Relire la Renaissance à l’aune de l’érotique homosexuelle
1L’ouvrage de Gary Ferguson, paru en 2008, examine les représentations de l’homosexualité dans la Renaissance française, à partir des lectures et des réécritures des textes anciens. Composé d’une introduction et de six chapitres, il permet de donner une vision d’ensemble intéressante et riche de motifs littéraires et culturels en lien avec une érotique homosexuelle.
2Ferguson définit dans son introduction les notions et les contextes nécessaires à son étude. En rappelant les études critiques menées en particulier autour de la notion de sexualité, il interroge la question de l'homosexualité dans son rapport avec la pré-modernité afin de mettre en évidence les précautions à prendre avec un sujet dont les outils d'analyse, en particulier ceux appartenant aux gender studies, lui sont postérieurs et rendent bien souvent compte d'une conception contemporaine de l'homosexualité. S'attachant à envisager les différentes approches critiques de la sexualité et de l'homosexualité, Ferguson insiste néanmoins sur la contextualisation historique de son propos. C'est donc un sens général et ouvert à la polysémie qu'il a souhaité retenir pour l'homosexualité, en envisageant aussi bien homosexualité masculine qu'homosexualité féminine.
3Après cette première mise en place, Ferguson examine le cadre contextuel de l'homosexualité dans la Renaissance française et ce en posant immédiatement les bases d'une relation fonctionnant autour d'un rapport dominant/dominé, en lien avec l'héritage homosexuel antique. En s'appuyant essentiellement sur des textes politiques, juridiques, religieux, cette analyse envisage ainsi différentes modalités de l'homosexualité à la Renaissance : le rapport homme mûr/ jeune homme, la sodomie, les lieux de l'homosexualité, pour arriver à la notion de genre et au problème de l'identité sexuelle. Cette notion de genre, pour contemporaine qu'elle puisse nous apparaître, est très justement et clairement abordée grâce aux savoirs médicaux de l'époque qui s'appuient sur Galien, Hippocrate mais aussi Aristote et qui mettent en évidence un continuum entre le masculin et le féminin, une absence de division totale entre les deux genres. Sans se restreindre à la seule période de la Renaissance et afin de mieux mettre en lumière les particularités de ce siècle du point de vue des modalités de l'homosexualité, Ferguson n'hésite pas à évoquer l'ensemble des siècles classiques, ce qui concourt à nuancer et à complexifier les représentations de l'homosexualité. Ce cadre contextuel se conclut sur l'évocation de "groupes homosexuels" (homosexual networks) dans les siècles classiques, groupes quasiment inexistants jusqu'au XVIIIème : avant cette époque l'homosexualité est essentiellement marginale et marginalisée.
4La suite de cette contextualisation pose la question de la nature et de l'inclination (Nature and Taste) dans l'homosexualité. En partant d'études lexicales très précises de textes littéraires médiévaux et en s'appuyant sur la médecine comme sur des cas théologiques, Ferguson analyse cette tension et les paradoxes qui peuvent en découler : l'homosexualité serait une pathologie, une déviance de la Nature mais en même temps contre-nature, ou plutôt contre la Nature dans sa perfection. Cette analyse de la tension entre nature et inclination se conclut sur deux études de cas : le premier est une pièce de 1739, L'Ombre de Deschauffours qui met en scène en enfer des homosexuels et un lieutenant de police qui mena à l'époque une campagne contre les rencontres entre hommes, le second est un fait de 1675 à la cour de Louis XIV et rapporté par Primi Visconti, dans laquelle le marquis de la Vallière lui fait des avances. Ce dernier fait est longuement analysé par Ferguson de façon très précise, aussi bien d'un point de vue sémantique qu'historique.
5Enfin, cette introduction s'achève sur la définition du terme queer, tel que Ferguson envisage de l'employer dans son étude. Est queer ce qui pose une relation déviante par rapport à une norme. le queer se définit alors toujours "en comparaison avec, en opposition avec une situation donnée normative et hégémonique"1. À partir de là, Ferguson expose les différentes problématiques envisagées par son étude : l'analyse de textes qui apparaissent queer au lecteur d'aujourd'hui, l'examen de ces lectures queer afin de mettre à jour les différences entre époque passée et époque actuelle. Le but de ces analyses est de mettre en relation le présent et la Renaissance, mais également la Renaissance avec son propre passé. Période de l'imitation des Anciens de l'Antiquité, directement ou par le biais de l'Italie renaissante, la Renaissance française est pour Ferguson un moment intéressant pour étudier les relectures et les réécritures de motifs homosexuels et queer, non seulement dans la littérature mais aussi dans le mode vie de la Renaissance française. L'étude de la notion de queer à la Renaissance n'est pas faite dans une perspective téléologique : utiliser la méthodologie moderne des gender et queer studies est avant tout pour Ferguson un moyen d'en apprendre plus sur le passé et non d'éclairer le présent grâce à une étude à la Renaissance. C'est d'ailleurs par les gender studies que Ferguson veut différencier son étude de celle menée par Guy Poirier il y a une dizaine d'années sur L'Homosexualité dans l'imaginaire de la Renaissance, tout en insistant également sur la notion de (re)lecture.
6Ce chapitre s'intéresse à la représentation de l'homosexualité dans la nouvelle V, 10 du Decameron de Bocacce et à la relecture de cette nouvelle2. Après avoir analysé les désirs homosexuels du héros boccacien, Pietro, comme inscrits dans une tradition pédérastique héritée de l'Antiquité mais également comme une déviance - ces désirs vont de pair avec une vie dissolue et le fait que Pietro néglige sa femme - Ferguson revient sur l'épisode d'Apulée. Chez l'auteur latin, la sodomie n'est pas tant la conséquence d'un désir déviant comme chez Boccace, qu'une "douce vengeance" du mari envers l'amant de sa femme. Ferguson évoque ensuite une nouvelle, écrite en latin par Giolormo Morlini et composée sur le même schéma, publiée à Naples en 1520. Ce texte fait la part belle à des descriptions pornographiques et repose également sur un imaginaire sadique fort - l'amant ici se fait violer par le mari comme chez Apulée. Cette relecture suggère que la nouvelle aurait été écrite pour un public particulier et la nouvelle se conclut sur une morale concernant les appétits désordonnés et luxurieux des femmes. Deux traductions françaises de la nouvelle de Boccace intéressent ensuite Gary Ferguson : celle de Premierfait au début du XVème siècle et celle de Le Maçon au milieu du XVIème. La traduction de Premierfait introduit un vocabulaire qui était absent dans la nouvelle originale, celui de la sodomie et du péché contre nature. Cela contribue à faire de Pietro un archétype du sodomite et à renforcer un contexte hétérosexuel dans lequel Pietro ferait figure de monstre contre-nature. La traduction de Le Maçon rend mieux la nouvelle de Boccace même si la fin tend à ne pas expliciter l'aspect sexuel de la situation. Dans ces perspectives de lecture et de relecture, Ferguson s'intéresse également à quatre anecdotes racontées par Brantôme dans les Dames galantes, qui sans que l'auteur ne revendique l'influence de Boccace, s'inscrivent dans le même type de situation que chez le conteur italien. Ce qui fait leur différence est la définition précise des rôles sexuels joués par les trois protagonistes et le fait que Brantôme n'hésite pas à les réunir tous les trois dans le plaisir. La perspective des anecdotes est également différente de celle de Brantôme : l'homosexualité est envisagée dans un discours moral chrétien. Un autre import italien fait suite : une nouvelle de Matteo Bandello, dans laquelle homosexualité et sodomie sont envisagées du point de vue du plaisir et de la nature par le personnage masculin. Enfin, en rappelant qu'en France à la Renaissance l'homosexualité est souvent associé à l'Italie, Ferguson conclut son chapitre en évoquant L'Heptaméron de Marguerite de Navarre où l'homosexualité comme déviance est évoquée dans certaines nouvelles mais surtout discutée par les conteurs. Ce premier chapitre pose ainsi la problématique de la relecture par l'entrelacs de textes italiens et français à partir d'une situation commune, relecture qui met en évidence le modèle dominant de l'antiquité, à savoir la relation pédérastique entre un homme mûr et un jeune homme, tout en modulant ce modèle selon les notions de désir, de péché, de déviance, de plaisir et de nature.
7Dans ce deuxième chapitre, Gary Ferguson étudie le motif des poils et de la chevelure et s'applique à montrer comment leur modulation par rapport à une norme virile - barbe, cheveux courts - participe à l'élaboration de figures homosexuelles ou du moins comment cette modulation permet de troubler les genres sexuels. Son analyse part d'un sonnet de Ronsard, "Soit que son or se crespe lentement" et s'appuie sur différents portraits masculins de la Renaissance - en particulier des mignons de Henri III - ainsi que sur le journal de Pierre de l'Estoile comme contrepoint historique à la mode de ce temps. L'essentiel des analyses de ce chapitre porte sur les oeuvres de Ronsard : Ferguson montre comment grâce aux réécritures sinon pédérastiques du moins androgynes de figures mythologiques telles Hercule ou Dionysos, Ronsard explore différents genres poétiques et joue avec l'ambiguïté homosexuelle, pour en arriver à un rôle plus politique dans les sonnets obscènes contre les mignons de Henri III. Poésie amoureuse, épique ou satirique, le motif de la chevelure et des poils, permet de jouer sur la polysémie des sens et des genres sexuels. C'est dans cette perspective polysémique que Ferguson analyse également un passage de Contre la Riere Venus de Jodelle ou encore les Stances de la délice des amours de Marc Papillon de Lasphrise.
8Le troisième chapitre est dans la continuité du précédent puisqu'il est entièrement consacré aux mignons d’Henri III et plus particulièrement aux pièces poétiques écrites après la mort de tois d'entre eux : Maugiron, Caylus et Saint-Mégrin. L'analyse se focalise plus précisément sur trois poètes qui ont fait leur éloge funèbre à savoir Amadis Jamyn, Jean Passerat et Philippe Desportes. Dans ces poèmes, l'attention est à la fois portée sur leur courage et leur vaillance et sur leur beauté et physique et leur jeunesse, créant ainsi des figures masculines androgynes et ambiguës. Deux registres antiques sont utilisés dans ces pièces : le registre épique et le registre élégiaque. Les topoi de ces deux registres sont toutefois modulés par le caractère efféminé des personnages évoqués. En effet, certaines figures employées pour évoquer les mignons sont habituellement réservées à l'évocation de l'amour d'un homme pour une femme. Gary Ferguson ne se contente pas d'évoquer des éloges funèbres : il analyse également des parodies de ces éloges, écrites dans un but satirique et publiées par Pierre de l'Estoile dans son journal. Il montre ainsi comment par le motif de l'homosexualité la figure héroïque du mignon est dégradée et comment on passe d'un poème de lamentation à un poème comique. Enfin, il termine sur une re-contextualisation de l'ensemble de ces textes en montrant comment ces poèmes ont pu émerger à la fin de la Renaissance, sous le règne d'un roi dont le comportement n'a eu de cesse d'être contesté et d'apparaître en dehors des normes attendues. En ce sens, Gary Ferguson fait de ce personnage une figure queer incontestable.
9Ce chapitre est principalement consacré aux relations masculines dans le cadre de l’amitié chez Montaigne. Ferguson définit dans un premier temps les principes de l’amitié montaignienne en s’appuyant notamment sur sa relation avec La Boétie, en l’opposant aux relations charnelles entre hommes et femmes et en définissant un système d’opposition basé sur les sens : vue / ouïe, amour / amitié, corps / esprit. Le lien entre les deux est l’idée de démangeaison (« itch ») comme à la fois excitation du désir et curiosité intellectuelle. Dans cette opposition entre amitié et mariage, se pose la question de la place de la femme. Selon Montaigne, les femmes ne peuvent prétendre à l’amitié car elles n’ont pas les qualités nécessaires, même si l’amour possède une composante que n’a pas l’amitié : le plaisir charnel, la jouissance physique. La relation amicale par excellence serait alors une relation homosexuelle que Montaigne écarte car elle est réprouvée par la morale de son époque ou le mariage, dans une version idéale où la démangeaison érotique n’aurait pas sa place et où la relation amoureuse première ferait place à une douce amitié. Dans ce discours sur l’amitié, l’homosexualité se fraie un chemin dans les citations et les anecdotes de Montaigne. Ferguson montre comment la présence ténue de cette question vient cependant infléchir la pensée de Montaigne et moduler le rapport aux sources anciennes. Le chapitre se conclut sur les liens entre scepticisme et homosexualité grâce à la notion de coutume. Ferguson analyse ainsi deux passages, l’un extrait du Journal de voyage en Italie et l’autre de l’essai De la Coutume. Les références à l’homosexualité chez Montaigne permettent selon lui d’ouvrir à de nouvelles idées potentiellement subversives, en dehors des cadres moraux de l’époque.
10Dans ce chapitre, les figures de l’androgyne, de l’hermaphrodite et de la courtisane sont envisagées dans leurs liens avec l’homosexualité. A partir du mythe de l’androgyne dans Le Banquet de Platon et de sa traduction par Le Roy qui efface toute réflexion sur l’homosexualité, en particulier masculine, Gary Ferguson s’interroge sur les avatars de ce mythe dans la littérature française. Il montre ainsi toutes les ambiguïtés érotiques des relations entre femmes dans des poèmes de Ronsard, de Jodelle ou de Pontus de Tyard. La figure de l’hermaphrodite et celle de la femme travestie permettent d’aborder la question de la transgression des genres : grâce aux textes d’Henri Estienne et Montaigne qui rappellent des affaires de travestissement féminins punis par la loi, Ferguson montre que ce n’est pas tant la transgression sexuelle qui importe qu’une « usurpation des prérogatives masculines » (« usurpation by women of prerogatives reserved to men », p. 271) : en aspirant au statut de l’homme, la femme outrepasse sa condition et bouscule les codes de la hiérarchie sociale. La question sexuelle est plus explicitement évoquée dans l’analyse des relations homosexuelles entre femmes et en particulier dans l’emploi du godemiché. Gary Ferguson dépasse ici les travaux de Katharine Parks sur la redécouverte du clitoris dans lesquels elle montrait la montée d’une angoisse chez les hommes face à cela. Ferguson, sans nier les travaux de Park, montre que si l’angoisse est bien existante, il y a également une réappropriation du godemiché pour valoriser l’homme : si la femme en utilise un, c’est qu’elle ne peut se passer d’un substitut phallique ce qui prouve la supériorité de l’homme sur la femme. C’est l’étude d’extraits des Dames galantes de Brantôme qui sert ici l’argumentation de Ferguson. L’ouvrage de Brantôme sert également d’appui pour une autre idée : celle du plaisir féminin dans les relations homosexuelles. En mettant en parallèle l’Erôtes de Lucien et ce qu’en dit Brantôme, Ferguson montre qu’il n’y a pas seulement une angoisse liée à l’homosexualité féminine, mais également une curiosité et une insistance sur un plaisir féminin entre femmes qui dépasse le plaisir hétérosexuel.
11Le dernier chapitre de l’ouvrage se propose d’examiner la dimension homo-érotique dans les discours et les pratiques religieuses. Le propos de G. Ferguson est de mettre en évidence une certaine modernité, celle de l’aspect queer que peuvent prendre les motifs religieux. En effet, comme il le montre dans une lettre où François de Sale s’enthousiasme à propos de la confession d’un jeune homme, le langage sacré peut basculer vers le langage érotique. À ce propos, il mène une étude précise du motif du baiser dans la religion catholique en s’appuyant sur des extraits de la Bible comme Le Cantique des Cantiques ou le retour du fils prodigue. Certaines pratiques ou confréries religieuses, comme l’Ordre du Saint-Esprit fondé par Henri III ou encore les actes de pénitence que menait également ce dernier, étaient perçues comme déviantes et assimilées aux tendances homosexuelles d’Henri III, telles qu’elles apparaissaient alors dans les textes satiriques. G. Ferguson s’intéresse également à l’espace particulier du cabinet, espace de l’intimité mais également espace clos, lieu réservé aux pratiques dissimulées des homosexuels, espace de l’écart à la norme, mais également espace de reconnaissance, espace d’une norme dans l’écart par la création de codes propres à l’homosexualité. C’est en ce sens également que cet espace propre aux affaires spirituelles en premier lieu devient un espace queer et esquisse un pas vers la modernité.
12L’ouvrage s’achève sur une bibliographie et un index. La bibliographie est divisée en trois parties : manuscrits, textes avant 1800 et sources secondaires. Il aurait été peut-être plus judicieux de consacrer une partie aux seuls textes de la Renaissance. Il faut signaler toutefois la grande richesse de cette bibliographie, qui a le mérite d’offrir un large panel aussi bien dans les textes de la Renaissance que dans les ouvrages critiques.
13La réflexion de Gary Ferguson est tout à fait stimulante : en mettant au jour les procédés de lecture et d’écriture des motifs homosexuels à partir de sources antiques, elle favorise une analyse de détail sur un ensemble de topiques homosexuelles – les cheveux, l’amitié virile, les hermaphrodites… – en mettant en rapport non seulement sources antiques et textes de la Renaissance, mais également différents textes de la Renaissance entre eux. Le souci d’historicisation et de contextualisation dont fait preuve Gary Ferguson permet à l’ouvrage de ne pas tomber dans un des travers des gender/queer studies, celui de l’interprétation d’une culture et de textes anciens à la lumière de schémas modernes. Si l’on peut regretter l’absence de conclusion qui aurait permis de synthétiser les différents points abordés dans les chapitres, les dernières pages consacrées au cabinet privé ouvrent d’intéressantes perspectives sur la question de l’espace queer, au-delà de la question de l’homosexualité : les bains publics, les bordels pourraient alors être envisagés comme les lieux d’une sexualité, d’un érotisme de l’écart qui construisent en même temps leurs propres normes. Au-delà d’une réflexion sur des espaces, c’est une réflexion sur des figures, culturelles et littéraires, qui se met en place : dans quelle mesure – au-delà de toute orientation sexuelle, mais toutefois en rapport avec l’érotisme – l’homme d’église ou la courtisane, par exemple, peuvent apparaître comme des figures queer ?