Nodier, l’insaisissable
1Quiconque s’intéresse à la première moitié du xixe siècle ne peut qu’être frappé de la disproportion entre l’importance que Nodier a eue dans la littérature de son temps, par ses textes, ses prises de position, son rôle dans la sociabilité littéraire, et le rôle mineur, accessoire, que lui réserve notre représentation contemporaine du xixe siècle romantique. Préfacier de Byron, traducteur de Maturin, théoricien du fantastique, maître de Hugo, Dumas et Nerval, inventeur du « genre frénétique », auteur de Jean Sbogar, Smarra et l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Nodier a été progressivement réduit à n’être plus que l’hôte du salon de l’Arsenal, un « charmant touche à tout », un polygraphe fantaisiste et aimable, digne seulement d’occuper dans les histoires littéraires un bref encadré à la fin d’un chapitre sur les débuts du romantisme. On ne peut donc que se réjouir avec Jacques-Rémi Dahan de la « progressive renaissance » des études sur Nodier, qui se manifeste notamment par la parution aux PUPS de ce Visages de Charles Nodier, « portrait éclaté » de cet écrivain et critique que sa complexité rend aussi difficile à appréhender que passionnant à étudier.
2Visages de Charles Nodier regroupe quatorze études de J.-R. Dahan, rédigées entre 1981 et 2003, organisées en quatre sections : histoire du livre et de la bibliographie ; l’aventure illyrienne ; cercles et cénacles ; prises de position philosophiques et littéraires.
3Nodier est l’un de ces auteurs dont la méconnaissance exige d’abord de la part du critique moins un travail d’interprétation que des recherches bio-bibliographiques. C’est pourquoi, et bien qu’on trouve dans le volume des analyses profondes de la pensée de Nodier, la majeure partie des articles consiste en des démonstrations rigoureuses qui permettent d’établir une base de connaissances solides à partir desquelles on puisse mieux lire Nodier, et mieux le comprendre. Le travail de recherche s’apparente ici à une enquête, précise et minutieuse, tendue vers l’exhumation de sources permettant d’infirmer ou de confirmer les connaissances : les nombreux documents —lettres et articles pour la plupart— retrouvés par J.-R. Dahan, sur lesquels s’appuient les démonstrations, sont reproduits dans le volume. Nous nous proposons donc de résumer ici quelques-unes des conclusions de cet ouvrage de référence de la recherche nodiériste.
4Les travaux de Jacques-Rémi Dahan permettent d’abord de rectifier quelques erreurs : J.-R. Dahan établit ainsi que Nodier n’a pu jouer aucun rôle dans la publication en 1841, dans La Presse, des textes du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, plagié par Courchamps, malgré les accusations de Paul Lacroix ; il montre que la lettre signée « Ch. N. » et insérée dans Le Provincial de Dijon, le 6 mai 1828, est un faux rédigé par le fondateur du journal, Théophile Foisset ; et il « tord définitivement le cou à [l’] absurde légende », lancée par Paul Lacroix en 1864-1865, selon laquelle Nodier aurait commencé sa carrière de critique par des articles dans La Décade philosophique, en 1803-1804. Aux démentis succèdent les découvertes : Dahan met ainsi au jour la participation de Nodier au Journal des mécontens, « une petite feuille monarchiste, fort satirique et plutôt spirituelle » ; il établit les circonstances exactes de la rencontre avec Jasmin, le perruquier poète d’Agen écrivant en patois, avant de montrer comment cette rencontre donne à Nodier l’occasion idéale d’exprimer la défense du patois et du populaire qui correspondait au mouvement profond de sa pensée ; il commente quatre lettres adressées par Nodier à Van Praet, qui confirment que l’écrivain eut pour projet une Histoire de la littérature slave ; il montre que, malgré les déclarations de Nodier selon lesquelles l’intrigue de Jean Sbogar ne serait qu’un simple décalque de la réalité, le fait divers et le procès à l’issue duquel fut condamné un Sbogar n’ont rien fourni d’autre au romancier… que le nom de son héros. Plusieurs articles présentent en outre les informations nouvelles obtenues sur ceux qui, à des titres divers, ont joué un rôle notable dans la vie de Nodier : l’éditeur Nicolas Delangle, auquel Nodier s’associa pour éditer la collection des Petits Classiques françois et qui publia plusieurs de ses ouvrages, dont l’Histoire du roi de Bohême ; les membres du groupe des Méditateurs ; les personnes rencontrées lors du séjour illyrien (1813-1814), susceptibles de constituer les sources locales des références à l’Illyrie qui parsèment les textes de Nodier ; les divers professeurs du jeune Nodier, dont la connaissance des méthodes d’enseignement est un préalable nécessaire à l’analyse de ses théories sur l’éducation. Jacques-Rémi Dahan aborde encore la question de l’influence du pythagorisme sur le jeune Nodier, à travers l’analyse des Apothéoses et imprécations de Pythagore, recueil d’aphorismes jamais réédité depuis 1808, et il fait la lumière sur l’affaire Sacquet où Nodier, en prenant la défense, dans Le Drapeau blanc, d’une femme accusée d’avoir empoisonné son mari, menait une campagne contre la peine de mort.
5Nodier bibliophile, défenseur du patois, héraut de la lutte contre la peine de mort, amateur de littérature slave : la forme du recueil permet bien de dessiner ce « portrait éclaté » qui seul peut refléter fidèlement la diversité des activités et des centres d’intérêt de l’écrivain. La complexité de Nodier est encore accrue par sa forme de pensée, subtile et familière des paradoxes, comme on peut en juger, par exemple, d’après ses idées sur l’imprimerie, qu’expose J.-R. Dahan dans « Nodier et la mort du livre ».
6Malgré ce que pourrait laisser croire sa bibliophilie, Nodier, prenant le contrepied des Lumières, dénonce avec une grande virulence la catastrophe que constitue pour lui l’invention de l’imprimerie. Ce réquisitoire s’appuie d’abord sur l’évolution de la production littéraire, qui connaît un fort accroissement sous la Restauration : devant la génération de ces masses de livres, Nodier prône la bibliographie choisie, qui remplace l’ambition d’exhaustivité par le critère de l’excellence, et oppose la figure du bibliophile, homme de goût et d’esprit qui compose avec attention sa bibliothèque, à celle du bibliomane, que le rêve d’une bibliothèque complète condamne à mourir étouffé par le livre. Plus profondément, Nodier condamne l’imprimerie parce qu’il condamne l’écriture, dont l’invention aurait précipité la fin de l’âge d’or de la civilisation. Le livre devient un « signe de décadence » ; le savoir dont il permet la diffusion est cette fausse science qui fait des hommes « des malheureux et des sots ». C’est cette haine du livre qui explique que l’auteur, à partir de 1830, prenne « la ferme résolution de ne composer d’ici à [s]a mort, […] que des contes de fées », c’est-à-dire un genre relevant de la littérature populaire, orale et traditionnelle, représentative de cet âge primitif tant regretté par Nodier, et dont il pensera trouver la réalisation dans l’Illyrie.
7Il est pour le moins ironique de voir s’insurger contre le livre ce polygraphe dont on attend avec impatiente l’édition, actuellement en chantier, des Œuvres littéraires complètes : nul doute, cependant, que les œuvres de Nodier ne trouvent leur place dans la bibliothèque du bibliophile.