Du signifiant « errant » à la clarté du concept ?
1Si l’histoire du nihilisme reste « cachée », les raisons en sont que ce terme n’eut jamais de signification stable depuis son surgissement au sein de la langue philosophique, et qu’il fut dès sa naissance un signifiant dépourvu de tout référent (« une négation double », « ni théisme, ni athéisme », « privé de sens propre »). On lit ce terme pour la première fois sous la plume d’Anarcharsis Cloots, qui en fait un étrange « personnage » (conceptuel), qui vient illustrer ce que l’auteur nomme les « paradoxes de l’action verbale ».
2La méthode que suit Michèle Cohen-Halimi, à laquelle on doit les cinq séquences composant la première partition (cependant que Jean-Pierre Faye prend en charge les cinq autres séquences de la seconde partition) est une méthode qui consiste à pourchasser le sens dans sa diachronie : du signifiant errant (chez Anarcharsis Cloots), à son utilisation par Jacobi, « le négateur de la raison », dans ses virulentes attaques contre l’idéalisme (celui des lumières, de Fichte et du criticisme kantien), jusqu’à sa clarification par Nietzsche. Elle découvre alors une rupture franche, dans les divers signifiés du vocable, après son usage jacobien et juste avant la relève nietzschéenne.
3Il faut, en effet, se tourner vers la Russie pour restituer les vicissitudes du concept de nihilisme. Nous rencontrons alors Bakounine et le nihilisme politique et assistons au passage « du nihilisme doctrinal au nihilisme agissant (politique) ». Cela par le biais du « travail de la littérature », dont Dostoïevski est le principal protagoniste. Dostoïevski, en effet, « invente par le roman la scène métaphysique de […] la tragédie du nihilisme », et il accuse et récuse ainsi la philosophie des nihilistes, qu’il met en scène, et qu’il identifie à la fin de sa vie aux anarchistes, aux athées, aux socialistes, et… aux juifs, dans une bien curieuse équation (cela afin de réhabiliter son christianisme teinté d’antisémitisme).
4Entre alors en scène Nietzsche (« l’aéronaute de l’esprit »), qui va donner un concept enfin clair et distinct du vocable « nihilisme », en se qualifiant lui-même de « premier nihiliste parfait de l’Europe » : « extrait de son sol politique pour être élevé par Dostoïevski au rang de vocable métaphysique et être ainsi retourné contre les nihilistes actifs, le ‘nihilisme’ métaphysique revient avec Nietzsche à la philosophie… ». Pour Nietzsche, une fois isolées les différentes formes passées du nihilisme, il va s’agir de venir subsumer sous ce terme un symptôme, induit par « la mort de Dieu » et ses suites. La question devient alors : « comment la volonté de puissance peut-elle se désintégrer au point de devenir volonté de rien ? Comment peut-elle se convertir en puissance destructrice d’elle-même, en contre-vouloir, en négation de la vie ? ». En somme, Nietzsche fait le constat d’une époque, la sienne, où, nous dit alors Michèle Cohen-Halimi : « tout se vaut, plus rien ne vaut, tout s’égalise pour le plus grand dégoût. Avec la mort de Dieu disparaît donc toute garantie de fixité des identités, toute hiérarchie des valeurs… Reste une agonie crépusculaire, qui propage son ombre sur toute l’Europe et qui met subitement à nu la négation de la vie ».
5Nietzsche convertit ainsi, comme le relève avec finesse Michèle Cohen-Halimi, le vocable « nihilisme » en philosophème, en intégrant celui-ci dans la philosophie, et en permettant de penser à partir de celui-ci « la ‘vérité’ qu’il n’y a pas de vérité ».
6Il faut ainsi lire à la loupe le cheminement qu’opère Michèle Cohen-Halimi, afin de bien saisir la méthode qu’elle déploie pour penser la généalogie du nihilisme. C’est, en effet, « une logique des affinités » qui est là sous-jacente. L’auteur met ainsi en œuvre, et avec une grande efficacité, une véritable enquête philosophique.
7C’est alors Jean-Pierre Faye qui prend la suite, se focalisant sur les rapports bien particuliers qu’entretînt Heidegger avec la pensée de Nietzsche, du moins sur la question du nihilisme. Jean-Pierre Faye va en effet démontrer (en nous incitant, avec justesse, à lire les Fragments posthumes et non pas La Volonté de puissance, qui n’est à ses yeux qu’un collage arbitraire et orienté des cahiers de Nietzsche) comment Heidegger fait dire le contraire de ce qu’énonçait Nietzsche sur le nihilisme. Et il va alors se demander « quels vecteurs transformants », quels foncteurs, vont permettre l’énonciation d’une telle contre-vérité. C’est que, pour l’auteur, Heidegger fait se conjoindre le terme de « nihilisme » et celui de « métaphysique », ce qui serait une ruse de Heidegger (véritable « renard ») pour se dédouaner politiquement et en toutes circonstances, par l’invention même de la « différence ontologique ».
8La thèse alors défendue, et sur laquelle nous laisserons les lecteurs seuls juges, n’est autre que celle-ci : « les Leçons sur Nietzsche de Heidegger ouvrent ainsi les transformations du nihilisme sur une vertigineuse stratégie de ‘mise en faux’ […] : simultanément truqué et effectif, fictif et dramatique, le nihilisme, au sens de Heidegger, capitalise sans l’avoir neutralisée la longue chaîne de violence du ‘nihilisme d’état’ ».
9Comme le rappelle alors pour conclure Michèle Cohen-Halimi, ce livre aura suivi « les tracés d’un mot », sa trajectoire n’étant autre que le nihilisme entendu comme variable, « selon une diversité de fonctions, de relations, de dates, de surfaces… ». Nihilisme : « sens mobile d’être mouvant », « dont la circulation erratique serait la manifestation indicielle, le tracé brisé, la croissance labyrinthique, livrés à une réception sans synthèse possible ». Si la synthèse reste un impossible lorsqu’il s’agit du nihilisme, ce livre nous aura surtout permis d’y voir plus clair sur les effets de sens d’un terme éminemment plurivoque, et ainsi de mieux nous orienter dans la pensée.