Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Août-Septembre 2009 (volume 10, numéro 7)
Émilie Pezard

L’image au croisement de la littérature et de la médecine

Cahiers de littérature française, n° 6, « Image et pathologie », sous la direction de Paolo Tortonese, Sestante Edizioni / Bergamo University Press / L’Harmattan, janvier 2008.

1L’étude de la littérature du xixe siècle ne peut guère faire l’économie d’une prise en compte du discours médical : ce siècle qui voit l’essor de la psychiatrie est aussi le siècle romantique, où la création est placée, non plus sous l’égide du respect de règles fondées sur un goût universellement partagé, mais sous le signe d’un génie individuel qui, pour cultiver l’audace et l’originalité, se situe souvent aux confins de la folie.

2Le numéro 6 des Cahiers de littérature française, dirigé par Paolo Tortonese, s’intéresse plus précisément à la notion de l’image, qui permet par sa complexité une grande diversité d’approches. Sont ainsi étudiés dans ce numéro aussi bien le rapport des écrivains à l’image pathologique —l’hallucination— que l’image des écrivains véhiculée dans les discours scientifiques.

3Le volume s’ouvre sur un article dense et exigeant de Jean-Louis Cabanès, « Psychologie, histoire, esthétique : les hallucinations à l’entrecroisement des discours », qui confronte les conceptions de l’hallucination élaborées par les aliénistes, les historiens et les écrivains, d’Esquirol à Taine. Jean-Louis Cabanès rapporte les débats qui ont eu cours au xixe siècle sur la nature de l’hallucination, dont l’un des points clefs est la possibilité d’une hallucination non pathologique : de cette possibilité ou de son refus dépend en effet un jugement de valeur dans le domaine religieux et sur la question de la création artistique.

4Cabanès, après avoir rappelé la définition que donne Esquirol de l’hallucination —une perception sans objet—, rapporte les deux conceptions opposées du phénomène en vigueur dans le discours aliéniste : à Lélut, qui voit dans l’hallucination un phénomène toujours pathologique, s’oppose Brierre de Boismont, qui distingue l’hallucination pathologique de l’hallucination physiologique, phénomène compatible avec la santé, où l’image créée par l’esprit signale l’achèvement d’une pensée, « le résultat du dernier période de l’attention ». La question du caractère nécessairement pathologique de l’hallucination a une portée idéologique : le pathologique devient un argument dans un discours anti-clérical proposant une vision réductionniste des visions religieuses. À l’inverse, Louis Peisse récuse cette interprétation et présente l’hallucination comme un « cas exceptionnel de l’activité cérébro-psychique ». Brierre de Boismont prolonge cette pensée en affirmant que toute pensée intense se nourrit d’images, et en assimilant dans cette perspective les visions du saint et celles de l’artiste. On retrouve dans ces conceptions l’image hugolienne du poète comme mage, et on ne s’étonne donc guère de trouver chez Hugo1 et Baudelaire2 des piques sarcastiques contre Lélut.

5Jean-Louis Cabanès explore ensuite plus profondément le rapport entre hallucination et critique de la religion en comparant les discours des aliénistes et celui de Michelet sur Jeanne d’Arc. L’opposition, déjà analysée, entre deux conceptions de l’hallucination, apparaît de nouveau : pour Calmeil, Jeanne d’Arc représente un « cas pathologique » ; au contraire, pour ce représentant de l’aliénisme romantique qu’est Brierre, l’hallucination est « l’écho de l’âme », le signe d’une puissance mentale reliée à une force supérieure : reprenant une formule de Carlyle, Brierre considère ainsi que Jeanne d’Arc est l’un « des messagers du mystérieux infini ». La position de Michelet ne se réduit, quant à elle, à aucune de ces deux pensées. Nourri des souvenirs de la Scienza nuova, de Vico, qu’il avait traduite en 1827, Michelet considère pour sa part que les hallucinations de Jeanne d’Arc relèvent de la poésie, comprise comme matérialisation des « universaux fantastiques » créés par l’imagination, qui remplacent les concepts pour l’humanité primitive : « la poésie de Jeanne d’Arc […] se nourrit aux deux sources du légendaire populaire : les vies des saints, les contes de fées, et c’est dans ce légendaire que la Pucelle puise ses convictions, la possibilité […] de leur donner forme sensible, mais aussi de les actualiser grâce à son bon sens, dans une sorte de coopération du mythique et du rationnel. »

6La dernière partie de l’article étudie l’entrecroisement des discours médical et littéraire sur la question de la création artistique. L’hallucination, qui occupe une place centrale dans le processus créateur, est à la fois le produit de la mémoire, la « revivification de sensations oubliées », et celui de l’imagination, qui crée à partir du Beau idéal. Il n’y a pas de divergences entre le discours des aliénistes et celui des artistes, qui se rejoignent à la fois sur la place privilégiée accordée à l’image vue par « l’œil de l’esprit » (Gautier) et sur la difficulté à déterminer les rôles respectifs de la mémoire et de l’imagination. Jean-Louis Cabanès rappelle enfin les éléments du débat entre Taine et Flaubert, qui conduit ce dernier à développer une distinction entre l’hallucination pathologique —une douloureuse « maladie de la mémoire », qui fournit le modèle des hallucinations de saint Antoine— et l’hallucination artistique —une hallucination volontaire, heureuse, qui substitue au monde extérieur un réel imaginé.

7Le deuxième article du volume approfondit l’analyse du lien entre l’esthétique flaubertienne et l’hallucination. Sandra Janssen, dans son article « Hallucinations factices : psycho(patho)logie de l’imagination et procédés littéraires dans La Tentation de saint Antoine », vise à montrer que ce livre est le produit de la volonté de Flaubert de maîtriser les hallucinations pathologiques dont il était victime et de leur donner une valeur esthétique. La distinction entre hallucination artistique et hallucination pathologique s’estompe, puisque la première vise à recréer la seconde, afin de la maîtriser et lui donner une valeur artistique. Il s’agit donc de transformer en expérience volontaire ce qui n’était que folie involontaire.

8S’appuyant sur une connaissance précise des discours médicaux, Sandra Janssen étudie comment le texte de Flaubert met en œuvre les relations étroites qui unissent le rêve, l’illusion, l’hallucination et la mémoire, et elle montre que les procédés littéraires choisis par l’écrivain —comparaison, didascalie, modalités de l’enchaînement des tableaux— correspondent à la mise en œuvre d’une idée d’origine médicale. C’est à partir des conceptions psychologiques du xixe siècle qu’elle aborde le « problème de la structure du sujet », en montrant que l’aliénation subie par Antoine ne fait pas de lui un sujet « vide, décentré », comme le soutient Gisèle Séginger, mais un « sujet résistant » confronté à l’extériorisation d’une partie de lui-même.

9L’hallucination a sa figure mythique : celle de Pygmalion, dont Anne Feisler-Szmulewicz propose une histoire des représentations synthétique et éclairante dans son article « Le pygmalionisme comme pathologie ». La première version littéraire du mythe, dans Les Métamorphoses, était dénuée de toute dimension pathologique, la confusion dont Pygmalion fait preuve entre la vie et l’imagination étant justifiée par l’extraordinaire beauté de la statue. La folie de Pygmalion, dans les versions suivantes (commentaires des Pères de l’Église Clément d’Alexandrie et Arnobe, Le Roman de la rose de Jean de Meung, Pygmalion de Rousseau), apparaît plus nettement, mais elle est toujours résolue par l’intervention de Vénus qui, animant réellement la statue, met fin à l’hallucination. C’est donc au xixe siècle que la passion de Pygmalion prend un caractère pathologique, lié à la disparition de Vénus. Anne Geisler-Szmulewicz distingue « deux types de folie qui correspondent historiquement à peu près au romantisme et au post-romantisme. » Les représentations romantiques de Pygmalion, qu’elles fassent du héros un véritable créateur (Hoffmann, Balzac, Lefèvre-Deumier), ou un créateur sans œuvre (Latouche, Gautier, Ernest Legouvé), présentent la folie du personnage comme une « passion de l’impossible » qui caractérise les grands artistes. Malade du désir d’unir l’art et la vie, de rendre l’idéal réel, le « Pygmalion romantique » est l’objet d’une valorisation, qui disparaît dans les réécritures du second xixe siècle. Le « Pygmalion décadent », qui a pris acte du divorce entre l’art et la vie, entre l’idéal et le réel, doit choisir entre ces deux camps, en se livrant à un « fétichisme de la poupée » (Huysmans, Jules Ricard, Jean-Louis Renaud) ou à l’onanisme cérébral (Péladan, Gourmont, Lorrain, Rachilde). Que le mythe fasse l’objet d’une parodie ou d’une réécriture triviale, « la rupture entre l’art et la vie est consommée ». Anne Geisler-Szmulewicz conclut en notant que « le mal de Pygmalion sert le plus souvent à dire autre chose que ce qui est directement raconté » : son article rend sensible l’évolution des rapports entre l’idéal et le réel, du romantisme à la décadence, mais il montre aussi que ces postures distinctes trouvent leur origine dans la même valeur, celle de l’idéal.

10Déplaçant l’analyse de l’image du niveau individuel de l’hallucination au niveau collectif des représentations, l’article de Martine Lavaud (« Le créateur et le médecin : psychopathologie de l’homme de lettres au xixe siècle ») s’attache à confronter la représentation pathologique de l’homme de lettres dans la littérature et dans le discours médical. Dans les œuvres « décadentes », telles qu’À rebours, Monsieur de Phocas ou Les Hors-nature, les goûts artistiques du héros vont de pair avec son caractère maladif et efféminé. Cette valeur féminine attribuée à la littérature condamne le héros à la stérilité artistique, la création relevant du champ de compétences masculin. Parallèlement à ce « fantasme du poète émasculé », se développe la figure du médecin viril, sadique, incarnation d’un pouvoir absolu et inquiétant, notamment dans Les Morticoles de Daudet. Ces deux représentations fantasmatiques sont liées : dès le moment où le poète, à l’époque romantique, choisit la gratuité de l’art contre l’utilité, il se sent nécessairement exclu d’une société où règne l’utilitarisme positiviste, et la littérature exprime alors « cette hantise du sacrifice de la transcendance poétique au profit des explications physiologiques réduisant la création esthétique à une pathologie. » Dans un second temps, Martine Lavaud se livre à une étude fine, et non dénuée d’humour, des discours médicaux rendant compte de la création littéraire, afin d’établir dans quelle mesure « ces phobies littéraires sont le miroir d’une réalité du discours médical ou leur amplification fantasmatique ». Il ressort de cette étude que les discours médicaux, qu’ils s’élaborent sur fond de valorisation ou de dévalorisation du génie littéraire, font montre d’un matérialisme qui réduit l’inspiration à un phénomène physiologique et psychique. C’est ce matérialisme, davantage que la féminisation de la littérature, implicite dans le discours médical, qui peut expliquer l’opposition tranchée véhiculée par la littérature entre le poète et le savant : tandis que les cerveaux des grands écrivains sont disséqués par les acteurs d’une République cherchant à établir les « formes laïques de la sacralité », cette représentation viserait à rappeler l’irréductibilité du génie littéraire à une explication purement matérialiste.

11Le texte stimulant de Martine Lavaud est suivi par un article de Bertrand Marquer qui examine les rapports entre art et médecine à travers la figure de Charcot (« Charcot et Rubens : l’art de la clinique »). Le lien entre science et art ne fait plus l’objet d’un conflit pour Charcot qui, dans Les Démoniaques de l’art (1887), puis Les Difformes dans l’art (1889), utilise la peinture, et notamment celle de Rubens, pour fournir une description anatomique de l’hystérie. La vérité de la représentation est un critère à la fois médical et artistique, qui permet de rendre compte du chef-d’œuvre et de l’utiliser pour un tableau clinique ; et le peintre comme le médecin cherchent à dégager le type dans la foule des sujets. En établissant un tel lien, Charcot met ainsi également au profit de son entreprise médicale les valeurs symboliques de l’œuvre d’art (« éternité, complétude et autoréférentialité »). Bertrand Marquer s’intéresse ensuite à l’iconographie photographique de la Salpêtrière, ensemble de clichés destinés à conserver une trace des patients hystériques observés à l’hôpital. La photographie, loin de s’opposer à la peinture, apparaît comme son prolongement : « reproduction incarnée d’une iconographie d’origine picturale », elle permet de « transformer le Protée hystérique en prototype d’un tableau clinique ».

12C’est également au sens de représentation sociale et culturelle que l’image est comprise dans l’article de Dominique Pety sur « La folie du collectionneur ». C’est au xixe siècle que le « collectionneur » remplace « l’amateur » et le « curieux » des siècles précédents. Ces « individus aux revenus modestes qui vont s’intéresser prioritairement à des types d’objets dédaignés, dépréciés, ou noyés dans la masse des dégradations consécutives à la Révolution » sont considérés comme des maniaques par les médecins aliénistes, et représentés comme tels dans la littérature (Balzac, Champfleury), souvent de façon auto-parodique. Moqué comme « type cocasse, socialement et littérairement codifié », le collectionneur est aussi condamné en ce qu’il incarne un dérèglement intellectuel et psychologique. La structure discontinue de la collection l’empêche de se constituer en savoir, comme le montre l’échec de Bouvard et Pécuchet ; et le xixe siècle, héritier de la pensée rationaliste de l’âge classique, condamne dans la pratique du collectionneur la préférence accordée au particulier au détriment du général, de même que son enlisement dans la matérialité de l’objet. Dominique Pety note cependant un renversement : « l’idéalisme, à l’âge de la consommation, va se réfugier dans un usage atypique de l’objet, érigé en absolu, par le fait même qu’il est défonctionnalisé et sorti du circuit de l’usage, détaché des valeurs initialement  attachées à sa production, à sa commercialisation, à son utilisation ». La collection est tout aussi condamnable sur le plan psychologique : c’est une « version moderne du divertissement pascalien », soulageant l’inquiétude de l’homme vivant dans une grande ville impersonnelle, mais accentuant en retour l’isolement social, puisque le rapport aux objets se substitue aux relations humaines, et notamment à la relation amoureuse. Cependant, l’essor de la pratique de la collection va conduire à sa normalisation au cours du second xixe siècle. Objet de répertoire, de guides et de manuels, fonds où iront puiser les musées, la collection acquiert une dimension de sociabilité et, de là, une légitimité comme savoir. Cette valorisation intellectuelle s’accompagne d’une valorisation psychologique : l’objet devient ce que Baudrillard décrira, en parlant de notre époque, comme « la mythologie quotidienne qui absorbe l’angoisse du temps et de la mort ».

13Paolo Tortonese conclut le volume avec un article intitulé « Drogue, morale et morphologie : questions autour de Gautier et de Baudelaire ». Après un bref préambule où il souligne les difficultés méthodologiques soulevées par l’étude de la drogue dans la littérature, Paolo Tortonese se concentre sur l’étude de quatre textes : Le Hachich et Le Club des Hachichins de Gautier, et, de Baudelaire, Du vin et du hachisch et Le Poème du hachisch. Dans tous ces textes, le hachisch apparaît comme doté d’une caractéristique qui permet la narration de son expérience : ses effets s’organisent en trois phases distinctes, entre lesquelles le sujet retrouve sa lucidité, et donc, selon Moreau de Tours, « le pouvoir d’étudier sur lui-même les désordres moraux qui caractérisent la folie ». Paolo Tortonese propose ensuite un classement des effets du hachisch en trois grandes catégories —la déformation, la transposition, la fusion—, qui ont pour trait commun d’engager l’image « dans une mobilité à la fois heureuse et dangereuse ». Les observations de Gautier et Baudelaire sont globalement identiques à celles qu’on trouve dans le discours des aliénistes tels que Brierre, Moreau de Tours ou Henri Hey : l’intérêt de leur étude réside donc dans leur mise en relation avec l’univers mental et poétique des deux écrivains, ce qui donne lieu à deux analyses pénétrantes de Paolo Tortonese.

14La conception de l’image chez Gautier repose ainsi sur un « mythe néo-platonicien », où les images, nées dans un « outre-monde esthétique », ne s’incarnent que pour retourner ensuite à l’état virtuel ; à cette « dynamique de l’incarnation et de la dissolution » s’opposent les images engendrées par le hachisch qui, sans jamais cesser d’être sensorielles, s’entremêlent et se confondent, dans un rapport horizontal régi par la loi de l’analogie. Ce règne de l’illusion peut cependant tourner au cauchemar, quand toutes les distinctions s’abolissent : « ainsi, le jeu poétique qui consiste à tisser les rapports entre éléments d’un monde de diversité et d’harmonie se renverse en une affreuse expérience de l’identité et de la discordance. »

15Baudelaire, contrairement à Gautier, aborde la drogue dans une perspective morale, prise dans son acception axiologique. Face à la tendance scientifique qui explique les miracles par le réductionnisme à la physiologie, Baudelaire affirme le caractère inexplicable du miracle, dont on ne peut rendre compte que « par une espèce de grâce spéciale et satanique » : « comme si, commente P. Tortonese, dans un monde désormais sans miracles, la démonstration de la réalité de Dieu ne pouvait plus passer que par l’obstination du diable à se manifester ». Baudelaire opère deux distinctions analogues, entre l’« hallucination pure » et l’illusion (la « méprise des sens »), d’une part, les rêves « pleins de [l]a vie ordinaire » et « le rêve absurde, imprévu, […] hiéroglyphique », d’autre part : la valeur supérieure est accordée au second terme de chaque paire, qui désigne un événement « sans rapport avec l’expérience, et pour cela inexplicable sans recours au surnaturel ». Or l’expérience de la drogue s’apparente dans chacune des deux distinctions à l’autre terme, à cette modification imaginaire d’un monde sensible bien réel. Ce qui motive la condamnation de la drogue pour Baudelaire est la nature satanique du hachisch : car le diable, qu’on attendait dans le second type d’hallucination ou de rêve, orchestre l’illusion de la drogue, lui donnant ainsi l’apparence trompeuse de la poésie, qui « se rattache au déchiffrement du monde inopiné et hiéroglyphique surgissant en dehors de toute causalité naturelle. » Au terme du volume, l’article de Paolo Tortonese rappelle ainsi qu’au-delà des interprétations matérialistes fournies par le discours médical, l’image, indissociable de la poésie, s’inscrit dans des problématiques variées, où se lit le génie singulier d’un écrivain.