De la « cardiognosie » romanesque. Quelques remarques
1L’une des grandes forces du nouveau livre de Jean-Louis Chrétien (auteur d’une œuvre philosophique majeure, doublement centrée sur la théologie de la parole, de l’incarnation, et sur la symbolique du corps) est de ne pas se contenter de l’évidence, c’est-à-dire de la convention, pour s’interroger sur la notion d’« omniscience » narrative dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est particulièrement floue (et d’ailleurs évitée, de ce fait, par les purs « narratologues »). Son vague constitutif tient sans doute, comme le suggère Jean-Louis Chrétien, à ce qu’elle n’est pas exclusivement littéraire ; elle est littéraire et extralittéraire, elle vient à la littérature plutôt qu’elle n’en vient. Et tout le propos de J.-L. Chrétien est justement de l’enraciner dans une tradition biblique et théologique qui lui donne enfin sens. Telle est la thèse centrale défendue dans ce livre : la scrutation des secrets du cœur humain (où le mot « cœur », terme central de l’anthropologie biblique, désigne l’organe de notre intelligence plus que le siège de l’affectivité, ce que l’être humain a de plus profond) est d’origine biblique et théologique ; elle n’est possible qu’à Dieu, ce qui veut dire qu’elle est impossible aux autres (y compris aux anges gardiens selon saint Thomas), mais aussi partiellement impossible au « sujet » lui-même. Ce qui veut dire également que le fondement de l’intimité, au sens chrétien du terme, n’est pas le moi, le sujet, la subjectivité, mais Dieu lui-même ; l’intimité, c’est le fait même de se tenir devant Dieu, et de se dérober pour ainsi dire à soi-même dans le clair-obscur de la conscience (ce qui m’est propre n’est pas à moi). En aucun cas l’intimité n’est-elle réductible à la subjectivité, à l’individualisme : le soi ne se confond pas avec le moi, avec l’auto-affirmation narcissique qui serait la marque même de la modernité. On voit donc que l’approche du rapport entre roman et conscience déborde très largement toute catégorisation formelle ou technique pour interroger les enjeux philosophiques d’une pratique littéraire : celle du monologue intérieur1. Car le propre du roman, tel est le second point de la thèse centrale, est précisément d’usurper par on ne sait quel acte de rébellion presque sacrilège2, « par un projet empli d’hubris » (scénario qu’il faudrait tenter d’éclaircir) le privilège de la cardiognosie divine — néologisme magnifique forgé par J.-L. Chrétien à partir de kardiognôstes, « connaisseur-du-cœur », attribut divin — et de donner accès, pour ainsi dire de l’intérieur, mais fictivement bien sûr, aux consciences, à toutes les consciences, ce que nul ne saurait faire dans les conditions normales de la vie.
2L’évidence, qui n’est autre qu’une convention du roman (le fait même qu’on puisse accéder à la conscience d’un tiers comme tel) fait donc l’objet d’un questionnement étonné, et volontiers paradoxal, en cela pleinement philosophique. On cesse soudain de prendre pour une pratique naturelle ce qui ne va pas de soi. C’est la même interrogation étonnée qui commandait le livre classique de Dorrit Cohn (La Transparence intérieure, Seuil, 1981), qui livrait en préambule l’exemple, donné dans Tristram Shandy, du dieu Momus déplorant qu’une fenêtre n’eût pas été percée à l’endroit du cœur. Et qui rappelait fort opportunément que Käte Hamburger avait pu définir la première la mimèsis de la vie intérieure comme la spécificité irréductible de la fiction narrative, par comparaison notamment avec le théâtre. Mais la démarche typologique, et surtout la perspective de Dorrit Cohn était toute différente : c’est surtout le rapport entre le réalisme et « l’invraisemblance » assumée de la mimésis intérieure qui se trouvait interrogé. La question du « réalisme » ne préoccupe pas J.-L. Chrétien, qui concentre sa réflexion sur la signification philosophique et sur l’origine théologique de la scrutation littéraire des cœurs humains dans le roman moderne.
3Toute l’originalité de sa démarche me semble ainsi d’avancer sur le territoire réservé de la narratologie avec des arguments qui, dans une certaine mesure, ne peuvent que la déstabiliser en faisant bouger le cadre formel, in-interrogé, dans lequel elle s’inscrit. Car c’est peu dire que, dans la perspective assez peu « poéticienne », ou autrement « poéticienne », de J.-L. Chrétien, qui fuit ouvertement le jargon moderne, les « techniques » narratives sont tenues à distance ; mieux vaudrait dire qu’elles cessent pour une part d’importer. En mettant l’accent sur la puissance sapientielle du roman, et surtout en définissant dès l’introduction la lecture du roman comme une expérience par procuration, comme une expérience fictive de ce qui est d’ordinaire inexpérimentable (la connaissance des secrets du cœur) ; en mettant l’accent, en somme, sur la fiction narrative et sa portée « cognitive », l’analyse de J.-L. Chrétien ne peut que rendre caduques un certain nombre de distinctions familières, constitutives des théories de l’immanence textuelle. C’est à la puissance de la fiction comme expérience par procuration que J.-L. Chrétien rattache la cardiognosie romanesque, et non aux catégories de la narratologie : la cardiognosie narrative, comparée à celle de Dieu, et réservée au seul cas où elle s’exerce en droit (celui de l’introspection), n’est pas réductible au procédé de la focalisation zéro ; ce qui change tout et risque de déconcerter.
4Notamment dans le passage de son introduction (p. 35-37) où il distingue entre deux puissances, deux régimes de la cardiognosie, mais pour relativiser aussitôt la pertinence de leur distinction « formelle ». Le premier consiste à avoir accès (fictivement, bien sûr) à la parole que se tient à elle-même la conscience : « on entre en elle, vit en elle, et la décrit » telle qu’elle s’apparaît à elle-même. Approche pour ainsi dire phénoménologique, à laquelle il convient d’ajouter un deuxième mode : la seconde puissance consiste à traverser cet apparaître et à avoir accès (toujours fictivement), à ce qui d’elle-même n’apparaît pas à elle-même, à ce qui en elle reste secret pour elle-même. On en sait là plus long qu’elle sur elle-même, ce qui est le privilège de Dieu ou du romancier spécialiste à la Balzac. La distinction entre ces deux modes de la cardiognosie ne recoupe que partiellement les distinctions formelles de la narratologie : le premier mode semble correspondre, si je ne m’abuse, au monologue intérieur restitué au style direct, à une mimèsis directe de la voix intérieure ; le deuxième à la forme du psycho-récit, et donc à la présence de la médiation narrative. En toute rigueur, ne devrait-on pas réserver la notion de cardiognosie au seul cas où le narrateur en sait plus long que le personnage sur lui-même, et où il exerce sa puissance de scrutation des cœurs et des reins, par une indiscrétion peut-être sacrilège ? Le premier cas, celui du monologue rapporté, ne saurait relever de la cardiognosie romanesque que si l’on considère que l’intrusion dans la conscience du personnage ne dépend aucunement du degré de connaissance qu’on peut en avoir, mais de l’acte seul qui nous y fait indûment pénétrer. Auquel cas la distinction entre auteur et narrateur cesse de valoir, ce que suggère l’ambiguïté du « on » : qui désigne le « on » dans « on entre en elle, on vit en elle, et la décrit » ? Sans doute d’abord le lecteur qui vit par procuration à l’intérieur même de la conscience parlante ; mais peut-être aussi l’auteur qui se donne à lui-même le privilège fictif de pénétrer dans les cœurs qu’il a lui-même créées. On voit bien dès lors que la médiation narrative est dans le même temps affirmée et niée, ce qui ne va pas sans soulever quelques difficultés (car elle est nécessaire pour qu’existe l’acte même, transgressif, de la cardiognosie : d’où l’exclusion du récit à la première personne).
5Dans un deuxième temps, en effet, J.-L. Chrétien déclare poreuse, et même intenable, la répartition initiale de la cardiognosie en deux modes distincts, dès lors que, comme lui, on donne la primauté à l’expérience fictive vécue par le lecteur : le lecteur n’est-il pas rendu témoin de la parole secrète du personnage, même quand celle-ci est restituée au style direct ? De sorte que le monologue rapporté peut entrer dans le champ de la « cardiognosie », alors que l’on aurait pu être tenté de l’en exclure selon de stricts critères formels. La cardiognosie ainsi entendue échappe à la distinction entre monologue direct et « psycho-récit » omniscient, dans la mesure où le critère « cognitif » prévaut sur tout critère formel. Elle ne s’exercerait pas moins dans le cas où la narration fait mine de s’ouvrir à l’autonomie de la parole intérieure directe (parce qu’elle est intérieure et donc en droit inaccessible) que dans le cas où elle la résume même au-delà de qu’elle sait et peut dire d’elle-même. De sorte que, comme J.-L. Chrétien l’affirme à propos de la lecture fascinée que fait James du don de seconde vue balzacien (p. 110), il y aurait au fond quelque artifice scolaire à séparer hermétiquement le perspectivisme (selon James) qui se place et nous place à la pointe de la conscience, et, d’autre part, l’omniscience narrative à la Balzac, si pudique soit-elle, qui vise la même pénétration intime des consciences. Et l’on comprend que l’exemple de Stendhal soit considéré comme un excellent point de départ, puisque chez lui, comme l’a montré Michel Crouzet, à raison me semble-t-il, la distinction entre auteur et narrateur est plus que jamais précaire et instable.
6Tout le mérite, immense à mes yeux, du livre de J-L Chrétien, tient à ce qu’il tente de faire correspondre à une analyse littéraire (formelle sans être formaliste) du monologue intérieur dans le récit à la troisième personne, une pensée, une philosophie, une théologie du monologue intérieur, et plus largement, une généalogie, comme il l’indique en introduction, des figures de l’intériorité et de la naissance moderne de la subjectivité.
7La définition initialement théologique que J-L Chrétien donne de l’intimité, en aucun cas réductible à l’auto-affirmation narcissique (c’est là la thèse centrale et puissante du livre), confère à l’acte même de « l’omniscience narrative », dont le propre est d’usurper sur la cardiognosie divine, un caractère de gravité presque sacrilège : l’intrusion dans la conscience des personnages n’est aucunement jugée innocente, et une hiérarchie « morale » se dessine ainsi, entre les différents auteurs envisagés, en fonction de la conscience même qu’ils ont du « sanctuaire réservé » et de la pudeur, du tact avec lequel ils exercent leur pouvoir de scrutation. La préférence de J.-L. Chrétien va clairement à ceux, comme Hugo et Faulkner, qui respectent le clair-obscur de la conscience et savent doser, avec tact, l’omniscience et la « nescience » ; il y va donc en somme d’une morale de la cardiognosie et, par ricochet, du monologue intérieur. Parallèlement, c’est définir, en quelque sorte, le roman, comme un fils révolté qui « mord la main qui l’a nourri », et dont l’envers serait peut-être le modèle éminent de la confession3. Au roman moderne correspondrait donc l’émergence d’une nouvelle conception de l’intériorité, et pas seulement un renouvellement des pratiques littéraires. Le roman ne serait pas uniquement, loin s’en faut, une affaire de technique, mais, pour reprendre un mot célèbre, une affaire de vision, et de métaphysique. Ce qui se profilerait à travers la pratique de plus en plus massive du monologue intérieur, ce serait bien le passage de l’intimité à la subjectivité au sens moderne du terme ; le glissement d’une théologie de l’intériorité (où le plus intérieur n’est pas le moi mais Dieu lui-même) à une psychologie de la subjectivité. Et l’on comprend que J.-L. Chrétien commence sa revue des grands romanciers du XIXe siècle par Stendhal, qui a en effet associé le roman au grand « art de connaître les cœurs » (il n’y a de roman que des mœurs et des passions), et s’est rêvé lui-même, dans le texte si curieux des Privilèges, doué de ce pouvoir magique de pénétrer les cœurs et les esprits qui serait celui du romancier lui-même.
8Il peut sembler dès lors, à lire J.-L. Chrétien, que sa revue des trois grands romanciers (Stendhal, Balzac, Hugo) de la « cardiognosie » soit commandée par une orientation, faut-il dire « morale », qui condamne (comme Balzac en son temps) l’individualisme moderne, et donc par une hiérarchie implicite qui commence à Stendhal et à son indiscrétion bavarde, et trouve son apogée dans la célébration du génie proprement insulaire de Hugo, à contre-courant de l’évolution générale du genre vers la subjectivisation du récit.
9Et de fait, le magnifique chapitre sur Hugo, à mes yeux le chef-d’œuvre du livre pour la partie consacrée au XIXe siècle (avec la remarquable analyse de la cardiognosie « dévoyée » dans La Cousine Bette de Balzac, au chapitre II), constitue bien un sommet à plus d’un titre. Non seulement par l’extraordinaire acuité des analyses que J.-L. Chrétien y développe, mais aussi, dirais-je volontiers, en raison de l’insularité même (réelle ou supposée) de Hugo au cœur du XIXe siècle. C’est que Hugo est peut-être le seul en effet à rejoindre la conception théologique de l’intériorité comme abîme que J.-L. Chrétien a magnifiquement exposée en préambule. Si J.-L. Chrétien rejoint intimement Hugo, par un don de cardiognosie ou de spécialité si aigu, c’est sans doute parce que Hugo le devance et le rejoint. Dans la mesure où Hugo indifféremment poète et philosophe développe une pensée du monologue intérieur, et se trouve conscient, à rebours de l’acceptation tacite de la convention, de la gravité même de l’intrusion (J.-L. Chrétien parle ailleurs de viol) dans les consciences humaines, fût-elle fictive. Lui-même fait correspondre, en parfait accord avec le propos du livre, une pratique littéraire et une philosophie du monologue intérieur (son usage du monologue intérieur est toujours critique). Ensuite, parce que — et je crois que J.-L. Chrétien a pleinement raison — l’intériorité abyssale des consciences (le mot même de conscience est toujours moral, et jamais psychologique chez Hugo) n’est réductible ni à l’individualisme, au subjectivisme moderne, ni au psychologisme qui l’accompagne. L’intimité de « l’homme-précipice » n’est en aucun cas psychologique ; elle est d’ordre cosmique. Telle qu’elle se dévoile, océanique, dans le chaos pathétique de la tempête sous un crâne (qu’il s’agisse de Gwynplaine, de Clubin ou de Jean Valjean), elle déborde par en bas et par en haut la pauvre subjectivité humaine doublement confrontée à l’infini intérieur et à l’infini du dehors. Et c’est l’un des très grands mérites à mes yeux du commentaire de J.-L. Chrétien que d’établir ce fait irréductible, à la suite des belles analyses de Georges Poulet et des déclarations mêmes de Hugo dans ses Proses philosophiques de l’exil : la coïncidence originelle de l’abîme intérieur et de l’abîme du monde (« L’abîme appelle l’abîme »), de sorte qu’il ne saurait être question de séparer le moi de ce qui le déborde. Chez Hugo, le sujet n’est pas englobant mais englobé dans une totalité qui le dépasse, et le premier sentiment, panique, de l’homme, le point de départ même de toutes les méditations métaphysiques de Hugo n’est autre que cette horreur sacrée éprouvée au contact écrasant, proprement sublime, de l’infini intérieur ou extérieur. Ainsi les analyses de J.-L. Chrétien restituent-elles avec une grande puissance les enjeux métaphysiques du monologue intérieur selon Hugo en le soustrayant aux accusations si souvent répétées d’enflure rhétorique, et en l’associant à ce que l’on pourrait appeler une poétique du sublime. Le tact suprême de Hugo, dont il le loue, est de faire un usage à la fois concerté et pudique de « l’omniscience » narrative, chargé non de dissiper les ténèbres intérieures dans une clarté analytique suspecte, mais de les rendre visibles, en laissant affleurer l’inarticulable, le silence, la pensée inexprimée et inexprimable, ce qui dans la conscience échappe à la conscience, sans pour autant se réduire à cet inconscient moderne qui n’est que l’envers, le négatif de la structure de la représentation, comme l’a bien montré Michel Henry4 (J.-L. Chrétien consacre de très fines analyses à la tempête sous un crâne de Jean Valjean, bien sûr, mais aussi à l’apocalypse intime, celle du Mal, qui ouvre dans un éclair de joie terrible les profondeurs intérieures de Clubin, jusqu’alors scellées par l’hypocrisie, après le court répit du naufrage).
10Toutefois, si l’on remonte (ou redescend, c’est selon) de Hugo à Stendhal, qui fait l’objet du premier chapitre, je dois avouer un léger embarras devant le sort un peu sévère que J.-L. Chrétien lui réserve, malgré le caractère infiniment respectueux, plein de tact (notion qu’il applique volontiers à Balzac et à Hugo) de son approche. Jugement commandé par l’orientation globale de son analyse, et qui le conduit à identifier un peu abruptement Stendhal, l’usage immodéré et impudique que celui-ci fait de la cardiognosie (« on entre dans les consciences comme dans un moulin », lui reproche-t-il souvent, tant le monologue se trouve répandu au-delà même de toute fonction dramatique), et l’individualisme naissant, la toute-puissance de l’égolâtrie moderne dont le roman serait l’un des théâtres privilégiés, l’imprenable « bunker » (pour reprendre son image) du narcissisme dont la plupart des héros de Stendhal seraient prisonniers, comme enfermés en eux-mêmes (ils n’écoutent jamais que d’une oreille ce qu’on leur dit, écrit plaisamment J.-L. Chrétien, tant ils sont absorbés en eux-mêmes et attentifs, avant tout, au murmure intérieur).
11C’est ainsi que, tout en insistant sur la fréquence et l’ampleur exceptionnelles du monologue stendhalien, moyen privilégié de cette intériorisation du récit recherchée, en effet, par Stendhal, J.-L. Chrétien s’attache à montrer, non sans raisons, que la parole intérieure tend inévitablement à se calquer, à cause même de cet égotisme impénitent, sur le modèle de la conversation ou sur celui d’une théâtralité diffuse et générale : le héros stendhalien, jusque dans ses apartés, jusque dans la rumeur continue, le bavardage même qui remplit sa conscience, et dont J.-L. Chrétien admet qu’on puisse être agacé (p. 77), se parle à lui-même comme il parle aux autres, et peut-être même comme s’il parlait à un autre : le monologue stendhalien est toujours « dialogue avec soi ». Et J.-L. Chrétien livre en ce sens d’excellentes analyses de ces monologues qui doublent le dialogue pour le démentir de l’intérieur (comme dans l’épisode de l’échelle et de la non-rencontre romanesque entre Julien et Mathilde, véritable « fiasco » moral), ou encore de cette psychomachie laïcisée dont la conscience amoureuse des personnages (Lucien ou Mme de Chasteller) est souvent le théâtre, et qui oppose, sur l’arène intérieure, les partis contraires de l’amour et de la prudence (de même, dans son monologue final en prison, Julien perçoit-il en lui la voix ironique du parti de Méphistophélès) — « psychomachie », dialogue à l’intérieur du monologue dont Stendhal, il ne faudrait pas l’oublier, dégonfle le caractère trop « rhétorique » et trop « classique » par un sourire ironique constant. De sorte que, si l’on suit toujours ces analyses, les monologues intérieurs, où continue à s’entendre la voix de la socialité, sont toujours l’extérieur de l’extérieur (pp. 60, 61, 92), non pas le sanctuaire des secrets de l’âme, mais, affirme J.-L. Chrétien un peu sévèrement en conclusion du chapitre, tout au plus « une cachette ». Ils sont l’extérieur de l’extérieur parce qu’il n’y a pas de véritable intimité avec soi ; le paradoxe de l’individualisme, c’est que l’intimité réduite à l’égotisme n’est pas vraiment personnelle, elle reste poreuse à la parole sociale, aux mots trop généraux et toujours extérieurs, insolubles dans le moi. Le moi qui n’est que lui-même n’est pas même un soi.
12 Analyse profonde, mais qui ne s’applique peut-être que partiellement à Stendhal, à sa conception de l’intimité et à sa poétique conjointe du monologue intérieur. D’une part, parce que toute parole intérieure ne se ramène pas chez Stendhal au modèle extérieur de la conversation ; et, d’autre part, parce que le seul modèle, « psychologique », de Stendhal, n’est pas celui de la « Logique », de l’articulable, de la clarté analytique héritée des Idéologues. Les cœurs italiens par exemple, auxquels il est fait peu de place dans ces analyses, répugnent à l’examen de conscience et préfèrent le demi-jour, la demi-connaissance, le clair-obscur, les nuances et les zones floues de la sensibilité, comme le prouverait l’exemple emblématique du serment jésuitique de Clélia. Il y a aussi chez Stendhal un fond d’inarticulé et d’inarticulable au cœur de l’articulable, un clair-obscur intérieur, une « psychologie de l’estompe », a très bien dit Michel Crouzet, des moments de grâce, des blancs incandescents, et l’on ne saurait affirmer sans erreur, à propos de ses personnages, qu’être soi c’est être conscient de soi.
13Certes, les héros stendhaliens, Julien ou Lucien, sont les champions de l’introspection, de l’auto-analyse et pour tout dire du soupçon qui définit la conscience, le retour sur soi réflexif. Et si l’hypocrisie commence à la conscience, c’est-à-dire, pour Stendhal, au dédoublement du tête-à-tête intérieur, on peut être hypocrite tout seul, avec soi-même, comme Julien s’en fait le reproche en prison, dans son célèbre monologue final. Le monologue intérieur n’apparaît pas toujours, loin s’en faut, comme le lieu d’une intimité protégée, mais se trouve souvent contaminé par les mots qui sont toujours les mots des autres. Mais il ne faudrait pas oublier non plus que la trajectoire même des héros les conduit, pour la plupart (tel est le cas de Julien en prison — la prison est précisément ce qui délivre du « cachot psychique » — et plus encore du cœur italien qu’est Fabrice) à dépasser leur égotisme initial, à surmonter le soupçon en apprenant à se pardonner et à s’abandonner. L’individualisme fait donc l’objet, chez Stendhal lui-même, d’une mise en question ironique constante ; il faut se guérir de la manie soupçonneuse. La pratique du journal intime, de l’auto-scrutation épuisante, vouée à alimenter plutôt qu’à dissiper la nébuleuse du moi, a appris à Stendhal lui-même les vertus supérieures du détour par l’altérité romanesque5. De même trouve-t-on chez lui une autre conception de l’intimité ; le mot même est l’une des notions-clés de De l’amour et définit l’intimité à deux, l’intimité amoureuse, qu’elle précède ou suive la possession charnelle, comme la seule intimité véritable. Il n’y a pas d’autre intimité possible avec soi-même que dans et par le sacrifice de l’égoïsme ; chez Stendhal, on n’est véritablement intime avec soi que si l’on n’est plus seulement soi. La véritable intimité, c’est celle de l’abandon amoureux, du sacrifice consenti, et elle déborde, elle excède, par une véritable dilatation de la joie6, les limites étroites de la subjectivité.
14On pourrait objecter que le monologue intérieur cesse précisément là où commence la véritable intimité, qui est presque toujours silencieuse chez Stendhal. Et, en ce sens, J.-L. Chrétien aurait en effet raison ; il a raison : le bonheur ne saurait se dire sans se déflorer, c’est l’un des célèbres leitmotive stendhaliens. Mais si l’on se transporte avec Stendhal sur les terres italiennes (J.-L. Chrétien a privilégié Le Rouge et le Noir et Lucien Leuwen, où, de fait, le monologue intérieur est très souvent livré au calcul de l’ambition, au jugement, au raisonnement, à la lucidité soupçonneuse, ou à la comédie amoureuse du scrupule), on verra s’épanouir, outre un penchant pour les lointains corrégiens, les clairs-obscurs, les demi-clartés de la conscience, une pratique dira-t-on lyrique du monologue intérieur, calquée non sur le modèle dramatique du théâtre, mais sur celui de l’opéra, et notamment de l’opera buffa, qui donne la primauté à la voix, c’est-à-dire à l’expressivité. Le monologue intérieur se rapproche alors de la langue sacrée de la musique, où compte, bien davantage que ce qu’on dit, le redoublement lyrique de l’émotion par la voix et par l’accent. Dans ces moments de pause lyrique si nombreux chez Stendhal, l’action n’avance pas, le monologue est presque redondant, mais les exclamations qui le portent font entendre avant tout la voix intérieure, celle de l’affectivité à nu, celle du cœur, précisément, et constituent un accompagnement pathétique, parlé-chanté, de l’action. D’excellentes études ont tenté d’expliciter l’analogie musicale avec l’opéra que Stendhal a lui-même tissée pour définir sa poétique du roman, et presque toutes ont mis l’accent sur deux phénomènes conjoints : la vocalité des monologues intérieurs comparables à des aria (qu’est ce d’autre en effet que le long monologue éruptif de Gina vouée aux déchirements intérieurs les plus pathétiques après l’arrestation de Fabrice, au chapitre XVI de la IIe partie ?). Nicolas Perot7 par exemple a très bien expliqué un trait majeur de la poétique de Stendhal, le récit qui tend vers le récitatif : ce qui apparaît comme le comble de la convention au théâtre (parler à soi-même) est constitutif du genre de l’opéra, de la pose même du chanteur d’opéra, qui se parle à lui-même, chante, se répète, s’écoute, tout cela au mépris de l’action et de la vraisemblance. Et, autre tendance musicale fréquente du récit stendhalien : l’orchestration polyphonique des monologues simultanés, qui superpose les voix de façon plus ou moins dissonante, comme à la soirée du comte Zurla après l’arrestation de Fabrice, où s’entremêlent musicalement, en un véritable contrepoint triste et allègre, les thèmes du salon et de la prison, et où nous sont données à entendre les voix intérieures simultanées et discordantes, de la Sanseverina qui ne sait pas, de Clélia qui sait et sympathise avec la noble tristesse du prisonnier aux liens, mais aussi avec la douleur anticipée de la duchesse, et du chœur des courtisans qui interprète à contresens l’émotion de Clélia et l’intimité nouvelle des deux rivales. Chez Stendhal, on a souvent affaire à de véritables duos (ainsi celui de Julien et de Mathilde au chapitre XXXI de la IIe partie du Rouge, qui suit justement le chapitre « Une loge aux bouffes »). Nicolas Perot rappelle dans le même article que l’aparté est presque congéniale au genre de l’opéra où, par convention, tout discours chanté peut être aussi bien un discours réellement prononcé et audible par les autres personnages qu’un aparté audible du seul spectateur, sans qu’il y ait modification de la voix — ce qui pourrait expliquer, soit dit en passant, qu’on puisse se parler à soi-même à voix haute ou à voix basse chez Stendhal, qu’il y ait en somme des modulations de la voix aussi dans le monologue intérieur et le silence de l’introspection8. On pourrait multiplier les exemples de ces effets de contrepoint parfaitement accordés à la recherche du mélange de tendresse et d’allégresse qui fait pour Stendhal tout le prix de l’opéra-bouffe et de la musique de Cimarosa, et dont il a tenté de donner un équivalent littéraire dans La Chartreuse de Parme notamment.
15J.-L. Chrétien suggère, même si ce n’est pas le cœur de son propos, que l’intériorisation du récit, et l’expansion du monologue intérieur, sont l’un des traits majeurs du devenir même du roman à l’époque moderne ; il y va donc de l’évolution du genre même, accordée au triomphe du perspectivisme, comme tendrait à le montrer la très belle série d’études qu’il consacre aux romanciers du XXe siècle (Woolf, Faulkner, Beckett), dans la deuxième partie de son livre constitué en diptyque. Dans La Transparence intérieure, Dorrit Cohn tient à distinguer entre l’usage du monologue intérieur dans le récit à la troisième personne, et ce qu’elle choisit d’appeler le monologue intérieur autonome, cette forme-sens qui a peut-être son acte de naissance dans Les Lauriers sont coupés (1887) de Dujardin, et qui triomphe dans le monologue célèbre de Molly Bloom. La formule même de monologue intérieur serait responsable, selon Dorrit Cohn, d’une équivoque : elle désigne d’une part une technique narrative permettant d’exprimer les états de conscience d’un personnage par citation directe de ses pensées dans le contexte d’un récit, et, d’autre part, ce qu’elle n’hésite pas à appeler, peut-être abusivement, un genre narratif constitué entièrement par la confession silencieuse qu’un être de fiction se fait à lui-même, et qu’elle préfère étudier à part. Décision semble-t-il légitime. On pourrait se demander alors, en lisant le livre de J.-L. Chrétien, si la véritable entrée dans la « modernité » et du roman, et du subjectivisme, ne commence pas au moment où le roman lui-même se dissout dans le monologue intérieur, et non à l’égotisme stendhalien, reflet supposé d’une évolution sociologique générale vers le triomphe de l’individualisme.
16Or, le paradoxe, n’est-ce pas que le triomphe moderne du subjectivisme, qui se traduit formellement par la suprématie du perspectivisme et par la promotion inouïe du monologue intérieur comme forme ou non forme autonome, s’accompagne de la dissolution même de la subjectivité (et du personnage) dans les brumes du chaos intérieur, ou dans l’inanité d’un ressassement indéfini ? J.-L. Chrétien termine son parcours du monologue intérieur par une très belle étude du cas limite, à plus d’un titre paradoxal, à la fois « monstrueux » et révélateur, que représente la trilogie de Beckett (Molloy, Malone meurt, L’innommable). Cas limite, dans la mesure où le monologue intérieur prépondérant est aussi doublement « en souffrance » : parce que n’y fait que se dire la souffrance d’un « je » en quête d’une identité impossible et voué à la répétition d’une parole interminable qui n’est jamais la sienne ; mais aussi parce que le propre même du monologue, dans L’Innommable, est d’être en souffrance de son avènement, indéfiniment retardé – monologue « transcendantal », affirme J.-L. Chrétien, dont tout l’enjeu est la condition de possibilité (ou plutôt d’impossibilité) du monologue lui-même. Ne serait-il pas en ce sens porteur, peut-être à son insu, d’ « une critique subjective de la subjectivité », d’ « une critique moderne de la modernité », suggère J.-L. Chrétien en conclusion ? Et l’on se voit reconduit au paradoxe initial : l’expansion maximale du monologue (comme forme autonome) coïncide avec la dissolution du moi.
17Peut-être faudrait-il revenir aux analyses décisives d’Anne Henry sur l’héritage schopenhauerien dans l’esthétique du roman (Schopenhauer et la création littéraire en Europe) pour bien saisir toute la portée de ce tournant, de ce moment (schopenhauerien ?) qui fait coïncider, comme J.-L. Chrétien a lui-même tenté de le faire si fortement, un changement esthétique et une modification de l’intériorité. Le triomphe de la subjectivité (le monde est ma représentation) est aussi sa défaite et sa dépossession, comme le rappelle avec une lucidité remarquable A. Henry, puisque l’individu est un faux pas, livré à l’anonymat du Vouloir-vivre qui le traverse, et puisque le sujet est le point aveugle de la conscience. De sorte que la primauté du perspectivisme coïncide, logiquement, avec la « préciosité » d’une auto-analyse impuissante et indéfiniment recommencée, et avec son retournement inattendu en « objectivisme », en extraversion perpétuelle (l’extraversion, la projection de soi sur les choses constituant la seule prise de conscience possible). Cette auto-annulation de la subjectivité dans le subjectivisme narratif est perceptible dans l’incohérence et l’expansion extrême du monologue intérieur autonome.
18À l’opposé, me semble-t-il, les romans du XIXe siècle (ceux de Stendhal, Balzac, Hugo) que Jean-Louis Chrétien analyse sont tous portés par la conviction essentielle que le sujet n’est vraiment original que s’il n’est pas originel (pour reprendre une formule de Robert Legros), s’il n’est pas à lui-même son propre fondement, s’il n’est pas le centre de lui-même ; s’il n’est pas englobant mais englobé, relié aux autres, à l’autre amoureux, au monde même. L’individualisme moderne, l’auto-affirmation narcissique s’y trouve certes mis en scène (à travers la figure de l’ambitieux, de l’arriviste ou à travers le triomphe inverse et inversé du conformisme), mais aussi combattus : ainsi de Balzac qui en déplore l’influence corrosive sur la société atomisée, mais aussi de Stendhal ou de Hugo qui, dans un passage peu cité des Misérables, assimile le nihilisme schopenhauerien au subjectivisme — sans même parler de Flaubert qui n’a cessé de tonner contre l’autolâtrie moderne dans sa double manifestation sociale et métaphysique. Qu’on songe au mot profond et profondément romantique de Baudelaire dans le Salon de 1846 : « l’individualisme a tué l’originalité ». De sorte qu’on ne saurait peut-être dater, du moins sans nuance, l’intrusion du subjectivisme dans le roman, des romantiques eux-mêmes. J’aurais tendance à dire, contre le cliché en vigueur, que le romantisme n’est pas réductible au subjectivisme. La conception qu’un Stendhal, un Balzac, un Hugo, un Flaubert se font de l’intimité est peut-être moins éloignée de celle, avant tout spirituelle, que J.-L. Chrétien donne en préambule que du subjectivisme moderne : elle ne saurait être confondue avec l’idée (postérieure) d’un sujet autocentré, auto-suffisant, foyer unique de la connaissance, et paradoxalement impuissant à se connaître, à se fonder et à se rejoindre lui-même ; dans sa superbe insularité, un roi découronné.