La Rochefoucauld : des masques de l’auteur au déni de maîtrise
1Cet ouvrage, issu d’une thèse consacrée à La Rochefoucauld, se propose de définir la notion d’auteur1 classique en la replaçant dans une perspective historique. Alain Brunn rappelle ainsi que l’époque moderne a proclamé, à la suite de Foucault, de Barthes et de Blanchot2, l’absence, voire « la mort de l’auteur » en niant à celui-ci la maîtrise du sens de l’œuvre. On a substitué au producteur du texte, à l’autorité auctoriale l’indétermination de l’écriture ; on a donné la parole au langage et aux fluctuations de l’énonciation. Alain Viala3 a montré d’autre part que l’âge classique correspondait à l’émergence d’une autonomie de la littérature et à la naissance de l’écrivain. L’influence croissante des milieux mondains contribue en effet, au cours du XVIIe siècle, à promouvoir un art d’écrire au détriment des productions savantes. C’est donc en confrontant les deux extrémités de cette chaîne qu’Alain Brunn essaie de saisir la spécificité du moraliste classique et plus particulièrement de l’auteur des Maximes.
2Un premier chapitre, construit autour de quelques figures exemplaires (Guez de Balzac, Voltaire, Hugo), revient sur le rôle de la publication qui, en assurant la diffusion des textes, en conditionnent la réception et le succès auprès d’un public donné. La parution des « Œuvres complètes » d’un auteur accomplit en quelque sorte son dessein, lui restituent une cohérence a posteriori en arrachant des pièces éparses aux contingences de l’existence, en transformant la collection de textes en pensée systématique et absolue que font valoir en particulier les romantiques allemands. L’écrivain sort grandi de ce monument érigé à son génie mais son sacre appelle aussi son effacement. Un tournant est en effet définitivement marqué avec Mallarmé qui, on le sait, définit « l’œuvre pure » par la « disparition élocutoire du poète ».
3Au regard des critères romantiques, La Rochefoucauld dont la production est extrêmement diversifiée ne semble pas pouvoir prétendre à une « œuvre ». Son cas apparaît d’autant plus problématique que, du fait de son statut social, il n’écrit pas dans le but de faire carrière. En tant que duc, il ne saurait se proclamer écrivain : il se définit plutôt comme un amateur, un « auteur honnête homme ». Les éditions anonymes de ses Maximes, qu’a presque exclusivement retenues la postérité, se succèdent en outre sans se ressembler et cette instabilité est renforcée lorsque ces formes brèves sont publiées à partir du XVIIIe siècle avec les Remarques diverses. Il existe de même plusieurs versions très différentes des Mémoires dont aucune n’a eu l’assentiment de La Rochefoucauld puisqu’elles n’étaient pas destinées à la publication. En outre, l’identité auctoriale du duc varie d’un texte à l’autre : tantôt il s’inscrit dans une tradition qui se réclame d’un ethos aristocrate bien identifié, tantôt il s’invente en créant le genre des maximes. Située à l’origine d’une certaine littérature, cette œuvre hétérogène ne saurait être ramenée à un « tout » unifié.
4Dans le deuxième chapitre, A. Brunn se demande alors comment appréhender un tel ensemble et choisit d’inscrire La Rochefoucauld dans une culture mondaine qui modalise l’écriture des moralistes. La notion de « curiosité » permet de rendre compte d’un intérêt social et d’un critère esthétique pour tout ce qui échappe aux normes et à la régularité. Le cabinet de curiosités devient ainsi un « modèle littéraire ». Il représente cet espace retiré où Montaigne s’adonnait déjà à ses pensées décousues, où le moraliste se laisse porter de singularité en singularité. Mais le désir de saisir les écarts et les étrangetés de l’humanité était aux yeux d’Augustin une concupiscence révélant l’attrait qu’exerce le mal sur les hommes. C’est pourquoi La Bruyère et, davantage encore, Pascal dénonce la curiosité comme une manifestation de la vanité. Or si le duc de Liancourt se défait de ses collections de tableaux lorsqu’il s’éloigne des milieux libertins, il continue à rassembler ses remarques et ses observations. La curiosité du moraliste conserverait donc une valeur heuristique.
5Aussi le chapitre trois fait-il le « portrait de l’auteur en collectionneur ». Le discours des moralistes, qui privilégie les formes brèves, semble vouer au recueil d’aphorismes, de maximes, de sentences. En renonçant à toute continuité explicite, il se donne surtout la possibilité de toucher au général, à un savoir commun. On assiste aussi au XVIIe siècle à l’efflorescence de genres qui recourent à la citation comme pour signifier une autonomie croissante des belles lettres : les compilations d’apophtegmes, d’anas, les recueils d’anecdotes relèvent, au-delà de leurs caractéristiques respectives, d’une poétique fragmentaire et anthologique propre à combler à la fois l’attrait du public pour la diversité et l’exigence d’utilité morale. Or ce parti pris de discontinuité donna aux lecteurs des Maximes l’impression d’avoir affaire à une œuvre impersonnelle et mal ajustée. A. Brunn revient alors à l’écriture polyphonique des Essais pour voir chez Montaigne le principe de l’« auctorialité non savante » du collectionneur. L’originalité profonde de l’auteur tient paradoxalement de cette écriture qui s’adonne aux mélanges et aux digressions au nom du naturel. Chez La Rochefoucauld qui s’autocite en exergue de ses Maximes, la figure de l’auteur se définit bien dans le cadre du texte et de sa réception.
6Le quatrième chapitre met en lumière l’ambivalence des énoncés du moraliste qui se réclame à la fois des modèles de l’oralité et de l’écriture car, au XVIIe siècle, l’éloquence se nourrit aussi bien de la rhétorique savante que du modèle privé de la conversation. Or La Rochefoucauld s’ingénie à dénoncer le caractère illusoire et mystificateur de la parole toujours dominée par l’amour-propre. Il prend soin dès lors de modaliser son propre discours, d’estomper la source de l’énonciation, de questionner le fonctionnement et les effets de son écriture dont la discontinuité appelle une lecture aléatoire et distanciée.
7Cette distance est aussi celle du moraliste qui se moque avec tact des ridicules, qui pratique aussi l’autodérision pour dérider l’esprit mélancolique et éviter les blessures d’amour-propre. Cette raillerie stimulante et de bon ton participe de ces assaisonnements qui relèvent le goût du discours honnête4. Mais A. Brunn attire très justement l’attention sur la position inquiétante de La Rochefoucauld qui éclaire les masques de la plaisanterie et de celui qui « ne se pique de rien », par politesse ou par calcul. La raillerie témoignerait des pouvoirs de la littérature dont le duc avait pris la mesure durant la Fronde et qu’il distille dans ses portraits et maximes, qu’il érige même en principe d’écriture au point de faire de cette ironie le masque suprême de l’auteur. Car La Rochefoucauld qui ne s’identifie ni à un écrivain, ni à un homme de lettres définit sa position comme une constante « distance à soi ».
8Le dernier chapitre de l’ouvrage s’attache dès lors à montrer en quoi le dispositif ironique du texte constitue une « machine herméneutique ». Si la raillerie est un énoncé illocutoire, elle manifeste en même temps le retrait de l’auteur vis-à-vis de son texte, elle prive le discours de son garant. En privilégiant les définitions obliques qui cernent les sentiments, les qualités morales par leurs failles et leurs manques, La Rochefoucauld inscrit son œuvre dans une « logique négative » et équivoque qui ôte au lecteur tout moyen de stabiliser le sens. Davantage, celui-ci se trouve pris au piège d’un miroir qui reflète à l’infini cet intérêt exclusif pour soi dont l’auteur signale à la fois la vanité et la portée esthétique. Le moraliste fonde ainsi toute sa démarche sur une « herméneutique du soupçon »5, voire sur une anti-herméneutique qui disqualifie toutes les postures, invalide les explications historiques ou politiques pour renvoyer l’homme à sa finitude et au labyrinthe illisible du moi. C’est donc finalement en diffractant ses points de vue, ses discours, sa présence-absence que La Rochefoucauld échappe à la fonction auteur et c’est la revendication de cette impossible maîtrise qui ouvre la voie à la multiplicité des lectures.