plus en plus de la littérature et de ses exigences. Selon lui, la presse devrait relever de la littérature d’idées. La polémique, en tant que quête de vérité, participerait dès lors intrinsèquement de cette forme littéraire. Cet idéal justifierait la campagne menée par Barbey dans le Nain Jaune, en 1866 et 1867, contre une presse décadente marquée par le recul de la critique et le développement parallèle de la chronique, du « renseignement », du « reportage », avatars de la littérature réaliste. Ainsi, la polémique sur la presse serait une critique du « réalisme » qui, sous toutes ses formes, signe la mort de la littérature.
13Cette première partie, « Cibles et adversaires », donne du sens à la violence du polémiste. Il ressort de ces études que Barbey, nostalgique d’une époque révolue, attaché à des idéaux rejetés par la modernité, se lance dans une guerre plus défensive qu’offensive contre ses contemporains. C’est dans la confrontation que Barbey s’impose et formule les principes de sa vision du monde, de l’homme, de la littérature.
14La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse plus particulièrement à l’écriture polémique de Barbey. Le critique, pour qui les mots ont valeur d’actes, use d’une stratégie rhétorique complexe pour vaincre ses adversaires et convaincre ses lecteurs. Les articles réunis ici montrent que Barbey, guerrier solitaire et défenseur des causes perdues (Caroline Sidi, « L’imaginaire du combat dans la critique aurevillienne »), utilise des armes très diverses et adopte des postures surprenantes (Cécile Rumeau, « Polémique et fantaisie dans l’œuvre critique de Barbey d’Aurevilly » ; Frédérique Marro, « La bonhomie dans l’œuvre critique de Barbey d’Aurevilly »). La pratique citationnelle dans ses démonstrations (Catherine Mayaux, « Références et citations littéraires comme instruments polémiques dans l’œuvre critique de Barbey d’Aurevilly ») et les nombreuses métaphores animales qui émaillent ses textes critiques (Dominique Millet-Gérard, « Le bestiaire aurevillien ») sont autant d’armes de choix que Barbey manie en expert pour défendre ses idéaux et écraser ses adversaires. Cette partie met véritablement en valeur la richesse de l’écriture aurevillienne, - richesse propre à séduire le lecteur, à établir une connivence avec lui, sans jamais cesser d’imposer la voix du critique tout-puissant (Marie-Christine Natta, « Politesse et polémique : la conversation de Barbey d’Aurevilly »).
15Caroline Sidi étudie l’imaginaire du combat qui structure l’œuvre de Barbey d’Aurevilly. Cet imaginaire se déploie dans une géographie et un temps mythiques et s’incarne dans des figures obsédantes telles que les hommes politiques, les bras armés du pouvoir temporel et spirituel, les ministres actifs et influents, un certains nombres de femmes à poigne et certaines figures d’écrivains, d’artistes et de critiques qui se caractérisent par leur puissance et leur caractère belliqueux. C. Sidi examine l’éthos guerrier qui se construit dans l’œuvre critique et intime de Barbey avant d’analyser la mise en œuvre de cet imaginaire du combat dans la critique aurevillienne. Il en ressort que Barbey fait cavalier seul et s’engage dans une multiplicité de combats qui semblent voués à l’échec. Mais C. Sidi souligne que la victoire importait peu à Barbey et que « la véritable ligne de clivage, dans cet imaginaire-là, passe moins entre le camp de Dieu et le camp de la Révolution, qu’entre celui des lutteurs (mêmes vaincus) et celui des “lâcheurs” » (p. 117). Ainsi, c’est dans un « héroïsme de la défaite » que la critique aurevillienne trouverait « sa vocation et sa vérité » (p. 119).
16Cécile Rumeau s’intéresse à la place qu’occupe la fantaisie dans la polémique aurevillienne. Celle-ci est avant tout une cible du discours critique de Barbey qui voit en elle la caractéristique d’une époque dégradée où la presse pratique la « blague » et manque, par son absence de principes, à l’intégrité de l’exercice critique. Cependant, C. Rumeau remarque que la fantaisie est au cœur de l’écriture aurevillienne et devient même une arme pour le polémiste. Mais cette fantaisie s’oppose à celle de la « Bohème » : « là où ses “confrères” en critique prennent un ton grave pour soutenir des propos fantaisistes, Barbey emploie un ton léger pour aborder des notions graves » (p. 127). La fantaisie aurevillienne permettrait de bouleverser les certitudes du lecteur et du siècle et de pratiquer « une véritable conversion » (p. 134) en dénonçant les mensonges de la modernité. Elle relèverait d’une « démarche heuristique, seule apte à révéler le sens que la rationalité voile ». (p. 135).
17C’est à une autre caractéristique surprenante de la critique aurevillienne que s’intéresse Frédérique Marro en étudiant la bonhomie. Elle examine les différentes caractéristiques de cette esthétique protéiforme vers laquelle tend l’écriture du critique. Elle montre ainsi que la bonhomie prend le contre-pied de l’écriture pédante et se place du côté de la langue simple et naturelle qui est celle de la conversation, nouant un lien de complicité avec le lecteur. Cette écriture bonhomme qui prend la forme de la moquerie et se rapproche de la facétie se révèle être une arme de choix pour le polémiste : celui-ci affaiblit ses cibles et prend de la hauteur vis-à-vis de la « vulgarité contemporaine » (p. 149), évitant ainsi de tomber dans « les bassesses de la haine et de l’aigreur ».
18Marie-Christine Natta consacre son étude à la pratique mondaine de la conversation de Barbey. Dans un XIXe siècle où cette pratique tend à disparaître, Barbey d’Aurevilly a la réputation d’un brillant causeur, mais sa conversation n’est pas sans contradictions. C’est le XVIIIe siècle, qu’il déteste idéologiquement, qu’il prend pour modèle esthétique parce qu’il perpétue l’esprit et les bonnes manières du XVIIe siècle tout en leur associant « une nouvelle liberté de ton et de pensée » et en « laissant ainsi libre cours à la fantaisie et surtout à la passion dont se défiaient les classiques » (p. 156). M.-Chr. Natta souligne que la conversation a une fonction politique pour Barbey : il l’utilise comme un rempart contre « la vague envahissante de la démocratie » (p. 156). Cependant, s’il restitue, dans sa pratique mondaine, les principes essentiels des grands causeurs d’Ancien Régime (le rejet de l’érudition et de l’esprit de sérieux), il interprète de façon très personnelle, voire très subversive, les principes de la civilité d’autrefois. En cela Barbey, romantique et dandy, est bien un homme du XIXe siècle. Loin d’être le lieu d’un échange harmonieux, la conversation est envisagée comme un véritable combat où Barbey cherche à dominer son auditoire, n’hésitant pas, pour ce faire, à déroger aux règles classiques de la bienséance.
19Catherine Mayaux s’intéresse à l’usage polémique des références et citations littéraires dans l’œuvre critique de Barbey d’Aurevilly. Elle distingue deux grands types de citations : celles qui actualisent le texte d’une œuvre dont Barbey propose la critique et qui confortent son commentaire, et celles qui sont prises à un texte extérieur et sont convoquées à l’appui d’un argumentaire. Après avoir montré en quoi la pratique du premier type de citation était un exercice de manipulation du texte et du lecteur, C. Mayaux étudie plus longuement les citations et références issues de textes extérieurs. Il en ressort que celles-ci font force d’autorité et sont employées pour leur valeur politique, morale ou historique. Par le biais de la citation, Barbey établit « une connexion entre l’œuvre ou le personnage étudié et les œuvres convoquées qui s’immiscent dans le texte critique » (p. 169). De même, les références à des figures imaginaires du théâtre, du roman, de la fable ou de la farce permettent de composer, dans l’œuvre critique, toute une société virtuelle mimétique, selon Barbey, de celle de ses contemporains. Ainsi le critique constitue-t-il, par l’usage de la citation, une véritable « grille de lecture des hommes et de leurs écrits » (p. 177). Mais, souligne C. Mayaux, cette grille « n’a rien de figé » : elle est un moteur pour l’écriture du critique, une « source d’inventivité et de déploiement de l’imaginaire » (p. 175).
20Enfin, Dominique Millet-Gérard consacre sa réflexion au bestiaire aurevillien à partir d’exemples tirés de la série Philosophes et écrivains religieux6. Après avoir identifié les sources de Barbey (la Bible, l’Antiquité, Walter Scott, et surtout La Fontaine), D. Millet-Gérard étudie l’insertion de ces références animales dans la critique aurevillienne. Elle distingue deux procédés principaux : celui de l’amplification, en général sous forme de métaphore filée, et la formule épigrammatique. Elle articule enfin le bestiaire aurevillien à l’antique rhétorique des « trois styles » pour montrer qu’un trait rhétorique distingue très nettement Barbey de La Fontaine : Barbey ignore le registre moyen, et la gent animale obéit chez lui à une hiérarchie intentionnellement polémique : il mêle les animaux nobles aux animaux vils, le style noble au style bas, pour dénoncer la décadence d’un siècle qui, « ne croyant plus aux principes d’autorité et de hiérarchisation, n’est plus qu’une immense cacophonie dépourvue de sens » (p. 186).
21La troisième et dernière partie de l’ouvrage souligne la continuité existant entre l’œuvre critique et l’œuvre romanesque de Barbey en confrontant la polémique qui s’exprime dans les deux genres textuels. L’historien idéal qui se construit dans la critique aurevillienne se révèle très proche de l’auteur de romans historiques qu’était Barbey (Josette Soutet, « Du roman à la critique : l’exemple de l’histoire ») puisque c’est l’imagination qui préside à l’écriture historique autant qu’à l’écriture romanesque. Les nombreuses attaques du critique contre les descriptions réalistes qui reflètent un siècle matérialiste coupé de toute transcendance se retrouvent dans l’œuvre romanesque (Alice De Georges Métral, « Polémique des descriptions dans l’œuvre critique et romanesque »), et la revendication de cette transcendance devient elle-même une arme polémique contre la société contemporaine dans Un prêtre marié ( Lydie Parisse, « Le phénomène visionnaire dans Un prêtre marié : la perte de soi comme arme polémique »). La polémique aurevillienne, qui affirme, contre l’opinion commune, la présence du surnaturel, tente d’opérer une conversion sur ses destinataires, et trouve son modèle de prédilection dans la parabole (Pierre Glaudes, « Barbey et la parabole »). Enfin, le dernier article de l’ouvrage étudie la violence présente dans la critique et la fiction aurevilliennes et en explore les dessous dans une perspective psychanalytique, révélant ainsi les ambivalences de l’éreintement (Laurence Claude-Phalippou, « La polémique au divan : un parallèle entre la violence romanesque et l’éreintement critique »).
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23Josette Soutet s’intéresse au traitement de l’Histoire dans la critique et l’œuvre romanesque de Barbey. Les articles qu’il a consacrés à l’Histoire et aux historiens révèlent de nombreux points communs entre la conception aurevillienne de l’histoire et celle de l’un de ses principaux adversaires : Jules Michelet. Selon Barbey, l’historien idéal doit réunir l’impartialité du scientifique et la partialité du juge surnaturellement informé. Il doit avoir le « don de seconde vue », être un « faiseur d’images ». L’historien digne de ce nom tiendrait donc du sorcier, ce qui n’est pas sans rappeler Michelet, comme le souligne J. Soutet. De même, Barbey, comme Michelet, insistait sur la distinction entre l’histoire et le roman. Cependant, l’étude de ses articles critiques et de ses romans remet en question cette distinction. En effet, J. Soutet montre que la critique d’histoire et l’œuvre romanesque de Barbey s’informent mutuellement : si la fiction puise ses sources dans l’Histoire, les comptes-rendus critiques de Barbey sont nourris par son œuvre fictionnelle. Ainsi, comme chez Michelet, l’imagination primerait dans l’écriture du critique historique.
24Dans son article sur la « Polémique des descriptions dans l’écriture critique et romanesque », Alice De Georges Métral s’intéresse à la poétique aurevillienne des descriptions qui se dégage de la critique romanesque de Barbey. Il en ressort un point de désaccord majeur entre Barbey et les romanciers contemporains : il reproche en effet au Réalisme « l’ablation systématique de toute métaphysique au profit de la matière seule » (p. 205) alors que, selon lui, les paysages et les portraits ont pour vocation de « représenter le réel doublé de ses abîmes invisibles et inaccessibles à la compréhension » (p. 205-206). Pour Barbey, la physiologie doit « éclairer la profondeur » des personnages sans se limiter à la pathologie. Les signes physiologiques sont l’irruption à la surface du corps d’une blessure de l’âme ou du siècle. Enfin, le décor, qui accueille les personnages et les met en relief, est « une projection à la surface de leur profondeur » (p. 208). Après avoir défini la poétique aurevillienne des descriptions, A. De Georges Métral analyse le premier chapitre d’Une histoire sans nom. Elle démontre que la description, qui déroge ici aux principes de la poétique aurevillienne, est lourde de sens : elle est le lieu de la dénonciation d’une « époque où la foi s’effondre » (p. 213) et où « les signes, désolidarisés du socle théologique qui leur assurait seul leur signification, ne fonctionnent plus ». Ainsi, les descriptions romanesques aurevilliennes auraient pour cible l’idéologie matérialiste du siècle contemporain.
25C’est à travers l’étude d’Un prêtre marié que Lydie Parisse se propose de montrer comment Barbey se sert de la fiction comme arme polémique. Elle étudie la figure de la femme visionnaire, qui est au centre de mises en scènes spectaculaires où le narrateur s’intéresse avant tout au regard porté par l’extérieur sur des comportements extrêmes propres à choquer le bourgeois. Elle montre comment la mystique devient un objet d’étude où sont confrontés, dans les épisodes de conversations, les approches théologique et médicale du XIXe siècle à propos des états extraordinaires. Dans ce roman qui a pour vocation essentielle d’inquiéter, la perte de soi se révèle une arme polémique dirigée contre le modèle bourgeois.
26Pierre Glaudes consacre son étude à la relation entre les textes aurevilliens — plus particulièrement les nouvelles des Diaboliques — et la parabole. Il explique que les récits aurevilliens, qui témoignent d’un goût prononcé pour la controverse, s’inscrivent dans la tradition évangélique des scandales nécessaires. Ils « tentent de tracer une voie d’accès au divin, en révélant la présence au cœur du réel d’une puissance obscure passant les limites de l’humain » (p. 234). Il s’agit donc de faire naître l’inquiétude du surnaturel pour provoquer une conversion. Selon P. Glaudes, l’œuvre de Barbey relève de l’« apologétique laïque » qui se développe dans le champ littéraire aux lendemains de la Révolution. Les apologistes laïcs, affranchis de tout contrôle dogmatique exercé par le clergé, « rénovent l’expression du sentiment religieux, car ils osent employer un langage modernisé » (p. 235), et exploitent toutes les ressources du récit exemplaire, qui « affirme nettement sa vocation au sens et prétend donner à penser en mariant la fiction à l’idée » (p. 235). Après avoir montré que Barbey se situait dans la lignée de Chateaubriand, Vigny et Balzac, P. Glaudes étudie les liens de parenté qui existent entre les nouvelles aurevilliennes et le récit de combat qu’est la parabole. Il en ressort de nombreuses similitudes du point de vue de l’économie narrative, des dispositifs herméneutiques mis en place et de l’effet pragmatique recherché. P. Glaudes remarque cependant que Barbey prend des risques en renouvelant le genre néo-testamentaire pour « briser les idoles de la modernité satisfaite » (p. 252). Ses nouvelles sont en effet fort peu évangéliques puisque Dieu n’y est présent qu’en creux et que c’est le mal « dont les nouvelles aurevilliennes font entrevoir aux lecteurs […] la profondeur surnaturelle, qui doit conduire ceux-ci à présupposer un principe transcendant opposé » (p. 252). Toutefois, ces nouvelles restent fidèles à l’esprit de la parabole en ce sens qu’elles imposent aux lecteurs de « choisir entre deux mondes », et d’accepter de « perdre leurs repères pour laisser surgir en eux de nouveaux possibles » (p. 253).
27L’ouvrage se clôt sur l’article de Laurence Claude-Phalippou : « La polémique au divan : un parallèle entre la violence romanesque et l’éreintement critique ». Laurence Claude-Phalippou se propose d’étudier sous l’angle psychanalytique l’agressivité particulièrement présente dans Un prêtre marié et les articles critiques de Barbey d’Aurevilly, afin d’en dévoiler les enjeux. Selon elle, la violence, qui s’exprime de manières similaires dans les deux genres de textes, est un moyen de prendre possession de ce contre quoi porte l’attaque. C’est dans son imaginaire que Barbey puise son agressivité, de sorte que les personnes éreintées dans ses articles tendent à devenir, sous la plume d’un auteur qui impose sa présence, des personnages au même titre que dans la fiction. Ce constat amène L. Claude-Phalippou à étudier ce que Barbey projette dans ce qui fait l’objet de sa violence. Elle s’appuie alors sur les textes psychanalytiques pour montrer que l’objet de sa haine est un « miroir de tout ce qui se trouve, intérieurement, censuré » (p. 261). Dès lors, l’exercice de la violence permettrait au sujet de jouir, sous couvert d’hostilité, de ce qu’il vit comme interdit. De même, la violence de l’écriture permettrait à Barbey de « donner libre cours au plaisir fantasmatique de l’agression » (p. 264). Enfin, L. Claude-Phalippou souligne l’importance de la présence d’un tiers dans les scènes les plus haineuses comme dans les pages les plus virulentes. Elle montre que Barbey s’attache à donner à la violence le statut de spectacle où le spectateur — qu’il s’agisse d’un témoin dans la fiction, ou du lecteur dans la critique — devient un complice, lui permettant ainsi de jouir impunément des plaisirs de l’agression.
28Les différents articles réunis ici ont le mérite de montrer, comme l’écrivent Pierre Glaudes et Marie-Catherine Huet-Brichard dans leur introduction, que « la polémique n’existe pas pour elle-même » et que « l’éreintement ne se justifie pas dans la seule jouissance de l’exécution » (p. 9). Elle est le mode d’expression privilégié — peut-être le seul possible — d’un homme en marge de son époque qui voit ses idéaux bafoués et se trouve contraint de partir en guerre pour défendre « la cohérence d’un univers fondé sur le lien entre l’ici-bas et l’au-delà » (p. 9). Ces études soulignent la richesse de la rhétorique du polémiste et montrent que l’œuvre critique de Barbey n’a rien à envier à son œuvre romanesque : elles sont liées l’une à l’autre dans un même combat contre la modernité.