Sade, etc.
1Amour, violence, sexualité. De Sade à nos jours… Le bel et sulfureux programme, ô combien ambitieux, institué par le titre de cet ouvrage dirigé par Martin Wåhlberg et Trude Kolderup nous laisse entrevoir des horizons littéraires infinis que la perspective synchronique du sous-titre accentue. De Sade à nos jours…
2Réunies en hommage à l’universitaire norvégien Svein-Eirik Fauskevåg, professeur à l’Université de Trondheim, dont l’œuvre « s’oriente selon deux axes majeurs : l’étude de la violence et de la sexualité d’un côté, et l’étude de l’amour et de l’amitié de l’autre » (p. 7), les contributions qui forment l’ensemble de l’ouvrage reflètent tout à fait les préoccupations de l’auteur de Sade dans le surréalisme ou de Rhétorique de l’amitié et relation dialogique1. Résolument pluridisciplinaire, l’ensemble de l’ouvrage aborde la triade programmatique du titre dans des perspectives littéraire, culturelle, théologique, philosophique ou sociologique, qui témoignent de l’ancrage tout à fait pérenne de ces thèmes dans l’histoire des discours et des idées.
3Ainsi, ce volume s’organise selon six axes principaux qui proposent un panorama des relations complexes unissant les termes du sujet, jusque dans l’amitié, qui constitue avec la violence les deux pôles de la radicalité humaine en jeu dans les recherches de celui à qui l’ouvrage rend hommage : « Écrire la violence », « Sade et le xxe siècle », « Sexualité et pouvoir de la parole », « Amour et passion », « Amour et amitié » et enfin « Politique de l’amitié ». Si le Divin Marquis, qui illustre parfaitement les interactions idéologiques animant les termes « Amour », « Violence » et « Sexualité » et qui justifie qu’on les réunisse, constitue le point-origine des réflexions qui forment l’ensemble du livre, les articles présentés ici tentent de le replacer dans le contexte historique et philosophique des Lumières, alors que la doxa le considère généralement comme l’envers noir de cette époque, voire comme étranger à cette époque de bouleversements profonds. Cette perspective justifie par exemple la présence de Rousseau philosophe ou du Diderot critique d’art dans le corpus étudié, comme celle de Mlle de Scudéry et des « questions d’amour » précieuses, signe avant-coureur selon Ellen Krefting de l’exercice de la raison démocratique. L’autre aspect de l’ouvrage est celui de la permanence de ces questionnements dans les discours littéraire et culturel, où Sade est abordé notamment du point de vue de sa réception (surréalisme, critique).
4Trois articles composent la première partie de l’ouvrage, « Écrire la violence », celle où Sade est considéré par l’angle de ses propres textes. Michel DELON, dans « Sade : le pire est à venir », analyse la poétique de la surenchère sadienne dans la représentation des vices. Il montre comment, entre retenue et déchaînement, l’auteur ménage un espace d’action pour le lecteur pour qui le chaud et froid sadien – entre monstration obscène et dissimulation chaste – est propice à l’imagination et donc à l’exercice de la pensée. Martin WÅHLBERG (également traducteur de quelques articles), explore la même tension dialectique qui agite l’écriture sadienne par le biais de la musique dans le roman libertin. Il montre, dans « La musique ou l’énergie de la torture. L’orchestre de Juliette et les huit passions du duc de Pienza », comment la présence matérielle de la musique dans le texte sadien, tout en semblant aplanir la violence des faits, les exacerbe au contraire, et comment la musique se fait compagne de la barbarie. Quittant l’univers sadien pour La Religieuse, roman que n’anime pas moins la noire triade qui préside au recueil que les textes de Sade, Colas DUFLO propose une analyse des fameuses lignes du roman de Diderot où l’héroïne se livre à quelques réflexions philosophiques sur l’homme en société. Dans « Suzanne un instant philosophe », après avoir d’emblée réfuté l’interprétation classique de ce passage comme réponse immédiate à Rousseau et à sa vision de l’homme « naturellement solitaire », il montre comment les failles du discours de l’héroïne laissent entendre que le couvent est une forme de répression du caractère social et sexué de l’être humain. « Lignes de trop » (p. 54), peut-être, selon l’auteur, qui tiennent davantage du roman philosophique que du roman romanesque.
5La deuxième partie de l’ouvrage, « Sade et le xxe siècle », propose trois contributions qui analysent la réception de Sade par la littérature et la critique. Sissel LIE propose une analyse de l’œuvre surréaliste d’une femme dans « Joyce Mansour et la joie muette de l’ordure ». On sait l’importance des surréalistes dans la connaissance et la propagation des écrits sadiens pour qui l’auteur est un « symbole de la révolution surréaliste » (p. 57) et le « chantre d’une libido libératrice ». Joyce Mansour, admirée par Breton, représente pour Svein-Erik Fauskevåg un « modèle de sadisme surréaliste » (p. 60). L’auteur montre quelles sont les spécificités de ce sadisme au féminin, exempt de tout féminisme, où l’expression du désir amoureux et sexuel – parfois très crue – va de pair avec l’abandon de soi à l’Autre, jusque dans la honte et la mort. Martin HULTÉN, dans « Une libération absolue. Sade, la violence et la notion de lumières », explore quant à lui la réception de Sade par la critique du xxe siècle – Klossowski, Bataille, Blanchot ou Barthes – et montre comment, en passant dans les zones d’ombre de l’humanité, Sade interroge dialectiquement les Lumières. Anne-Beate MAURSETH, dans une perspective quelque peu similaire, interroge essentiellement les analyses de Blanchot sur l’auteur de Justine. Son article « La raison est excessive : le "Tout dire" de Sade et de Blanchot » montre comment le « Tout dire » est l’emblème sadien par excellence. Il est un excès de raison : encyclopédique, dialectique et scripturale.
6La troisième partie, « Sexualité et pouvoir de la parole », quitte Sade pour le discours sociologique de Ann Lang BJØRNØS et théologique de Jostein BØRTNES. Quelque peu éloignés de l’ensemble de l’ouvrage par leur sujet, ces deux articles interrogent en quelque sorte la sexualité du discours. Ann Lang Bjørnøs, dans « Le triomphe de la raison sur la violence », s’intéresse aux travaux de la sociologue et féministe marocaine Fatima Mernissi sur l’image de la femme orientale à la fois dans les représentations orientales et les représentations occidentales. Elle montre comment le corps féminin, dans des perspectives qui font grandement écho à certains problèmes de notre époque, est un enjeu fondamental des discours politiques et culturels. Jostein Børtnes, dans « Le Christ époux – métaphore ou idole », montre qu’il existe une forme de sexualisation du Christ dans le discours théologique. Son point de départ – le rejet de l’ordination des femmes et le rejet de l’homosexualité – lui fait formuler des conclusions aussi passionnantes que sulfureuses sur « le Christ époux ». Exemple : « l’homoérotisme de l’Eucharistie » !
7Le quatrième ensemble de textes s’intéresse aux relations complexes entre « Amour et passion ». Trude KOLDERUP s’intéresse, dans « Faites-vous ici un spectacle de ce cœur naturel », aux regards dans La Vie de Marianne, de Marivaux. Instrument de connaissance de l’humanité, en perpétuel mouvement, le regard est perçu ici comme un écho direct au projet des Lumières. Ellen KREFTIG, dans un texte qui précède historiquement, par son sujet, la figure de Sade, « Amour en questions, Formes et fonctions d’un jeu littéraire au 17ème siècle, de la Clélie au Mercure galant », pose un regard tout à fait original sur le monde de la préciosité, et ses rapports avec l’amour et le langage. Les « questions d’Amour », jeu littéraire où l’esprit se donne pour objet l’amour courtois du Grand Siècle, présentes dans Clélie de Mlle de Scudéry ou dans les pages du Mercure galant de Donneau de Visé, sont interprétées non pas comme un simple jeu justement, mais comme un objet de débat propice à l’expression de la pensée, un précurseur en quelque sorte de l’exercice de la raison démocratique. Else Marie BUKDAHL, dans « Diderot critique d’art et l’essor de l’amour-passion », montre comment l’auteur, par ses fonctions de critique, dans ses Salons, participe aux premiers soubresauts du préromantisme à travers sa critique constante de la notion d’amour chez les peintres de son époque. Elle montre comment l’auteur oppose la « conception superficielle de l’amour » (p.169) de Boucher et de sa peinture, à la peinture de Greuze, « où sensibilité et sensualité fusionnent » (p. 177), et à celle de Fragonard, violente, dramatique, d’une « sensualité intense » (p. 178).
8La cinquième partie de l’ouvrage explore les interactions entre « Amour et amitié » dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau et dans L’Éducation sentimentale de Flaubert. Øyvind Gjems FJELDBU explore « L’expression complexe de l’amitié dans Julie ou la Nouvelle Héloïse » et montre comment cette amitié, dans le couple Julie/Saint-Preux, est teintée d’une profonde ambiguïté, car leur discours laisse toujours affleurer un sublime propice au déracinement de l’amitié de son terreau originel. Per BUVIK s’intéresse quant à lui au parcours amoureux de Frédéric Moreau dans « L’idole et la catin – et le triomphe de l’amitié ». Les atermoiements sentimentaux de Frédéric, que l’on interprète généralement comme le parcours menant à l’échec d’une vie, sont lues ici dans son envers positif : l’échec amoureux et érotique est perçu par l’auteur comme l’affirmation, et la victoire, de l’amitié.
9La sixième et dernière partie, qui se concentre comme la précédente sur l’autre versant des champs de recherche de Fauskevåg, s’intitule « Politiques de l’amitié ». Helge JORDHEIM, en s’attachant à quelques textes du romantisme allemand (Jean-Paul, Wieland, Engel, etc.), se pose la question suivante : « Le Prince peut-il avoir des amis ? » La tension entre l’amour pour l’homme d’état et l’homme privé est interrogée au regard de ces textes, entre motivations politiques et motivations psychologiques. Enfin, Morten NØJGAARD nous propose une réflexion sur « La notion d’égalité dans le second Discours » de Rousseau ». Il interroge la nature même de ce fameux texte et se demande si l’auteur s’y montre « moraliste ou sociologue », à travers le prisme des notions chères à l’auteur – l’égalité naturelle, la liberté – et conclut que pour Rousseau « l’inégalité apparaît[...] comme fondamentalement contraire à la condition humaine et radicalement étrangère à son fond originel. Telle est la position utopique du philosophe moraliste, sans cesse démentie par l’analyse que le sociologue scientifique est amené à faire de la réalité humaine ». (p. 255)
10Ce parcours complexe et disparate est riche de prolongements inattendus, sur l’amitié ou les liens de Sade aux Lumières, et décevant. Le programme instauré par la coprésence des trois termes centraux de l’ouvrage, amour, violence et sexualité, aurait sans doute appelé un corpus beaucoup plus large et plus directement en lien avec les termes du sujet. De plus, la perspective synchronique que le titre laisse supposer n’est pas réellement abordée, et « nos jours » semblent un horizon lointain que ce recueil n’atteint pas, du fait même de ses choix. Mais sans doute n’était-ce pas l’ambition de ce volume d’hommage ? L’ampleur inouïe du programme oblige le lecteur à faire le deuil de ses « préférences ». Tant d’auteurs, tant de pans même de la littérature, pourraient, en toute légitimité, s’inscrire dans ces horizons philosophiques que, malheureusement, et c’est sans doute le propre des recueils d’articles, indépendamment de leur qualité intrinsèque, cet ouvrage déçoit donc à la hauteur de ce qu’il ouvre de perspectives. Plus qu’une tentative d’épuisement du sujet, cet ouvrage est une invitation à la lecture, une invitation à poursuivre le trouble chemin ainsi tracé, depuis le siècle des Lumières cher à Svein-Erik Fauskevåg, dans l’histoire littéraire des corps, des sentiments et des idées : Dumas, Balzac, Baudelaire, Leroux, Gracq, Genet, Burroughs, Wittkop, la littérature criminelle, Houellebecq, Sade, etc. Au choix !