Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Août-Septembre 2009 (volume 10, numéro 7)
Ioana Both

Quel avenir pour la critique génétique ?

Almuth Grésillon, La mise en œuvre. Itinéraires génétiques, ITEM, CNRS Editions, Paris, 2008.

1Il n’y a pas de doute : Almuth Grésillon est une autorité incontestable des études génétiques contemporaines (son livre de 1994, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, fait figure de référence obligée pour tout novice du domaine, la revue Genesis, qu’elle codirige, jouit d’un prestige énorme, ainsi que les structures de recherche qu’elle a mis sur pied ces dernières décennies). Autant de raisons pour que ce dernier volume soit, lui aussi, mémorable ; en tout cas, l’auteur déjà le conçoit comme tel, y proposant – réunion d’articles et études d’aspect assez diverse à l’appui – une réflexion sur la critique génétique en son ensemble : le domaine, les instrumentaires, la résistance des concepts, ainsi que la résistance de l’objet « manuscrit » à la théorie qu’on lui applique, l’histoire de la recherche et son avenir à une époque où la disparition du brouillon risque d’annuler la possibilité de toute recherche. Almuth Grésillon réussit à faire passer, de façon très claire et persuasive, l’idée que la critique génétique actuelle doit s’offrir un moment de répit, afin de mieux redémarrer par la suite. C’est bien la motivation essentielle du livre, celle qui crée son unité par-dessus l’impression de fragmentaire que peuvent donner les thèmes de chacun des études en soi. Il s’agit de s’interroger sur la place du domaine par rapport aux autres courants de la critique littéraire, ce qui postule le statut de « courant » de ce que l’on aurait – à tort, implique Almuth Grésillon – considéré seulement comme une méthode d’analyse des corpus de textes ; si, dans les années 70 (la première occurrence du terme date de 1979, paraît-il), la génétique « marque l’espace d’un nouveau champ pour les études littéraires, défini par son commerce direct avec les écrivains ou, plus souvent, avec les traces écrites que ceux-ci ont bien voulu nous laisser après leur mort », toujours est-il que « la génétique actuelle, à la différence de la philologie traditionnelle et des études de genèse du début du 20e siècle, qui restaient essentiellement descriptives, se veut un courant de critique ».

2D’où l’ambition théorique du volume, censé couronner la construction d’un domaine (par la mise en place d’un véritable courant) ; La mise en œuvre est de fragments où l’auteur explicite cette volonté de fondation théorique : « Ayant participé dès le début à l’élaboration de la méthode génétique, il me semble qu’après des années d’apprentissage, où il a fallu affûter les outils, expliquer la démarche et en justifier l’intérêt, le temps est venu d’insister davantage sur le pouvoir explicatif et la force interprétative de la génétique ». Si aux yeux de certains lecteurs, ni l’un ni l’autre de ces deux objectifs (certes, légitimes) ne suffisent pour faire un courant de ce qui serait une méthode, toujours est-il que le plaidoyer de Almuth Grésillon se poursuit dans ce sens, avec les arguments du bord, offerts par les analyses de manuscrits dont il est question dans chacune des études. Il s’agit en premier lieu de « montrer la critique génétique à l’œuvre, en prenant à bras-le-corps les matériaux de l’écriture, en essayant de faire voir comment le lecteur – généticien construit des pistes possibles pour l’interprétation, montrer ainsi que ces interprétations peuvent révoquer en doute, corriger, affiner ou complexifier des interprétations canoniques de l’œuvre finie... », visant en dernier lieu à une véritable refonte de l’esthétique littéraire. Dans cette nouvelle perspective, l’œuvre inachevée (id est : les manuscrits – objets de la critique génétique) est identifiable, tout aussi bien, à l’œuvre ouverte dont Eco faisait la théorie, qu’à l’œuvre inachevable, que posent de nos jours les dernières formes de littérature multimédiale. Autant dire adieu au découpage « discret » de l’objet d’étude, dont les frontières se fluidifient jusqu’à disparaître. Si tout un chapitre du volume (le 11ème) traite des Genèses théâtrales, c’est pour en déduire « à quel point les frontières de certaines notions théoriques sont poreuses. Frontières entre avant-texte et œuvre, frontière entre document autographe et allographe, frontière entre création individuelle et écriture à plusieurs mains, frontière entre texte (achevé ou non) et représentation, frontière, enfin, entre production et réception... [...] De manière plus globale, les frontières internes et externes de l’objet génétique se révèlent floues dès lors qu’on quitte le domaine rassurant des dossiers ‘canoniques’ ». Avec une ironie implicite – qui suscite l’admiration du lecteur, pris au piège de la persuasion dont Almuth Grésillon est brillamment capable – La mise en œuvre répond aux Cassandres de service (annonçant la mort de la génétique, suite à la disparition des brouillons d’écrivains dans la culture de l’avenir) par « l’ubicuisation » de son objet même : ce n’est pas seulement les brouillons des dossiers ainsi disant « canoniques » qui intéresseraient la critique génétique. Par contre, elle vise toute œuvre « in the process », allant des nouvelles œuvres processuelles à tout processus de réception/lecture/interprétation d’une œuvre par conséquent ouverte. Tout y passe. La fluidité postulée de l’objet a pour conséquence première l’absolutisation de la méthode : « La genèse ne se termine qu’avec la disparition de l’œuvre » (et survit donc à la disparition des brouillons). D’où les conséquences qu’Almuth Grésillon entrevoit pour toute l’esthétique littéraire : « Avec l’accent mis sur le processus, l’esthétique littéraire ne sort pas indemne. L’idéal de la perfection est en train de céder le pas à des formes plus complexes, le critère de la finitude s’effacera devant les œuvres inachevées, et on se demandera si l’œuvre n’est pas, à proprement parler, inachevable. Le commerce avec la littérature est un processus sans fin... », toujours est-il que tout « commerce avec la littérature » n’est pas nécessairement, dirait-on, quand même, du domaine de la critique génétique. N’empêche : la conclusion du livre a un accent majestueux impressionnant. Almuth Grésillon y parle, pourtant, explicitement, de « la relation critique » en général, qui se substitue en douce au domaine précis de la critique génétique, pour s’occuper de la littérature future en son ensemble : les avant-textes, reprend-t-elle, « ne relèvent pas du rebut ; ils illustrent autant de pistes qui, à tel moment de l’écriture, étaient des formes possibles et qui subsistent dans les dossiers génétiques comme autant de textes virtuels, un peu à la manière des Cent mille milliards de poèmes de R. Queneau. L’activité interprétative, la ‘relation critique’, au lieu de s’exercer sur un texte clos, peut parfaitement s’exercer sur la masse inépuisable de cet inachèvement perpétuel (Ponge), de ce work in pogress (Joyce), qui se poursuivra tant que la langue vivra (Flaubert) ».

3Le volume est parsemé par des accents passionnels à la défense de la critique génétique, car celle-ci reconstruirait « ce moment extraordinaire où le premier ‘déclic’ en provoque d’autres et forme avec eux cette masse de rêve, cette lave encore chaude où un vécu singulier entre en contact avec des souvenirs lointains, avec des lectures et des images ». A l’entendre de cette oreille, Almuth Grésillon n’est pas loin des plaidoyers passionnés des généticiens du début du 20e siècle pour la reconstitution du mystérieux processus de la naissance du chef d’œuvre... Car, même si elle vise, par cette critique, à « remplacer les mythes et les mystères de la création par un savoir subtil et raisonné sur les processus de l’écriture », elle ne renonce point à la création d’un horizon d’imaginaire pour autant poétique, concernant l’objet de la génétique : « le corpus génétique porte en lui-même les traces d’une double bataille intérieure : le fait de vivre et le fait poétique lui-même entrent en symbiose ; la vie est scellée aux ratures noires des vieux brouillons. Le corpus génétique est ce double où la main vive du sujet et l’énonciation de la parole en acte font corps, totalement ». Tout ceci avoisine de près un imaginaire de la langue, source de splendides rêveries linguistiques du spécialiste, qui se laisse « happé » par son concept d’élection ; tel est le cas de la « rature », nœud théorique et instrument analytique fondamental, pour la définition duquel elle s’appuie aussi bien sur les boutades de Marcel Duchamp (« Lis tes ratures »), Lacan (« Lituraterre ») et Jean Bellemin-Noël (« La littérature commence avec la rature »), que sur un exercice étymologique au zeste de rêverie : « Il y a, d’une part, quasi-synonymie entre raturer, rayer et radier, qui signifient tous trois ‘annuler’. Il y a, d’autre part, le double sens de radier, qui signifie, à la fois, ‘annuler’ et, dans un usage certes vieilli, ‘briller d’un vif éclat’. N’est-ce pas alors la langue elle-même qui suggère le paradoxe selon lequel la rature serait à la fois ‘annuler’ et ‘irradier’ ? ». A notre avis, c’est dans ce genre d’essai, entendu comme tentative de sortir des marges strictes de la discussion méthodologique, afin d’interroger les enjeux de la relation critique en général, que réside l’intérêt premier du volume.

4Certes, les généticiens vont retrouver avec délices la précision analytique de l’auteur, mise à l’œuvre sur des dossiers et des corpus précis, et aboutissant à des conclusions incitantes quant au processus de création, ainsi qu’à une démonstration sur la richesse de la perspective interprétante, car « Montrer les autres poèmes inscrits dans [tel] manuscrit, lire les brouillons comme une ‘poétique de l’écriture’ et interpréter non la voie royale, mais toutes les voies que j’entends dans le tumulte d’une genèse, voilà en quoi réside la richesse de la démarche génétique ». Il s’agit de territoires textuels définitivement rayés par l’auteur (ch. 9. Supervielle : genèse du poème ‘Vivre encore’) qui en y fait sa marque distinctive, en jouant sur le rapport entre la joie « d’inventer sans filet » et le maintien « d’un contrôle, un garde-fou, un rappel à l’ordre, un besoin d’équilibre [qui] l’emportent sur les fantasmes et les obsessions éphémères... ». Ou bien, de virtualités foisonnantes, « brutalement arrêtées » par le texte définitif (ch. 10. Ponge : L’Ardoise dans tous ses états).

5Les études sont groupées selon une structure ternaire, aux enjeux « démonstratifs » évidents. Une première partie, intitulée La critique génétique. Origines, définitions, méthodes (et qui poursuit, selon l’auteur elle-même, la réflexion entamée par le volume de 1994), propose « des éclairages nouveaux. Ainsi, sur le rapport à la philologie, sur la valeur respective du document original et de ses substituts, sur le couple indissociable lecture écriture et sur la notion de rature, qui est à la fois éradication et irradiation ». Elle est suivie par une séquences d’études appliquées (La critique génétique à l’œuvre), sur les manuscrits de quatre auteurs canoniques français : Flaubert (Genèse de Salomé), Zola (Dénouement narratif dans ‘La Bête humaine’), Proust (...ou l’écriture vagabonde. Genèse de la ‘Matinée’ dans La Prisonnière), Supervielle (Genèse du poème ‘Vivre encore’) et Ponge (L’Ardoise dans tous ses états). La grande nouveauté serait à chercher dans la troisième section (Frontières de la critique génétique), qui propose « deux chantiers nouveaux » : « l’immense question de la genèse théâtrale, jusqu’ici étrangement laissée pour compte par les études génétiques », respectivement « les siècles littéraires pour lesquels n’existent pas de brouillons », c’est-à-dire la littérature française de 1550 à 1750, ainsi que du 21e siècle. Comme nous l’avons vu, il s’agit là non seulement des frontières de la génétique, mais de ceux de la critique littéraire en soi, qu’une démarche pareille encourage à repenser en fonction d’un « objet littéraire » privilégiant, désormais, la performativité comme dimension irréductible de sa singularité. La génétique n’est peut-être pas un courant critique (ou pas encore ?), mais nombre de courants critiques actuels ne s’en sortiront pas indemnes si l’on touche de telle façon au limites du littéraire en soi...