Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Octobre 2009 (volume 10, numéro 8)
Florence Lotterie

Madame de Staël : À la recherche de l’enthousiasme perdu

Louis Moreau de Bellaing, L’Enthousiasme de Madame de Staël, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, coll. « Sociologie de la connaissance », 2007, 148 p. ISBN : 978-2-296-04649-8.

1La pensée de l’auteur de De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales appelle sans nul doute une réflexion transdisciplinaire sur l’articulation des savoirs littéraires aux savoirs sociologiques, réflexion à laquelle on peut d’ailleurs dire que le livre de 1800, qui en propose une théorie complète articulée à une philosophie de l’histoire, apporte une des premières pierres. On se réjouit donc d’abord de voir un sociologue se pencher sur l’œuvre de Madame de Staël et entreprendre de la lire comme une sorte d’illustration d’une sociologie de la connaissance appliquée à l’enthousiasme. Passant à cette occasion de l’étude des phénomènes de pauvreté et d’exclusion1 à celle d’une notion-clé de l’histoire des idées du tournant des Lumières, l’auteur suggère le lien entre l’intérêt pour une notion qui en appelle à une certaine énergie et le combat contre la « morosité de notre époque de chômage » (p. 11). C’est dire que l’enthousiasme est d’abord perçu ici d’une manière qui se veut politique, au sens où ce qui semble intéresser la « sociologie de la connaissance » telle que s’en réclame l’auteur suppose que les modes de savoir soient entés à une praxis : l’enthousiasme, à cet égard, n’est pas une idée pure, une abstraction, mais un mode d’appréhension du réel susceptible d’organiser une action dans ce réel et, à l’inverse, d’être informé par une relation spécifique du sujet à ce réel.

2On se dit que c’est peut-être à cette aune qu’il faut d’abord mesurer le titre, un peu lâche, du livre, dont le génitif reste ambigu : l’enthousiasme serait donc celui de l’œuvre de Madame de Staël, en tant qu’elle le théorise, le configure dans la fiction ou en fait un instrument lié à l’action politique ; et il s’agirait aussi du sujet staëlien enthousiaste, de cette Madame de Staël dont on aimerait que les critiques renoncent enfin à l’appeler « Germaine », surtout si c’est seulement, comme l’indique une note avec une candeur qu’on espère feinte, « pour varier » (Ibid.) 2. De fait, l’enquête s’ouvre sur un rappel biographique qui reconduit des énoncés connus et pour tout dire éculés sur la « sensibilité » exacerbée de l’intéressée, voire son « exaltation » (p. 24). On est également gêné par certaines affirmations qui demanderaient au moins à être nuancées, comme celle-ci : « Il n’y a guère, chez Madame de Staël, d’enthousiasme pour le divin. Elle est déiste. » (p. 25) Il conviendrait de distinguer ici, par exemple, les œuvres d’avant la « crise » du début des années 1800 de celles qui suivent : peut-on sérieusement considérer que De l’Allemagne (1810) se présente comme un livre « déiste » ? La question est d’autant plus pressante que c’est dans ce livre que l’essai trouve l’expression achevée de l’idée d’enthousiasme chez Madame de Staël, dans une (rapide) troisième partie qui s’intéresse aux chapitres parmi les plus imprégnés de spiritualité religieuse dudit livre…

3La méthode de M. Moreau de Bellaing manifeste à cette occasion ses limites immédiatement empiriques  : se proposant d’étudier la catégorie « enthousiasme » comme objet pour une sociologie, il entreprend de la traiter dans le cadre d’une « analyse de discours » (p. 27) qui en saisisse les occurrences dans la nappe indifférenciée de l’œuvre staëlienne, ignorant délibérément la contextualisation historique de celle-ci : il oppose « chaque œuvre et son histoire » à « chaque texte portant directement sur l’enthousiasme » (ibid.), opérant par relevés d’occurrences et classements selon les types de définition et les modalités énonciatives. Il n’est, dans cette perspective, pas possible d’indiquer ce que seraient les inflexions significatives d’une œuvre travaillée autant, pour user de mots fétiches de la pensée staëlienne, par les « circonstances » de l’actualité que par l’attachement à des « principes ». Mais surtout, le passage par la biographie, qui n’aurait de pertinence qu’à accepter d’incarner les textes en les situant historiquement à l’aide des scansions de la vie de l’auteur, par exemple, est ensuite évacué par l’auteur qui le désigne lui-même comme inutile à sa démarche (puisqu’enfin « c’est le texte qui [l’] intéresse et non l’auteur », p. 26-27). On ne peut s’empêcher de soupçonner dans cette digression préliminaire assez bâclée, une tactique de simple remplissage, compte tenu des approximations et des signes divers d’une véritable impréparation scientifique qui émaillent le livre. On soulignera, à cet égard, que M. Moreau de Bellaing explique en toute honnêteté d’entrée de jeu qu’il n’était pas l’auteur prévu à l’origine du projet (p. 12) : ce qui n’aurait rien de répréhensible, si le contretemps invoqué n’aboutissait à un ouvrage qui ne s’est manifestement pas donné la chance de l’approfondissement des choses.

4Avant d’en venir au détail de la démarche et des grands axes du plan suivi, qu’on nous permette donc de souligner des problèmes méthodologiques qui ne permettent pas de ranger cet ouvrage parmi les travaux relevant d’une véritable fiabilité scientifique sur le sujet traité, et ce, d’autant que ces travaux existent et sont ici totalement ignorés, du moins dans les références bibliographiques explicites. Encore celles-ci sont-elles en note, et rares ; il n’y a aucune bibliographie. Le choix de l’édition de référence n’est pas très rigoureux : M. Moreau de Bellaing se fonde, non pas sur la première édition des Œuvres complètes procurée en 1820-1821 par Auguste de Staël, non pas sur la grande réédition Didot de 1836, mais sur l’édition de 1838 dont la mise en page, en colonnes, entraîne un alourdissement inutile des textes de notes (de type « O.C., p. x, col. 1 »). Il indique par ailleurs avoir suivi, pour Corinne ou l’Italie et De l’Allemagne, les éditions de poche dues à Simone Balayé. Pourquoi cette hétérogénéité, et surtout cette inactualité ? Car on trouve aujourd’hui, des grands textes de Madame de Staël, des éditions qui sont ici ignorées. Citons en particulier, puisque le roman occupe une place privilégiée dans le corpus, l’édition de Corinne procurée en 2000 par S. Balayé dans le cadre des nouvelles Œuvres complètes de Madame de Staël en cours de publication chez Champion, et le beau travail éditorial que cette regrettée chercheuse avait accompli avec Mariella Vianello Bonifacio sur Dix années d’exil (Fayard, 1996).

5On se contentera d’ajouter qu’une édition de référence de De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales existe aussi grâce à Axel Blaechke, afin que les lecteurs intéressés puissent y courir, mais on n’en dira pas plus, puisque compte tenu de la méthode de simple relevé des occurrences explicites du mot « enthousiasme » et de ses dérivés, ce livre capital n’est pas intégré au corpus au motif qu’on y a « rien trouvé sur l’enthousiasme » (p. 25, nous soulignons) : formulation malheureuse, car si le mot n’y est, la chose y plane incessamment. Lorsque, dans la troisième partie, M. Moreau de Bellaing trouve dans De l’Allemagne des formulations qui seraient des « dépassements » de la pensée staëlienne de l’enthousiasme, il aurait pu, dans certains cas, en trouver l’inspiration directe dans De la littérature, voire dans les essais politiques et moraux de la période thermidorienne (voir en particulier p. 121-123, sur la question du progrès, et p. 116-117, sur celle du manque d’enthousiasme et du danger du découragement, qui sont précisément présentés comme des mobiles politiques de l’écriture dans De la littérature !).

6Quant à la démarche d’ensemble, la proposition est assez claire : il s’agit bien de mettre en évidence la place de l’enthousiasme comme mode de construction de savoir sur le monde, susceptible d’une interprétation sociologique, mais l’apport et la nouveauté, relativement à des travaux existants (Anne Amend, « Le système de l’enthousiasme d’après Madame de Staël », Le Groupe de Coppet et l’Europe, 1789-1830, 1994 ; Gérard Gengembre, « L’enthousiasme dans Corinne ou l’Italie », Une mélodie intellectuelle, Corinne ou l’Italie, 2000 ; Michel Delon, L’Idée d’énergie au tournant des Lumières, 1770-1820, 1988) reste assez faible. On tombe d’accord avec la ligne directrice d’un plan qui, l’auteur ayant justement noté (après A. Amend…) la proximité avec les pensées de Shaftesbury et du Kant du Conflit des facultés (il faut cependant préciser qu’il s’agit de la célèbre 6e section et que Madame de Staël a d’abord un accès  indirect au « kantisme » vu par Charles de Villers) entreprend de suivre le fil d’une évolution de ses conceptions en montrant qu’elle articule la question de l’enthousiasme à celle des « passions » en tant que problème politique. Il consacre d’ailleurs une partie (la quatrième et dernière) à l’examen des grands textes sur la Révolution, ce qui satisfait l’historien des idées littéraires, pour lequel il semblerait vain de dissocier la question de l’enthousiasme chez Madame de Staël de l’influence de la Révolution et des transformations de l’espace et du champ de la littérature autour de 1800.  

7Mais cela, au passage, laisse aussi perplexe. Car contrairement à la logique anhistorique affichée de l’analyse de discours (opposant « chaque texte portant directement sur l’enthousiasme » à « chaque œuvre et son histoire », p. 27), le plan retrouve et le contexte historique, et la découpe par œuvres (il suit le trajet des œuvres de jeunesse vers celles de la maturité linéairement3) et, même, l’évolutionnisme d’une certaine histoire des idées : il suit la construction théorique de la notion (partie I), son affinement dans un cadre plus politique (parties II et III), sa mise en doute et son reflux (partie IV). On ne peut s’empêcher de retrouver la distinction des phases « pré-théorique » et « théorique » de l’enthousiasme posées par A. Amend (art. cité, p. 269), qui suit également un déploiement évolutif appuyé sur les mêmes œuvres et la même démarche de type gnoséologique ; on retrouve en effet, dans la lecture de Moreau de Bellaing, le passage d’une « poétique » à une « politique », en passant par la question religieuse et philosophique de l’enthousiasme. L’auteur évoque l’importance de la notion de « sublime » (là encore, que de travaux utiles passés sous silence…) mais parvient à ne pas analyser directement les rapports entre enthousiasme et mélancolie, concept-clé chez Madame de Staël.  

8C’est dans le détail de cette démarche que le livre déçoit vraiment : l’analyse de discours se réduit en effet la plupart du temps à un catalogue de citations (effet de remplissage, pour le coup, aveuglant) qui font trop souvent l’objet d’une paraphrase résolument littérale. L’absence de problématisation ferme se révèle à cet égard dans la table des matières, où le propos est disséminé en une multitude de rubriques répétitives (c’est assumé, puisque la reprise de têtes de rubriques est accompagné régulièrement de la mention « suite »). On regrette enfin les contradictions flagrantes : ainsi, après avoir commencé en évacuant l’intérêt méthodologique de la biographie et de ses entours psychologisants plus ou moins heureux, y revient-on dans une conclusion selon laquelle si Madame de Staël a tant aimé l’enthousiasme, c’est « son propre enthousiasme qu’elle a aimé » (p. 146). On comprend soudain mieux le titre de ce livre et le sens du recours à une « sociologie de la connaissance subjective » dont les attendus théoriques ne sont ici guère… enthousiasmants.