Quelles théories pour aujourd'hui ?
1Malgré la diversité de leurs thèmes (le football, l’art contemporain, la poésie médiévale, le virtuel, la non-violence…), de leurs pré-requis (théorie lacanienne, esthétique kantienne…), et des carrefours disciplinaires auxquelles elles se situent (philosophie, littérature comparée, musicologie, esthétique…), une vague souterraine unit l’ensemble de ces interventions : celle, bien sûr, du souci d’inscrire la théorie, son renouveau ou sa nécessité, dans des problématiques contemporaines (en quoi le football est-il le lieu où se joue le drame actuel de l’idée de nation ? en quoi le virtuel des nouvelles technologies a-t-il à voir avec la notion aristotélicienne de virtuel ?, etc.). Ou plutôt, comme l’indique Denis Guénoun dans sa présentation, le projet du Groupe de Recherches Théoriques de l’université Paris-Sorbonne est d’« interroger la notion même de théorie » (p. 7), notion qui après avoir été le fer de lance du structuralisme français serait tombée en discrédit.
2Le recueil pourrait alors ressembler à un ensemble un peu hétéroclite consistant en la réactualisation de théories déjà existantes, articulées à de nouveaux objets, parfois déroutants pour le non-spécialiste. Il s’agit surtout pour les différents auteurs, ainsi que l’indique encore la présentation, moins de légitimer leur parti-pris théorique que de prendre appui sur « leurs propres recherches […] afin de montrer, sur pièces, l’usage qu’ils font des modèles et des dispositifs théoriques » (p. 8). Plutôt un usage, une pratique de la théorie, qu’une « théorie de la théorie » dont la vanité supposée est rejetée par D. Guénoun.
3Si pratique et théorie sont donc les deux maîtres mots autour duquel vont s’articuler ces essais si différents, il faut leur adjoindre esthétique et politique, qui donnent leur unité au recueil. L’articulation des trois termes (théorie, esthétique et politique) est explicite dans l’article de Denis Guénoun (« Dramaturgie du football et question nationale »), elle affleure dans les deux suivants, ceux de Marcello Vitali Rosati (« Réflexions pour une représentation du concept de virtuel ») et de Bernard Stiegler (« Devenir ce que nous sommes »). Les articles de Sarah Kay (« La poésie, la vérité, et le sujet supposé savoir »), de Thomas Dommange (« Pourquoi une théorie de l’espace musical ? ») et de Michel Deguy (« Poétique et théorie ») se penchent plus particulièrement sur le rapport entre art et vérité, art et transcendance. Il revient au dernier article, de Judith Butler, « La question de la non-violence », de réarticuler les conditions d’une théorie politique qui débouche sur une pratique de la non-violence.
4En deçà de cette communauté (et parfois divergence) de propos, sourd avec insistance, même si c’est de façon souterraine, une pensée du « contemporain », une tentative de saisir les contours de notre monde. Si l’on devait la décrire en peu de mots, on pourrait rappeler les termes dans lesquels le fait Walter Benjamin : celle d’un monde où le « cours de l’expérience a chuté »1.
5J’en prendrai deux exemples qui vont dans le même sens, quand pourtant la méthode et l’objet devraient au contraire séparer ces deux textes. Pour Marcello Vitali Rosati, l’analyse du virtuel devient ainsi prétexte à rendre visible la « crise de l’idée d’être-là » (p. 35), le risque de n’être plus capable que d’être « hors-là » (p. 33). Chez Bernard Stiegler, l’appréhension de l’art, dit « contemporain », que l’on ne peut plus aimer comme le faisait l’amateur avec l’art ancien, mais auquel on peut seulement trouver de l’intérêt, est la forme que prend le jugement esthétique dans une « société du désamour » (p. 79). Ce désamour étant quant à lui l’expression de notre rapport au monde nouveau, que nous ne savons plus voir (témoin notre rapidité de consommateur de l’art à passer devant les toiles au musée) : « nous laissons défiler sous nos yeux des choses que nous ne regardons pas, que nous n’habitons pas, qui ne nous habitent pas » (p. 73). Ce monde « que nous n’habitons pas » comme une autre façon de nommer la déficience de « l’être-là » que le « virtuel » n’est sans doute pas seul à manifester, rendrait compte de cette expérience proprement contemporaine qui transparaît dans chacun des textes : l’impuissance de l’individu à être au monde, à établir un rapport d’empathie avec les choses (et en premier lieu avec les choses de l’art). L’individu contemporain se manifesterait désormais par son seul détachement, son incapacité à faire une expérience qui puisse l’altérer. Et ce, même lorsque Thomas Dommange rappelle la capacité de la musique à créer un espace « habitable », comme le blues le fait pour le noir Américain (p. 121). La contribution de Judith Butler tente d’apporter une réponse à cette incapacité à être au monde contemporain en prônant une forme nouvelle d’empathie, face à la vulnérabilité d’autrui et par la reconnaissance de sa propre vulnérabilité, en essayant de poser les fondements d’une théorie pratique de la non-violence qui ne se fonde plus sur l’injonction éthique à ne pas faire le mal.
6Autrement dit, Pourquoi des théories ? engage nécessairement ses auteurs dans une direction politique et critique, souvent inséparable du questionnement quant à la possibilité d’une esthétique contemporaine, et qui forme sans aucun doute le noyau le plus intéressant de ce recueil, puisqu’il permet d’interroger notre présent avec des outils variés, des théories qui veulent se prolonger dans des pratiques nouvelles, comme en réponse à l’interrogation du titre.
7Les trois essais qui ouvrent le recueil, malgré leur diversité thématique et méthodologique, permettent d’articuler l’ensemble des questions que va parcourir le recueil.
8« Dramaturgie du football et question nationale » de Denis Guénoun se propose d’analyser le match de football en le comparant au drame antique, non seulement dans son déroulement, mais aussi dans ses effets (cathartiques) sur le public. Le comparatisme (p. 11) auquel va se livrer D. Guénoun pourrait sembler d’abord un exercice brillant, efficace, mais somme toute assez stérile. Car il s’agit d’abord de réutiliser la définition des caractéristiques formelles du « drame » telle qu’elles ont été données par Hegel « et dans sa réélaboration par Peter Szondi » (p. 12), pour qui les obstacles que rencontre l’agent A à la réalisation de son projet ne proviennent pas du monde, mais d’un adversaire souvent unique et bien défini, l’agent B (conflit duel). Dès lors, on croit reconnaître la « structure du match » (p. 16) ; si ce n’est que la symétrie parfaite de l’équipe A vs l’équipe B vient contrevenir à la structure du drame. C’est là que la comparaison va devenir plus intéressante, quoique attendue : pour qu’il y ait drame, qu’il y ait dissymétrie, il faut que le public « choisisse son camp », détermine qui sera l’agent positif dont on veut qu’il réalise son objectif (gagner) malgré les obstacles (p. 17).
9C’est à ce point que l’arsenal « théorique » de l’article peut libérer la dimension politique qu’il recouvrait, en termes marxistes et debordiens : c’est cette symétrie qui permet de comprendre pourquoi le « capitalisme mondial » a paradoxalement autant investi dans « le spectacle sportif » (p. 19) et réintroduit de force et de façon majeure les identifications nationales qui permettent de « dramatiser le match » (p. 18). À travers cet exemple du football, le « capitalisme-monde » (p. 21) ou capitalisme global devient ce qui produit par excellence « du national », ce qui a besoin de la pluralité et de la différence des États. Il revient alors à D. Guénoun, de se distinguer des pensées de Négri (p. 22) pour affirmer, contre l’idéologie inhérente au capitalisme selon laquelle celui-ci n’aurait « pour but et pour finalité [que] de produire le dépérissement des États » (p. 23), qu’au contraire, « le capitalisme veut la nation » (24).
10Marcello Vitali Rosati propose quant à lui de « resémantiser le concept de virtuel » pour lui redonner une signification « plus authentique, plus vivante » (p. 31), en repartant de deux de ses usages : philosophique d’une part (il s’agira de reconsidérer, très rapidement, le concept de virtuel « d’Aristote à Deleuze »), et courante d’autre part (dans l’expression récente « et obscure » de « réalité virtuelle »). Ce qui occupe M. Vitali Rosati est que le « virtuel », tel que le développement technologique semble vouloir l’induire, « a provoqué une crise de l’idée d’être-là à cause de sa force déterritorialisante » (p. 33), autrement dit, une crise du rapport entre corps et pensée telle que la philosophie au XXe siècle, qu’il s’agisse de la phénoménologie de Merleau-Ponty ou de la pensée heideggérienne du Dasein, l’avaient formulé. L’auteur présente clairement le cheminement de sa pensée, peut-être un peu trop dialectique, puisqu’il s’agira de « préciser ce que la notion courante de “virtuel” signifie en relation aux nouvelles technologies […], afin de comprendre comment elle met en crise l’idée d’être-là et comment elle peut enrichir la catégorie philosophique de virtuel. Cette dernière pourrait finalement résoudre la crise provoquée » (p. 35). Si l’objet de M. Vitali Rosati est bien de pointer une des crises du contemporain, la solution théorique qu’il veut lui apporter donne en dernier lieu la parole à une certaine tradition philosophique comme seul recours possible.
11Pour « resémantiser » le virtuel, l’auteur va d’abord appliquer la notion deleuzienne de multiplicité du virtuel (contrairement à l’unicité de l’actuel) au rapport entre texte (actuel) et hypertexte (virtuel) dans les nouvelles technologies (pp. 40-41) : la caractéristique première du virtuel serait donc « la multiplication de la fonction » (p. 42). Autre exemple emprunté aux technologies récentes : la sculpture virtuelle, en ce qu’elle invaliderait l’idée d’une « réalité virtuelle ». Il revient à cet exemple, central dans la démonstration de M. Vitali Rosati, de questionner l’opposition traditionnelle corps-pensée pour faire à présent du corps, non plus ce qui serait du seul côté de la matérialité (quand la pensée serait immatérielle), mais « plutôt l’interstice entre ces deux pôles » (p. 47). Conclusion : « le corps se trouve[rait] dans la même position que le virtuel et s’investit de la même fonction » (p. 48). En mettant le corps sur le même plan que l’ordinateur dans le cas de la sculpture virtuelle, cela reviendrait à dire que « l’espace d’internet ou de la réalité virtuelle est structuré par la même virtualité que n’importe quel autre espace » (p. 51) ; dès lors, on ne saurait devoir comprendre le « virtuel » contemporain que comme la manifestation nouvelle d’un virtuel déjà bien compris par la philosophie, et non comme le lieu d’une déterritorialisation inquiétante et inédite.
12Bernard Stiegler adresse son projet depuis sa participation à l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre George Pompidou, depuis, surtout, le constat d’un « recul de la critique qui a fait place à une sorte de marketing culturel » (p. 57). Autrement dit, c’est un constat désenchanté sur le rapport contemporain à l’art contemporain que dessine l’article de Bernard Stiegler : public devenu « audience », amateur d’art devenu touriste et consumériste culturels, art lui-même devenu « intéressant ». Malgré ce constat, ou au-delà de lui, son projet consiste pourtant essentiellement à réarticuler critique, théorie et pratique (de l’amateur) : si l’amateur est celui qui exerce une « pratique critique », la critique, étant en crise, rend nécessaire et urgent d’élaborer une théorie critique du contemporain, fût-elle « une théorie de l’absence de critique », une « théorie de l’absence de formation d’une époque » qui rendît compte de « l’impossibilité de faire époque » qui caractériserait notre monde (p. 58, p. 60). Cette mise en question de notre temps nécessite d’interroger le projet kantien de la Critique de la faculté de juger sur lequel s’appuie la pensée de B. Stiegler, pour tenter cette fois d’élaborer une théorie et une pratique du jugement critique (pp. 68-74).
13B. Stiegler esquisse alors une généalogie de la crise de la critique ; celle-ci serait le propre de la modernité dans son accomplissement et connaîtrait son premier lieu dans la « crise du vers », inaugurée par Mallarmé (pp. 61-62). Roland Barthes en serait le deuxième moment marquant : que ce soit dans ses Essais critiques ou dans Mythologies, le souci critique de Barthes se manifeste dans la volonté de « discerner » les signes, de les discriminer, et d’apprendre ainsi à voir vraiment. Autrement dit, à critiquer, c’est-à-dire — et c’est là que la dimension politique s’avère inséparable de l’esthétique — à habiter un monde que nous ne savons plus voir (p. 74). Mais c’est aussi avec Mythologies que Barthes installe selon B. Stiegler cette forme du jugement qui n’est plus celle de l’amateur, mais celle de « l’intérêt pour les choses » (p. 75). La critique de Barthes n’adhère plus à l’objet contemplé et le voit sans empathie, sans amour. La « synthèse » kantienne ne peut plus avoir lieu ; du moins se fait-elle « sans aimer et sans croire » (p. 77).
14Ce constat permet de rendre compte de notre situation contemporaine face à l’art contemporain : « nous n’aimons plus les œuvres d’art ». B. Stiegler peut alors conclure par ce qui transparaissait depuis le début de son article : « Ma thèse […] est qu’il semble devenir de moins en moins possible de juger une œuvre dite “contemporaine” […] comme d’une œuvre aimée parce que nous sommes dans une société du désamour » (p. 79). Si ce n’est que « la question de l’intérêt que l’on peut avoir pour les œuvres [demeure] une question d’affect : l’intérêt serait l’affect qui reste en temps de désamour » (p. 81). Désamour, intérêt, autant de termes qui viennent qualifier notre rapport à l’art, au contemporain, à notre impossibilité de faire époque.
15L’article de B. Stiegler permet d’opérer dans le recueil une réorientation sur des questions d’esthétique et de poétique dans les trois essais qui suivent : Sarah Kay et Michel Deguy interrogent tous deux la question de la poésie comme lieu théorique par excellence, alors que Thomas Dommange vient questionner la capacité de la musique à émouvoir. Trois essais qui, à l’encontre de la position de B. Stiegler, veulent rétablir une forme de transcendance propre à l’œuvre d’art, puisque la poésie serait le lieu où se « dit la vérité » (S. Kay) ; la musique, ce qui porte « une âme à s’émouvoir » (T. Dommange) ; enfin, la poésie, en tant qu’elle porte en elle sa poétique, serait inséparable de la théorie, serait la théorie même (M. Deguy). À l’exception de l’article de T. Dommange, une telle ode à la poésie, comme forme supérieure de l’art et de la pensée, vient couper l’expérience esthétique de sa dimension politique pour cloisonner « la poésie » dans une sphère séparée.
16L’article de S. Kay, « La poésie, la vérité, et le sujet supposé savoir. Citations des troubadours et poétique européenne » établit d’emblée ce qui l’unit à la pensée de M. Deguy — « les rapports qui peuvent exister entre ‘‘poésie’’ et ‘‘théorie’’ » — et ce qui l’en sépare — une conception plus historicisée de la poésie (p. 87). Le postulat de Sarah Kay est que le XIIIe siècle serait ce moment précis de l’histoire littéraire où est interrogé de façon cruciale le rapport de la poésie à la vérité, au moment même où elle est accusée par la prose de mentir. Cette mise en question aurait permis à la poésie des troubadours de devenir « poésie moderne », c’est-à-dire une poésie « qui sache et qui dise vrai en tant que poésie » (p. 89).
17La question centrale pour S. Kay, et qui l’oblige à deux détours, par Alain Badiou et Lacan, est de savoir qui peut dire qu’il détient la vérité, qui sait qu’il dit le vrai. Pour résumer sa position, A. Badiou interdirait à celui qui dit (le poète, l’hystérique) l’accès à la vérité qu’il énonce, et que seul le philosophe ou le psychanalyste seraient en mesure de dévoiler. Elle confronte cette position brièvement résumée à « la demande de l’hystérique » telle que Lacan la présente dans le livre XVII de son Séminaire (pp. 92-94). Deux détours qui permettent à S. Kay de mieux mettre en lumière l’opposition qui semble fondamentale entre celui qui dit le vrai et celui qui sait, entre le poète et le critique, entre l’hystérique et l’analyste ou le philosophe. Or, il importe à S. Kay de démontrer que la poésie moderne, depuis ses débuts, se donne comme le lieu qui dit le vrai en sachant qu’il le dit. Ou selon un jeu de mots très lacanien (mais que S. Kay retrouve dans la poésie médiévale) : le poète « déconnaît », autre façon de dire que sa vérité déconne en même temps qu’elle est déconnue (pp. 96-98).
18Après l’exposé de ce cadre théorique vient l’application pratique : S. Kay offre au lecteur une chanson du XIIIe siècle, composée par le franciscain Jofre de Foixà, écrite en occitan, avec sa traduction en regard. S. Kay nous apprend que chaque vers conclusif de chaque strophe « se termine par la citation de l’incipit » de diverses œuvres de troubadours du siècle précédent (pp. 100-105). Ces citations en font une « chanson glosée » où un mystère demeure : que sert de s’appuyer sur l’autorité des autres poètes, si c’est pour les dissimuler ? À quoi d’autre, si ce n’est à reconnaître que « le sujet désirant [il s’agit d’un chanson d’amour] n’est qu’une fiction qu’on se plaît à déconnaître ? » (p. 106). Autrement dit, le « sujet supposé savoir » qu’est le poète, se plaît à ce « jeu futile » (p. 106), ce « jeu d’esprit » « fantaisiste » (p. 107), qui ne demande aucun philosophe ou analyste (si ce n’est aujourd’hui le décryptage d’une critique érudite), mais marque combien il connaît sa position de savant supposé avec laquelle il s’amuse à en découdre. On aimerait en savoir plus sur la tradition des reprises, des citations, des hymnes latins imités dans la poésie des troubadours au XIIIe siècle pour être encore plus convaincu. Car, si celle-ci prouve d’abord que le troubadour est conscient de sa position de détenteur de la vérité au point de pouvoir se jouer de ce rôle, son « jeu » est finalement rabaissé dans la démonstration de S. Kay au rang de « désinvolture », de « dérision » (pp. 108-109). Au point que l’auteur laisse finalement penser que seule l’ironie (je sais que je sais et je m’en moque) serait la marque de la connaissance de la vérité que le poète détient. Cette impression rend alors un peu plus suspecte l’usage « théorique » d’un Badiou qu’on aura voulu « répudier » (p. 111) d’autant que plus que sans la perspicacité de la critique et historienne de la littérature qu’est S. Kay, ces vers de Jofre de Foixà nous seraient restés à jamais énigmatiques… Le lecteur semble in fine, au contraire de ce qu’on voulait démontrer, avoir besoin du Maître…
19La question qui anime Th. Dommange dans « Pourquoi une théorie de l’espace musical ? » est une question majeure, vitale, essentielle, sous ses dehors naïfs : « Pourquoi la musique est-elle omniprésente dans notre vie ? » (p. 113). La réponse est d’une extrême simplicité et complexité à la fois : c’est parce qu’elle « s’adresse directement à l’être intime » comme l’écrit Hegel (p. 115), parce qu’elle porte « l’âme à s’émouvoir » (p. 114). Th. Dommange articule le développement de cette proposition en deux temps : en s’intéressant d’abord à l’espace, puis à l’âme. Parce que l’espace pourrait sans doute être une autre façon de nommer l’âme.
20Faire de la musique, c’est « construire un espace » (p. 118). Cet axiome posé, Th. Dommange va le confronter à une illustration précise qui parcourra l’ensemble de son texte (le blues) et à la définition physique et mathématique de l’espace. Le blues est ainsi analysé comme la musique de l’entre-deux (entre l’Afrique et l’Amérique), au point qu’il peut « être appréhendé comme la construction réelle de cette terre manquante ou plus exactement, comme la métamorphose de l’Atlantique noir en un espace habitable » (p. 121). Derrière la beauté de l’analyse de Th. Dommange, on entend en écho résonner autant la pensée de B. Stiegler sur notre monde devenu inhabitable à force de ne plus savoir le voir, que celle de M. Vitali Rosati : la musique ne crée pas un espace virtuel, mais bien réel, qui vient pallier un manque, une absence tout aussi réelle. Même si l’auteur a bien conscience que la musique ne saurait se substituer à un lieu géographique et risquerait de n’être que métaphore, « tant qu’on n’a[ura] pas montré comment on peut concevoir des espaces sans ‘‘terre’’ ». Il reste donc à disjoindre la notion d’espace de celle qui lui est habituellement associée : l’étendue (p. 124). Th. Dommange rappelle d’abord que l’espace est un ensemble de lignes, de distances et de parcours qui sont, avant que d’être représentés par des cartes, des récits (p. 127), pour arracher la musique à son impossible étendue. Deuxième domaine exploré : la physique électro-magnétique, qui permet de penser l’espace non plus comme une surface (p. 132), mais comme un champ, un « milieu », qui peut « agir sur nous ‘‘à distance’’ » (p. 134), comme la musique agit sur nous, à distance, sans nous toucher à proprement parler. La convocation de la physique permet paradoxalement de sortir de la pensée mécaniste de la musique qui nous « toucherait » par des vibrations de l’air résonnant dans nos tympans.
21Ce détour par une définition de l’espace permettrait par analogie de comprendre ce que pourrait être cette « âme » apparue au début de l’article : l’une et l’autre seraient cet « espace immatériel capable de provoquer en son sein le mouvement des corps » (p. 138). Les références se multiplient pour rappeler que l’âme est ce qui est invisible, sans extension, immortel, principe de mouvement, préexistant au corps, etc. (pp. 138-143) Dans cette seconde partie, Th. Dommange fait feu de tout bois pour tenter d’approcher de ce mot d’« âme » dont peut-être il eût fallu se passer tant son analyse de l’espace était déjà suffisante, mais qui est pour lui la seule façon d’échapper à une conception « magique » des effets à distance de la musique. Sa conclusion sur la « profondeur » inhérente à l’espace musical et qui entrave toute « contemplation » de la musique n’empêche pas tout à fait que l’analogie avec la profondeur de « l’âme intérieure » semble parfois un peu forcée. Il n’en reste pas moins que la pensée originale que déploie ici Th. Dommange, outre les belles pages qu’elle livre, permet de ré-envisager une forme de rapport empathique à l’art contemporain qui vient comme un heureux contrepoint à la position de B. Stiegler.
22Michel Deguy, dans « Poétique et théorie » (dont le titre initial était plus explicite encore : « Une poétique est-elle une théorie ? »), pose explicitement la question des rapports entre théorie et pratique, depuis sa place de « poéticien » (p. 153), c’est-à-dire, en tant qu’il n’est pas le poète, mais qu’il n’est pas pour autant dans la posture du Maître philosophe ou analyste que dénonçait S. Kay. La pensée de M. Deguy, dans ses méandres, ses « digressions » (p. 172), et au travers de courts fragments, tente au contraire de faire se rencontrer le poète et le poéticien, le praticien et le théoricien, qui, loin d’être l’avers et le revers d’une même pièce, sont simultanément, et l’un et l’autre. Cette équivalence des positions n’est pas qu’un artifice qui ferait tomber les frontières étanches entre les concepts : il s’agit bel et bien de montrer qu’il n’y a pas d’écart entre la théorie et le poétique/la poésie, contrairement à ce qui fut reproché à J. Baudrillard, dans un de ces exemples éclairants que prend parfois M. Deguy (pp. 157 sq.).
23Il s’agit donc, d’abord, de définir la « théorie », d’après É. Balibar et B. Cassin, pour la rendre à ses liens primordiaux avec la poésie (p. 159), et de s’opposer au Démon de la Théorie d’A. Compagnon, pour ne plus disjoindre théorie et sens commun (pp. 162 sq.). Qu’il n’y ait plus disjonction ne veut pas dire qu’il n’y ait plus de deux, de duel (Bonnefoy, pp. 166 sq.), mais qu’il est possible d’aller au-delà des oppositions trop radicales. Il en sera de même pour la poésie qui devient inséparable de la théorie. Un petit schéma clair illustre le cheminement de la pensée de M. Deguy (p. 172) : « Je repars à l’assaut du thème principal (poésie poétique théorie) ». Autrement dit, la poésie, dans sa pratique, définit sa poétique, et, à ce titre, est théorie (p. 180).
24La pensée de M. Deguy va elle aussi à rebours de la conception désenchantée d’un B. Stiegler : il y a toujours jouissance de la poésie (et de la théorie), amour, parce que — comme pour Th. Dommange qui citait déjà Hegel — la poésie est une musique, une « perception immédiate de l’âme pour elle-même » (p. 180) ; il y a empathie, du critique à l’objet de sa lecture, puisque le poète est lui-même le critique (cf. S. Kay), et qu’il devient finalement impossible de « distinguer la théorie ‘‘poétique’’ et la théorie » (p. 191).
25Ainsi, il est assez remarquable de constater que dans ce recueil, les trois essais plus précisément consacrés à un art (celui des troubadours, la musique, la poésie), sont ceux qui réitèrent le plus volontiers l’assurance en un rapport empathique du sujet à l’art, et qui tentent de dénouer les oppositions art/critique, art/théorie. Cette désarticulation est moins « déconstruction » que remotivation, de certains concepts qui ne semblaient plus appartenir au vocabulaire philosophique contemporain (l’âme chez Th. Dommange), ou de la pensée hégélienne de la poésie comme forme la plus haute de l’art et de la connaissance (M. Deguy).
26L’article de Judith Butler clôt ce volume. Alors qu’il pourrait sembler poser une question éthique, celle-ci est soumise à une question politique, d’où l’éthique, au lieu d’être un fondement, ne devient qu’une de ses conséquences pratiques. Alors qu’il pourrait sembler poser une question qui concerne la formation du sujet, morale (avec E. Levinas) ou psychologique (avec M. Klein), sa question concerne en fait les liens sociaux dans lesquels sont engagés le souverain et ses sujets.
27La question qui est au cœur de l’article de J. Butler est donc celle de la « non-violence », et des conditions de sa possibilité (« comment un tel appel [à la non-violence] devient-il possible ? », p. 195). À l’origine de ce travail, l’objection que Catherine Mills a formulée contre l’usage que fait J. Butler de la performativité dans la formation du sujet. Comment, à partir du moment où l’on admet que le sujet est constitutivement formé dans la violence, assigné à des normes violentes, J. Butler peut-elle « revendiquer une éthique de la non violence » ? (p. 197). Celle-ci revient sur les éléments peut-être « surdéterminés » de ses travaux antérieurs (p. 196) pour répondre à C. Mills, et contester l’idée selon laquelle il y aurait une violence originaire, qui serait source d’une violence désormais constitutive du sujet : « Il n’est pas possible de raconter l’histoire du commencement de l’action productive de telles normes […] La production normative du sujet est un processus itérable, répété, et en ce sens, c’est un processus qui « rompt » constamment avec les contextes » (p. 198). Cette rupture, que J. Butler appelle de ses vœux, invite à une pratique possible, où le sujet opère une série de déplacements par rapport aux normes (violentes) qui l’ont constitué : « N’est-ce pas là au moins une éventualité, quelque chose que l’on pourrait essayer de mettre en œuvre ? » (p. 199). De sorte que — et c’est là la première thèse fondamentale de son article — la violence devient nécessaire parce qu’elle est la condition-même de possibilité de la non-violence. Ou pour le dire autrement, la non-violence est pour J. Butler la conséquence de la lutte du sujet contre la violence qui l’a produit (p. 202).
28Pour étayer ces premiers postulats, J. Butler va s’appuyer à la fois sur les travaux de Mélanie Klein et d’Emmanuel Levinas : ce qu’elle trouve de commun avec la théorie pratique de la non-violence qu’elle tente d’élaborer ici, c’est une même attention au « double-bind » qui est au cœur de l’injonction à la non-violence. Car il n’y a pas de non-violence « pure », « vertueuse », qui serait radicalement distincte de la violence : « c’est cette alliance de la violence et de la moralisation que j’essaie ici de défaire » (p. 203). Le double bind de la non-violence est d’abord à l’œuvre dans l’effroi et l’angoisse que ressent Jacob à la veille de combattre contre son frère Esaü, tel qu’il est commenté par Rashi, repris par Levinas, et finalement relu par J. Butler. L’ambivalence des sentiments de Jacob, entre l’effroi quant à sa propre mort et l’angoisse d’avoir peut-être à tuer, manifeste pour Levinas l’ambivalence essentielle du sujet, soumis à l’injonction de la non-violence (« Tu ne tueras point ») et pour qui le visage d’autrui est « en même temps une tentation de tuer et une interdiction de tuer » (p. 206). Le conflit est conflit intérieur du sujet et c’est, plutôt que la violence, l’injonction même à la non-violence qui est origine et objet du conflit. Cette ambivalence travaille aussi, dans la structuration du moi dans le deuil et la perte de l’objet aimé, la théorie de Mélanie Klein (pp. 206-210). Ce qui intéresse J. Butler, dans la pensée de Levinas et celle de Klein, malgré les réserves qu’elle émet, c’est la façon dont elles permettent de penser un « sentiment de responsabilité ‘‘non-moralisé’’ [qui cherche] à préserver Autrui de la destruction » (p. 210). Autrement dit, d’échapper à la « violence éthique » que contient l’injonction à une non-violence pure, en assumant la responsabilité de l’agression, en tant qu’elle est là pour protéger « la vie précaire d’autrui » (p. 211).
29Il s’agit pour J. Butler d’élaborer une « certaine pratique éthique elle-même expérimentale [qui] cherche à préserver la vie plutôt qu’à la détruire. Il ne s’agit pas d’un principe de non-violence, mais d’une pratique, elle-même faillible ». La non-violence, non plus pensée comme une injonction éthique de principe, mais au contraire, comme pratique alternative, émergeant du politique, devient l’outil qui permet de lutter contre sa propre violence, mais surtout contre celle du pouvoir souverain. La non-violence, en ne répondant pas au pouvoir violent, permettrait de rétablir une homothétie des positions où nul n’est invulnérable, ni le souverain, ni sa victime (p. 215).
30Non-violence pratique, qui découle des situations, qui devient éthique par conséquence, les termes que proposent J. Butler, sont de ceux qui invitent à trouver la voie d’une résistance possible. Voie ouverte, que Butler continue de travailler, comme en témoignent ses deux récentes conférences à Paris, « Appréhender une vie : un combat de reconnaissance » et « Compter les morts de guerre »2.