Voie fictionnelle, voie critique
1En voiture, à pied, à cheval… Le lecteur des textes littéraires ne prête pas toujours attention aux moyens de transport et aux modalités de déplacement des personnages, comme s’il était nécessaire que l’homme se déplaçât et tout aussi indispensable que la littérature en portât la trace.
2Pourtant, ce n’est pas par simple goût de la métaphore filée que l’on dira qu’une voie assez nouvelle d’approche des textes littéraires est empruntée par Le Carrosse littéraire et l’invention du hasard, un court essai (moins de 250 pages) qu’un chercheur de l’Université de Copenhague publie aux P.U.F. dans la collection « Les Littéraires »1. L’ouvrage pourrait même montrer la voie, à la faveur de l’évidence première de son objet, de la simplicité apparente de sa démarche et de l’efficacité subtile de ses analyses. En revendiquant ouvertement une approche médiologique, il en permet plus largement une diffusion et une application au matériau littéraire qui ne manquera pas de stimuler ses lecteurs.
3Carsten Meiner nous convie à l’exploration d’un large corpus européen (français aux deux tiers, allemand, anglais et russe) de textes romanesques, du XVIIe au XXe siècle (Furetière, Marivaux, Sterne, Goethe, Rousseau, Diderot, Stendhal, Balzac, Nerval, Baudelaire, Gogol, Tostoï, Flaubert, Proust, Woolf, Musil), dans lesquels le carrosse, qui s’est alors imposé comme le seul moyen de transport collectif rapide, semble jouer un rôle particulier. Il explique le choix de « carrosse » comme terme générique pour désigner la « voiture hippomobile », qui évolue partiellement dans sa forme et qui connaît des dénominations aussi variées qu’incohérentes pendant cette période en Europe (p. 11-15).
4L’auteur procède en deux temps. La première partie est présentée comme historique mais elle pose également des jalons théoriques dans les cinq chapitres qui la composent. Le premier est une synthèse de l’histoire (technique, urbaine et administrative) du carrosse, qui cite une abondante bibliographie spécialisée et qui s’efforce de dépasser le cadre français pour donner une idée de l’expansion européenne du phénomène. L’histoire technique, qui met au jour les caractéristiques intrinsèques du produit manufacturé indépendamment de certaines variations, se double d’une histoire des mentalités, qui s’appuie sur les cadres administratifs et les usages sociaux : dans le cas du carrosse, le XVIIe siècle, entendu un peu largement et étendu au niveau européen, conjugue la stabilité de la technique (fermeture par portières, train à flèche permettant un grand angle de braquage, suspensions…) et l’usage bourgeois d’un objet auparavant réservé aux rois (un décret de Philippe le Bel de 1294, rappelant cette exclusivité, indiquait déjà en creux les ambitions bourgeoises). Ces données extrafictionnelles permettraient le développement d’un véritable topos littéraire mais l’auteur note de façon récurrente dans l’ouvrage à quel point la littérature n’est pas le simple enregistrement de la réalité. Le deuxième chapitre part d’une constatation assez banale : la valeur symbolique du véhicule comme médiateur, dès le char des mythologies européennes et asiatiques ; mais il est immédiatement souligné que le déplacement historique qui s’opère au XVIIe entre le registre divin et le registre humain est précisément souvent exprimé par le biais du carrosse : la transformation burlesque du char solaire en la misérable charrette des comédiens arrivant au Mans au début du Roman comique (1662) pourrait sanctionner définitivement ce changement. Le choix du terme de « contingence » pour désigner ce qui défait le lien auparavant perçu comme nécessaire entre les hommes et le monde repose sur un très rapide tableau des mutations scientifiques et philosophiques au XVIIe siècle, peut-être un peu rapide au regard de l’usage que l’auteur fait ensuite de la notion sur laquelle repose toute sa thèse : « Contingente et aléatoire, la relation entre homme et monde est devenue un ‘problème’ à explorer et cette investigation est entreprise en littérature avec un recours quasi systématique aux carrosses » (p. 45). Cependant, si « contingence » peut en effet paraître s’imposer à propos du carrosse lui-même dans les textes littéraires, il ne s’agit pas dans ce cas d’un « véritable ‘concept de contingence’ mais bien plutôt de la ‘contingence représentée’ sous des formes littéraires : la littérature privilégie des notions concrètes, tels le hasard, l’aléa, l’incident, l’événement, etc… » (p. 47). C’est le lien entre ce hasard et le carrosse dans les textes qui fait en réalité l’objet des deux chapitres qui suivent, où le carrosse a une valeur métadiscursive (Fielding, Marivaux, Lichtenberg) mais aussi fictionnelle : C. Meiner donne ici une sorte de typologie de ce qu’il appelle la « fonction-carrosse », le véhicule s’éloignant de son rôle comme moyen de transport pour manifester les aléas du monde, en particulier urbain, la prétention de ses propriétaires2, et surtout, ce qui est l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage, le fonctionnement même de la fiction : la substance de cette fin de chapitre sera d’ailleurs développée dans les études monographiques de la seconde partie. Le carrosse fait « fonctionner ‘autre chose’ dans le récit » (p. 58) : il permet de « passer d’une scène à une autre » (p. 59) et « inscrit, au sein même du conventionnel, des contenus inattendus » (p. 62). On souscrira aisément à la thèse de l’auteur selon lequel cette irruption n’est en rien une « augmentation de la prégnance réaliste » mais bien une « fonction littéraire » (p. 63) mais le « conventionnalisme » dont relèverait dès lors le carrosse lui-même pose problème : dans ce jeu de convention et de déplacement des attentes du lecteur, le balancier se fixe difficilement. Il est significatif que le chapitre 5 s’attache à ce paradoxe (« Lorsque le lecteur relativement avisé rencontre un carrosse, il s’attend à un événement imprévu », p. 64) et à l’articulation délicate des notions utilisées implicitement jusque-là : objet, thème, motif, topos… Ce chapitre entend rien moins que, en « évitant ces notions imprécises », « chercher un concept en mesure d’identifier la fonctionnalité d’une image » et qui se veut une « modernisation » de la notion de topos établie par Curtius (p. 65). L’auteur, qui a par ailleurs déjà exploré ces questions3, précise ici rapidement les limites et les implications de la définition de Curtius, floue et tendue entre les topoï antiques et classiques relativement homogènes de la littérature d’avant 1700 et les lieux réels envahissant la fiction ensuite. C. Meiner choisit d’emprunter aux médiologues la notion d’interface au sens de ce qui met en relation sans contenu prédéterminé (à l’inverse du topos) un « ceci matériel » et un « cela spirituel »4.
5La seconde partie de l’ouvrage est annoncée comme « l’histoire de la contingence carrossière » : elle est constituée de neuf chapitres monographiques (et parfois à une seule œuvre romanesque) ou consacrés à un groupe d’auteurs et présentés de façon chronologique, du Roman bourgeois à L’Homme sans qualités. J’ai souligné l’ampleur de ce corpus, dont la richesse et la variété participent directement de la démonstration et de la pertinence de l’hypothèse de départ. L’ensemble des chapitres esquisse de fait une sorte d’histoire de la place que le véhicule tient dans la mise en œuvre fictionnelle du hasard et de la contingence, qui sont au cœur de la réflexion et fréquemment premiers dans les analyses des textes, souvent approfondies et étayées par de multiples références critiques internationales. Le chapitre sur le Roman bourgeois fait une bonne place à l’analyse du mariage, en relation avec le hasard et le carrosse, celui-ci permettant la « naturalisation » de celui-là5. Auteur d’un ouvrage sur Marivaux6, C. Meiner s’intéresse dans un chapitre à l’exemple particulièrement probant du Paysan parvenu7, auquel il faudrait comme il le note lui-même, ajouter La Vie de Marianne, où le carrosse s’inscrit dans le déplacement du modèle du conte de fées8. La référence au conte de fées renforce l’idée du jeu complexe d’épuisement et de renouvellement des topoï : le carrosse du conte est déjà une convention, retravaillée par le roman. C. Meiner poursuit en analysant successivement la « neutralisation » progressive de la fonction-carrosse à la fin du XVIIIe siècle (Chapitre 4 : Goethe, Rousseau, Diderot ; voire le chapitre suivant, sur Le Rouge et le Noir, Stendhal s’avérant encore une fois un auteur qui n’est pas de son siècle : la substitution du carrosse par le cheval dans son roman n’est pas sans renvoyer à des codes antérieurs sur lesquels on aurait pu revenir ici dans la mesure où ces retours manifestent encore le jeu de déplacement des topoï), puis le questionnement sur le hasard que permet le véhicule (chapitre 6 : Balzac, Nerval, Baudelaire ; chapitre 7 : Les Ames mortes), avant un dépassement dans des romans dans lesquels l’inertie s’impose (chapitre 8 : Tolstoï, Trois morts ; Flaubert, Madame Bovary) et l’écart qui peut se creuser entre le progrès technique et les codes littéraires (le chapitre 9 distingue ainsi le traitement de la voiture dans « Un amour de Swann » et dans Mrs Dalloway).
6La conclusion revient enfin de façon pertinente sur les questions disciplinaires qui sous-tendent l’ouvrage (histoire matérielle vs littéraire, discours littéraire vs autres discours, concept philosophique du hasard vs hasard en littérature) et sur la notion de topos. C. Meiner se démarque alors des travaux de la SATOR9, notamment parce que le topos tel qu’il y est défini fixe un contenu a priori ; dans cette définition, il y a bien pourtant une distinction entre le topos comme catégorie et le topos comme séquence et événement narratif mais ceux-ci sont déterminés par celle-là. L’auteur reconnaît que cette définition minimale a permis le développement de la base de données en ligne d’analyse des topoï10 mais il serait aussi juste d’intégrer les précisions apportées par Jan Hermann11 et de citer la série de colloques organisés dans le cadre de la société, qui peuvent s’interroger sur ces questions théoriques à travers des thèmes variés12.
7L’évidence et la gratuité apparente de l’objet d’analyse (une note d’une demie page s’attache à convaincre des « sceptiques », note 2 p. 45-46) mais aussi une certaine rigueur et un véritable appétit de démonstration, comme importés de l’analyse philosophique et comme répugnant à l’impressionnisme littéraire, rendent l’auteur particulièrement scrupuleux (par exemple, une page pour résumer dans l’introduction le chapitre 2, qui en fait dix). On ne peut que lui donner raison tant cet ouvrage passionnant est novateur à bien des égards dans le domaine littéraire. Au-delà de ses propres perspectives, il s’articule en effet à plusieurs domaines de recherche actuels :
8-D’une part les relations des objets du monde avec leurs traces et places dans la fiction13. Il y a certes là un risque de collection, un ensemble de choses indépendantes ou hiérarchisées pouvant être présentées sous forme de typologie, et dans une telle approche, la place des objets est au mieux rapprochée de tel ou tel investissement symbolique. C’est souvent en élargissant leur prise en compte dans la représentation (par exemple à travers les illustrations14) que l’on peut évaluer leur fonction sémiologique.
9-D’autre part, et beaucoup plus largement, le rapport à l’espace dans la fiction et dans la fictionnalisation. Non seulement, il y a différents investissements psychologiques et fictionnels de l’espace (de l’immobilité par la réflexion intime, du territoire par l’organisation, du voyage par la conquête) mais aussi des différents moyens de déplacement eux-mêmes : la différence entre les tractions animale et mécanique est sans doute à creuser mais aussi les attendus de la prosodie pédestre, de la réflexion cavalière, du lyrisme aérien, de la notation cycliste, de l’épopée navale, ferroviaire15 et automobile au même titre que ceux du romanesque carrossier explorés ici.
10-Surtout, au croisement de ces deux questions, celle des moyens techniques liés à la fiction. Les objets sont d’emblée perçus comme la partie d’un ensemble d’objets, voire sont eux-mêmes conçus comme les instruments d’une mise en relation. La médiologie étudie de façon privilégiée les moyens de communication, avec l’idée que l’information, comme message, est fortement liée son support (voire lui est identifiée : c’est le « medium is message » de McLuhan). L’analyse littéraire, de façon indirecte, privilégie également ces objets particuliers que sont les moyens de communication, comme autant de mises en abyme de la production de l’œuvre de fiction. Cependant, la médiologie repose aussi sur l’idée que le transport matériel, des personnes et des messages, doit être associé à l’information immatérielle. En définitive, les objets considérés le sont en tant qu’élément matériel, ensemble d’éléments matériels, ou disposition spatiale (soulignée et matérialisée) par des éléments matériels, qui permettent une mise en relation de personnes les unes avec les autres, ou de personnes avec le monde. C. Meiner choisit de parler ici d’« interface » à propos du carrosse mais cet exemple serait une excellente illustration du « dispositif », autre terme emprunté aux médiologues et aux théoriciens de la communication, que Philippe Ortel définit de façon provisoire comme « matrice interactionnelle »16 : « interface » indique un élément intermédiaire de mise en relation, qui en est le centre, tandis que « dispositif » renvoie à l’ensemble des éléments de la relation. Au-delà des termes choisis, il est particulièrement intéressant que des chercheurs travaillant dans ces cadres variés17 se penchent actuellement sur des questions similaires à propos de la fiction : la récurrence des intermédiaires techniques et matériels, qui mettent en place des interactions qu’elles semblent d’abord organiser et systématiser avant d’induire davantage de désorganisation, de surprise, d’interactions réelles et nouvelles… De tels phénomènes amènent notamment à interroger le fonctionnement de la fiction moins sous l’angle majeur de sa linéarité et de sa narrativité qu’à partir de ses pauses, de ses interruptions, de ses scènes18.
11Et parce que l’imaginaire du carrosse n’est pas seulement littéraire, on peut aller voir le « Carrosse » de Xavier Veilhan à Versailles : nul récit ne l’accompagne, nul personnage n’est visible, nul indice ne permet de l’identifier mais la posture de son attelage, comme saisi dans une folle allure, son uniforme couleur profonde, comme sortie d’une nuit violette… et plus encore son installation, à l’entrée du château, font surgir devant nous un monde19.